Uruguay : pas une sécheresse mais un saccage

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L’Uruguay a connu une grave « crise de l’eau » ces derniers mois. Eau « potable » devenue marron, salée, et donc en réalité non potable : les conséquences ont été importantes pour la population. La cause ? Le système productif capitaliste, la recherche du profit financier pour une minorité.


Nathaniel Clavijo est militant de la PIT-CNT et actif dans divers mouvements sociaux. Ses propos ont été recueillis par Nara Cladera, enseignante, est co secrétaire de la fédération des syndicats SUD Education et membre de la commission internationale de l’Union syndicale Solidaires. Elle participe à l’animation du Réseau syndical international de solidarité et de luttes.


Manifestation pour le droit à l’eau, mai 2023. [PIT-CNT]
Manifestation pour le droit à l’eau, mai 2023. [PIT-CNT]

La première question qui vient à l’esprit est : comment se fait-il qu’un pays avec autant de ressources hydriques, avec un réseau hydraulique spectaculaire se retrouve avec une telle crise de l’eau dans sa capitale et principale ville, Montevideo et ses alentours ? En premier lieu, le gouvernement a accusé la sécheresse. Effectivement, il y a eu une très forte sécheresse durant plusieurs mois, faute de pluie et avec une intense chaleur en été. Mais il y a un problème de fond, bien plus global, en lien avec le modèle de production imposé depuis plus de trois décennies pour satisfaire une politique forestière, agricole, au service du patronat et des actionnaires d’entreprises de cellulose ; ceci s’est traduit par la plantation, à très grande échelle, d’eucalyptus et la culture intensive du soja. L’Uruguay couvre environ 16 milliards d’hectares, dont 1,5 plantés d’eucalyptus, dédiés exclusivement à la production de la cellulose pour l’exportation en Europe. Trois usines de cellulose se sont installées, l’une sur la rivière Uruguay, l’autre sur le Rio de la Plata, face à l’Argentine, et une dernière au cœur du pays, sur le Rio Negro, à Paso de los Toros.

Chacune de ces usines consomme plusieurs millions de litres d’eau par jour, ce qui équivaut au double de la consommation quotidienne en eau de la population du pays. Voilà un premier problème ! Si les usines rejettent à la rivière l’eau une fois traitée, celle- ci est contaminée par les produits chimiques nécessaires à la fabrication de la cellulose. Par ailleurs, la plantation de ces arbres absorbe une grande quantité d’eau du sol qui dessèche les nappes souterraines ainsi que les ruisseaux et rivières et contamine l’eau. La culture du soja produit les mêmes effets. Pour ces deux raisons, des territoires entiers sont aujourd’hui à sec ; c’est le cas, notamment, du bassin de Santa Lucia qui alimente en eau Montevideo et ses alentours. La forte pression productiviste sur l’environnement provoque l’absence d’eau potable sur tout le territoire, depuis cette source de Santa Lucia jusqu’au Rio de la Plata, 248 km plus loin. A Minas, la ville plus proche de la source de Santa Lucia, l’eau qui coule du robinet est marron ; à Montevideo, dernière ville en aval, elle est salée.


Durant la grève de 48 heures appelée, en juillet 2023, par le syndicat de l’OSE, sept occupations de lieux de production ont été organisées simultanément : cinq à Montevideo, les deux autres à Las Piedras et Costa de Oro. [PIT-CNT]
Durant la grève de 48 heures appelée, en juillet 2023, par le syndicat de l’OSE, sept occupations de lieux de production ont été organisées simultanément : cinq à Montevideo, les deux autres à Las Piedras et Costa de Oro. [PIT-CNT]

Les niveaux de sodium ont doublés, ceux de chlorures sont bien supérieurs aux standards internationaux. Pour que l’eau soit potable la teneur en chlorures doit être inférieure à 200 mg par litre : ici, 400 mg ont été atteints. L’eau salée a provoqué d’innombrables diarrhées et autres infections ; même pour consommer la boisson nationale uruguayenne, le maté, il faut de l’eau minérale ! La population doit acheter de l’eau minérale pour la consommation et la cuisson des aliments. On imagine la situation, dans un pays où environ 300 000 personnes ont faim, faute de ressources pour une alimentation correcte. Je milite dans une olla popular, à la Teja, à l’ouest de Montevideo : tous les samedis, autour de 500 repas sont distribués : aujourd’hui, ces personnes doivent en plus acheter de l’eau ! Bien entendu, les enfants ne peuvent pas boire l’eau du robinet car les conséquences chez eux et elles sont très graves.

