Un fonctionnement innovant, inspiré d’autres pratiques
Lors des premières années de construction de ce qui deviendra l’Union syndicale Solidaires, la réflexion des militantes et militants a notamment porté sur les modalités de fonctionnement à mettre en œuvre. Comme l’écrit Annick Coupé en introduction au dossier « 25 ans » dans Expressions solidaires : « Nous avons vite vu que, au-delà de l’histoire tourmentée du syndicalisme en France, aucune structure n’était figée, que des questions communes étaient posées aux un·es et aux autres, et qu’aucune organisation n’avait de réponse à elle toute seule sur les enjeux du syndicalisme à la fin du XXe siècle. »
Militante dans le secteur sanitaire et social en Lorraine, à la CGT en 1971-1972, puis en région parisienne, à la CFDT de 1973 à 1988, Elisabeth Claude participe à la création du syndicat CRC Santé Sociaux (futur SUD Santé Sociaux). En 1991, elle entre à l’AFPA où elle milite à la CGT ; en 1999, elle est parmi les fondatrices et fondateurs de SUD FPA ; en 2010, comme 1000 autres salarié∙es, son contrat de travail est « transféré » à Pôle Emploi et elle milite alors à SUD Emploi. Aujourd’hui retraitée, elle est active au sein de la commission Femmes Solidaires et de l’Union interprofessionnelle Solidaires 93.
Nos expériences antérieures nous avaient montré les inconvénients et limites du fonctionnement d’autres confédérations.
Le centralisme démocratique, inscrit dans les statuts du Parti communiste, qu’on peut résumer par une phrase de Lénine, « liberté totale dans la discussion, unité totale dans l’action », et transposée à la CGT, était jugé trop autoritaire par les militant∙es post soixante huitard∙es de la CFDT. Sous couvert d’efficacité et d’unité, il entraînait un écrasement des opinions minoritaires. Il s’avérait être plus centraliste que démocratique ! Il avait pour conséquence un refus du partage des mandats lors des votes.
La pratique du droit de tendance à la Fédération de l’Éducation nationale (FEN 1946-1992) apparaissait comme une double structuration : d’une part, les syndicats (SNI, SNES, SNESup …) et d’autre part, les courants politiques (socialiste, trotskyste, communiste, libertaire). Les tendances bénéficiaient de tribunes dans les publications internes, d’une représentation dans les instances de l’organisation. Cela occasionnait des divisions internes, voire un risque de scission. Cela peut aussi sembler en contradiction avec la Charte d’Amiens. Comme l’écrit Thierry Renard en 2006, « la Charte d’Amiens pose comme principe une indépendance de classe, une capacité de la classe des opprimé∙es à avoir son propre projet émancipateur » [1]. Cette indépendance est souvent traitée sous l’angle quasi exclusif des rapports entre le syndicalisme et les partis politiques. Reconnaître que les adhérents et adhérentes des partis politiques peuvent se regrouper par affinités dans une organisation syndicale entre en contradiction avec le fait de se réclamer de la Charte d’Amiens.
À la CFDT, s’affrontaient d’une part, l’appareil confédéral et bureaucratique et les structures qui le soutenaient, et d’autre part, les structures dites en opposition. Il s’agissait de débats à propos des orientations politiques : sur les objectifs du syndicat (accompagnement des réformes ou transformation sociale ?), sur les moyens d’action (la grève est-elle obsolète ? unité d’action ou isolement ? place des non-syndiqués·ées dans les luttes ?), sur le fonctionnement (centralisme démocratique ou droit de tendance ? Relations majorité/minorité ?), sur le financement (prélèvement automatique obligatoire des cotisations ou cotisations volontaires ?)… Tous ces sujets faisaient l’objet de débats internes, d’amendements lors des congrès. Mais les débats se sont figés par l’instauration d’un affrontement permanent entre « la confédération » et « l’opposition » : pour résumer, trop souvent, « si tu étais d’accord avec moi sur un point, tu devais l’être sur tous les points ! ». À mon avis, cela a entraîné une réduction de l’intelligence et de la réflexion collectives, un rejet du débat par toutes les parties.
