Un grand projet inutile, le Lyon-Turin
Il y a quelques années déjà, en s’appuyant sur les travaux de son syndicat local (SUD-Rail Alpes), la fédération des syndicats SUD-Rail a dénoncé le projet inutile de construction d’une ligne ferroviaire à grande vitesse entre Lyon et Turin. Un projet, couteux, anti écologique et qui répond, avant tout, aux intérêts financiers des grandes multinationales des travaux publics. Pourquoi une fédération syndicale du secteur ferroviaire s’est-elle positionnée contre une nouvelle ligne de chemin de fer ?
Alors que nous sommes dans une période de digestion du confinement et que nous avons subi les désastres du système capitaliste durant cette crise sanitaire, il y a urgence à pousser le débat sur les transports. Il doit conditionner l’acceptation d’une nouvelle façon de se déplacer, donc de vivre, et devra être accompagné, inévitablement, d’un changement radical de la politique des transports.
Contrairement à un discours récurrent de la technocratie d’Etat, on ne dépense pas trop peu pour les infrastructures de transport. Une note fédérale SUD-Rail de 2003 expliquait que 535 milliards d’euros (valeur 2011) ont été dépensés de 1980 à 2011 en France, par l’Etat et les collectivités locales et 72 % de ces dépenses ont été effectuées pour le réseau routier (et 16 % pour le rail, dont moins d’un tiers pour les LGV). L’actuelle hégémonie routière (près de 85 % des trafics de voyageurs et de fret) n’est donc pas due au hasard mais à une politique pro routière constante et tenace de tous les gouvernements successifs depuis 1945. Il ne s’agit donc pas de dépenser plus, mais de dépenser autrement.
Avec le Lyon-Turin, les libéraux veulent faciliter toujours plus leur mondialisation, qui contribue à l’exploitation des populations. Ce projet inutile entre la France et l’Italie s’intègre dans le réseau transeuropéen de transport RTE-T, programme de développement des infrastructures de transport de l’Union européenne. Il affiche l’ambition de faciliter le développement des échanges, en particulier par l’interopérabilité complète des différents réseaux et de permettre ainsi la création d’un marché unique. Les premières orientations du programme ont été adoptées en 1996 et révisées à plusieurs reprises, notamment en 2001 et 2004. En avril 2004, une liste de trente projets prioritaires a été arrêtée. Ils représentent un investissement global de 225 milliards d’euros à l’horizon 2020.
Les promoteurs du Lyon-Turin présentent ce projet comme un maillon indispensable pour le développement de l’activité économique et un rééquilibrage entre les régions du nord et celles du sud de l’Europe. Cependant, ils oublient de rappeler que les échanges Nord/Sud en transit sont principalement générés à partir des ports du nord et du sud de l’Europe. La mondialisation a renforcé les ports ; Rotterdam, Anvers, Gênes, etc. sont dimensionnés pour la réception des containers maritimes « grand volume », en provenance de Chine … avec comme conséquence un trafic de transit représentant plus de la moitié des transports franchissant l’arc alpin depuis plusieurs années. Hormis le tunnel de Vintimille, cette tendance ne caractérise pas les deux autres tunnels français que sont le Mont-Blanc et le Fréjus, où la dominante est un trafic d’échanges entre la France et l’Italie. Comme le démontre sérieusement la Coordination des opposants au Lyon-Turin, les tunnels des Alpes françaises du nord ne répondent pas à la même logique d’échanges économiques que les tunnels suisses et autrichiens sur l’axe nord-sud. Les tunnels du Mont-Blanc et du Fréjus sont les deux seuls où le transport marchandises est lié à la production industrielle, avec des échanges classiques import/export entre régions voisines (Rhône-Alpes/Piémont).
SOCIALISATION DES PERTES, PRIVATISATION DES PROFITS
Avec le Lyon-Turin, les libéraux privatisent les profits et socialisent les pertes. Loin de n’être qu’un symbole, le ton est donné à Chambéry : les locaux de SPIE Batignolles, l’entreprise Lyon-Turin Ferroviaire (LTF) et SNCF cohabitent dans le même bâtiment. Dès 1993, la solution de financement via un Partenariat Privé Public (PPP) a été envisagée, dans le rapport Besson, à l’origine du projet Lyon-Turin ; c’est ainsi qu’il a été soumis, en 2003, à la décision de Jacques Chirac, alors Président de la république. En 2014, LTF confirme le choix du PPP. Tout le génie civil (90% du coût total) sera pris en charge par l’argent public. Le secteur privé est surtout intéressé par les travaux de construction, générateurs de bénéfices plus faciles, tout en ne prenant aucun risque dans la phase de construction ; phase durant laquelle il touche les subventions publiques pour la partie la plus sujette aux dérapages financiers (cas du génie civil pour le Lyon Turin). Quant à l’exploitation, le Partenariat Privé Public permet aux entreprises privées de « tirer les marrons du feu » en cas de succès commercial ou de se retirer sans souci en cas d’échec, comme cela fut fait, par exemple pour la ligne Perpignan-Figueras. Nous sommes opposés aux méthodes et aux buts de ces pseudo partenariats, qui ne satisfont que le principe capitaliste de base : spoliation des biens publics et toujours plus d’argent pour les actionnaires. A l’inverse du « développement durable », un Partenariat Public Privé consiste à transmettre une dépense à nos enfants et petits-enfants. En Grande-Bretagne et au Canada, on a mesuré que ces investissements coûtaient environ 20 % plus chers que les mêmes investissements financés en direct par l’Etat. Pour le rail, ils constituent un retour aux anciennes concessions privées d’avant la nationalisation de 1937, avec des coûts supplémentaires.