Face à cette situation, la population s’est mobilisée. Des assemblées de quartier sont apparues à Montevideo ; il y a été décidé l’organisation de rassemblements devant l’Assemblée nationale ou le siège du gouvernement. Mais ils n’ont rassemblé que quelques centaines de personnes, dans une ville de 1 300 000 habitant∙es. Au bout de trois semaines, le PIT-CNT a appelé à une mobilisation qui fut moyennement réussie. Enfin, le syndicat des travailleurs et travailleuses de l’entreprise publique de l’eau [1] appela à un rassemblement le jour où le gouvernement discutait avec des entreprises privées souhaitant récupérer ce « marché ». Cette journée fut un succès en termes de mobilisation. Le gouvernement a ensuite porté plainte contre le secrétaire du syndicat de l’eau, au prétexte qu’un fumigène avait été lancé à l’intérieur du bâtiment gouvernemental ; il s’agissait de criminaliser l’organisation syndicale opposée à la privatisation de l’eau et de freiner la mobilisation grandissante.

Le gouvernement, en pleine crise hydrique donc, a passé un marché avec quatre entreprises privées. Elles vont mettre en œuvre le projet Neptune : la construction d’un réservoir qui retiendrait l’eau du Rio de la Plata quelques jours par an. Pourquoi seulement quelques jours par an ? Parce que le Rio de la Plata a la particularité de recevoir de l’eau douce des fleuves Parana et Uruguay, mais également de l’eau de l’Océan ; par conséquent c’est une rivière d’eau salée par intermittence. L’état rémunérait grassement ces quatre entreprises privées pour l’alimentation de Montevideo en eau. Mais le problème ne serait pas forcément résolu puisque rien ne garantit l’absence de sel. La seule certitude est la manne financière pour ces grosses entreprises privées du BTP !

Les luttes sont venues des quartiers. Pendant quelques semaines des manifestations, des rassemblements, des libérations de péage et blocages de routes ont eu lieu. Des assemblées de quartiers, à Montevideo mais aussi en province, ont élaboré des propositions intéressantes. Mais le mouvement s’est un peu essoufflé. Il n’y a pas encore eu d’appel unitaire pour une mobilisation large, bien que ce problème touche l’ensemble de la population et ne se résout pas avec l’achat d’eau minérale. Le gouvernement a misé sur la pluie, qui a fini par tomber, désamorçant ainsi la contestation puisque l’eau potable coule à nouveau dans les robinets. Sauf que le problème n’est pas la pluie mais bien le modèle économique imposé depuis des décennies, avec la mise en place de ce système forestier de plantation d’eucalyptus et la culture du soja.

Il y a également un projet « d’hydrogène vert », exploité par des entreprises privées allemandes, afin d’exporter de l’énergie vers l’Europe. La forte pression sur les ressources hydrauliques de l’Uruguay a mené récemment à la première pénurie d’eau potable mais tout porte à croire que des épisodes similaires se reproduiront dans l’avenir au vue du degré de saccage de nos ressources. Lors de ce mouvement, le slogan était « no es sequia es saqueo [2] ». Au saccage de l’eau par l’ensemble du processus nécessaire aux usines de celluloses, ainsi que la culture du soja, va s’ajouter prochainement celui d’un Data center de Google.

Un plébiscite sur l’eau a eu lieu en 2004, lorsqu’un processus de privatisation de cette ressource avait été initié : 64 % de la population était favorable à ce que l‘eau reste un bien public géré par l’État. La consultation avait également validé que la gestion des bassins d’eau soit effectuée par une instance collégiale, réunissant État, organisation des salarié∙es et population. De fait, ce plébiscite n’a pas respecté par les gouvernements successifs puisque cette gestion collective n’a jamais été mise en œuvre. Aujourd’hui, à travers le projet Neptune, la privatisation est mise en marche. Avec la pâte à papier exportée vers l’Europe, l’eau de la population uruguayenne l’est également.

Tout cela provoque une brutale érosion des sols, des conséquences écologiques désastreuses comme partout sur la planète, avec des températures records, une augmentation des phénomènes extrêmes climatiques. Par exemple, après des pluies torrentielles au sud du Brésil de fortes chaleurs sont prévues. En Argentine, la rivière Parana était à sec. Il est clair que chez nous, dans le cône Sud, ce modèle productiviste capitaliste est la cause du dérèglement climatique. C’est un gros défi pour notre population car ce problème va persister. De nouveaux épisodes de sécheresse sont probables. Il est prévu d’augmenter d’un tiers le nombre d’hectares réservées à la production d’eucalyptus, pour répondre aux besoins des usines de cellulose : la terre va craquer, les problèmes vont continuer et s’aggraver. Il est urgent de prendre soin de l’ensemble des ruisseaux et rivières, de l’environnement d’une manière générale. Mais la seule solution, serait l’arrêt de ce système d’exploitation forestière et de production de soja : cela ne peut venir que d’un mouvement populaire puissant, remettant en cause le ciment de ce système néolibéral capitaliste dans son ensemble qui détruit la planète. L’épisode que nous venons de connaître est une expression concrète des désastres humains que cause le capitalisme.


Nathaniel Clavijo, propos recueillis par Nara Cladera


[1] Federación de Funcionarios de OSE, membre de la PIT-CNT. Obras Sanitarias del Estado est l’organisme d’Etat responsable de l’épuration de l’eau potable en Uruguay.

[2] « Ce n’est pas une sécheresse mais un saccage ».

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