La ligne ferroviaire historique entre Ambérieu et Modane a une capacité suffisante, alors pourquoi dilapider l’argent public pour rien ? C’est un autre point que nous partageons avec la Coordination des opposants : la ligne ferroviaire actuelle n’est pas utilisée au maximum de ses capacités. Loin de là ! La ligne existante est capable d’éliminer un million de poids lourds par an, soit 75 % du trafic routier. En n’utilisant que 60 % des capacités de la ligne existante, il est possible d’atteindre l’objectif du livre blanc de l’Union européenne qui préconise 50% de part ferroviaire pour le transport de marchandises d’ici à 2050. Une nouvelle infrastructure ferroviaire n’est pas nécessaire si elle ne sert qu’à accroître les transports et les déplacements ; elle est utile si elle permet de transférer au rail, plus écologique, des trafics actuellement assurés par avions, voitures, camions.
C’est maintenant, et pas dans 20 ans, que nous devons mettre les camions sur les trains. Le nombre de camions atteint un niveau insupportable pour les populations des vallées de Maurienne et de l’Arve, directement impactées par la pollution de l’air. Que ce soit en Maurienne, lors de la chaine humaine organisée par le collectif Vivre et agir en Maurienne, en avril 2014 ou en Haute-Savoie, à l’occasion de diverses manifestations, l’exigence était la même : un report massif du transport routier vers le ferroviaire. Plus récemment, en 2017, la fédération des syndicats SUD-Rail et l’Union syndicale Solidaires ont organisé un rassemblement sur le site d’Ambérieu, afin d’impulser un projet de reconquête réunissant un maximum d’acteurs et actrices : citoyens et citoyennes, organisations syndicales, associations, élu·es politiques.
DURANT LA CRISE SANITAIRE, SUD-RAIL A CONTINUE A ENFONCER LE CLOU !
Un tract de la fédération des syndicats SUD-Rail, daté du 27 avril 2020, réaffirme que « le chemin de fer doit retrouver la part de trafic la plus élevée qui correspond à ses atouts environnementaux et cela ne passera que par la création d’un grand service public de transport ferroviaire et routier de marchandises. » Cette politique, qui est très loin du fameux Green Deals des capitalistes, sera fondée sur la complémentarité entre tous les modes de transport et devra garantir l’utilisation de chacun d’eux selon son efficacité sociale et environnementale. La SNCF doit se recentrer sur le ferroviaire, plutôt que de développer le transport routier via sa filiale GEODIS. Prenons les moyens d’organiser démocratiquement une efficace politique de préservation de l’environnement et de lutte contre le changement climatique, tout en tenant compte des conditions sociales des salarié·es du transport.
UN PLAN DE RELOCALISATION DE L’ÉCONOMIE
Le scandale de la pénurie des masques a montré au grand jour une réalité que nous dénonçons depuis longtemps : les transports de marchandises sont guidés par les intérêts des propriétaires du capital (dumping social, délocalisations, flux tendus, libre-échange/concurrence généralisés et obligatoires, etc.) et surtout pas par l’intérêt général des populations. Dans le cadre de notre volonté de transformation sociale, la fédération des syndicats SUD-Rail ne cesse de remettre en cause le culte énergivore et polluant de la vitesse, qui renforce cette mondialisation de l’économie et la paupérisation des salarié·es. Le futur service public ferroviaire et routier de fret doit s’inscrire dans une démarche volontariste de relocalisation progressive de l’économie et de reconquête des territoires par leurs habitant·es. Ce sont sur ces bases que nous imposerons une nouvelle politique des transports de marchandises !
DANS LES « JOURS D’APRES », IL EST CERTAIN QUE LE LYON-TURIN N’A PAS SA PLACE !
Nous le répétons, le développement à outrance des transports de marchandises sur de très longues distances est consubstantiel des délocalisations et de la recherche généralisée du moins-disant social et environnemental. Plus que jamais, nous remettons en cause le culte énergivore. Il faut en finir avec le bougisme touristique qu’on nous impose à grand renfort de transports low-cost qui s’affranchissent des contraintes sociales et environnementales au nom de la compétitivité. Pour les transports indispensables et surtout durant la transition, une priorité est de réorienter ceux-ci vers les modes moins polluants s’ils peuvent rendre le même service.
Nous défendons la relocalisation de l’économie le plus possible, car les transports de fret servent surtout aux capitalistes à délocaliser les productions vers les pays les moins disant en termes sociaux, fiscaux et environnementaux, et à économiser des frais de stockage par les méthodes du « juste-à-temps » et du « zéro stock ». Le transport ferroviaire n’est certes pas une panacée car, par exemple, rien ne remplacera le transport routier pour la desserte fine des territoires, notamment celle dite « du dernier kilomètre ». Une bonne politique de transport ne doit pas comporter d’hégémonie modale mais doit se fonder sur la complémentarité entre les modes de transport et garantir l’utilisation de chacun d’eux selon son efficacité sociale et environnementale.
Dans le cadre de notre opposition au projet inutile Lyon-Turin, mais surtout dans notre volonté de transformation sociale et écologique, nous remettons radicalement en cause l’idéologie selon laquelle le bien-être humain nécessite forcément plus de croissance, laquelle nécessite forcément plus de transports pour acheminer le flot continu de marchandises à consommer. Nous considérons comme une évidence qu’une croissance économique infinie est impossible dans un monde fini. Dans la perspective d’une économie au service des besoins sociaux et respectueuse de l’environnement, le transport à un rôle essentiel. Ancré dans une politique de l’aménagement du territoire répondant à cet objectif, cela passe par la nécessité réaffirmée et le développement d’un service public du transport de marchandises multimodal (fluvial/maritime, ferroviaire et routier).