Au sein de la CFDT, deux points faisaient particulièrement débat :
la participation des non-syndiqués·es aux décisions en cas de grève et de négociations : pour les un∙es, ce sont uniquement les syndiqué∙es qui décident, pour les autres, la pratique d’assemblées générales réunissant syndiqué∙es· et non syndiqué∙es es était essentielle par souci de démocratie mais aussi de mobilisation réelle des personnes concernées.
Le partage des mandats en cas de vote (dans les congrès par exemple) : ce partage n’était utilisé que par les oppositionnels, qui prônaient le respect des opinions exprimées à la base en partageant le nombre de mandats entre les différentes prises de position en pour, contre ou abstention. Ce qui minorait le score des oppositionnels et majorait celui des tenants du non-partage, les voix de la structure étant toutes attribuées à la position majoritaire. Et ce qui figeait les positions…
Pour le Groupe des 10, comme l’explique Gérard Gourguechon dans Expressions solidaires n° 109, « la recherche du consensus oblige à d’autres rapports entre les organisations membres : quand il y a un désaccord, on ne s’en sort pas par un vote “minoritaires contre majoritaires”, mais il faut se convaincre réciproquement. Ceci oblige à plus d’écoute dans les deux sens. […] À l’usage, il apparaît aussi que la recherche du consensus peut donner l’impression de “perdre du temps”, le temps qui est mis à convaincre d’autres, ou qu’il faut pour que nous soyons convaincus par d’autres. Finalement, nous constatons que ce n’est pas du temps perdu, car, une fois que les échanges ont eu lieu, que les positions sont comprises, puis partagées, l’accord entre les organisations est plus solide, ce qui facilite ensuite de nouvelles convergences sur d’autres thèmes et sujets mis en débat. » L’intérêt de cette recherche d’un consensus est que les arguments sont plus nombreux, plus affinés et mieux compris, ce qui favorise leur appropriation par les militantes et militants. Un syndicat, une voix : « Ce fonctionnement “au consensus” entre les organisations membres du Groupe des dix, maintenant dans les statuts de l’Union syndicale Solidaires, a quelques conséquences sur le fonctionnement interne des structures membres. Celles-ci sont libres de définir leurs statuts mais, quand elles vont s’exprimer au sein de l’Union, elles ne disposeront chacune que d’une voix, et ce quelle que soit la taille de l’organisation membre (toujours avec l’idée que le syndicat de base doit être privilégié). Ne disposant que d’une voix, il faut donc que la structure membre débatte à l’interne pour parvenir elle aussi à une position admise par toutes et tous, ou, tout au moins, non rejetée ».
Riches de ces expériences et de ces analyses, les militantes et militants ont donc adopté des fonctionnements novateurs. C’est ce constat partagé qui les a conduits à accepter cette idée de la recherche du consensus par le débat d’idées pour remplacer l’affrontement finalement stérile qu’ils avaient vécu. Ils ont choisi de construire ensemble, plutôt que de chercher à savoir qui « gagne » contre les autres. Même si c’est parfois difficile, que les humains sont ainsi faits qu’ils préfèrent avoir raison que tort, cette recherche du consensus vise à dépasser les conflits et à mettre en œuvre concrètement le projet de transformation sociale porté par l’Union syndicale Solidaires. Comme il est écrit dans le cahier revendicatif publié en 2022 : « Notre conception de l’autogestion a comme principe la recherche du consensus, la démocratie directe, la prise de décision par les gens concernés, une gestion collective, égalitaire et démocratique. »
Les fondatrices et fondateurs des structures qui composent aujourd’hui l’Union syndicale Solidaires n’ont sans doute pas choisi la facilité mais iels peuvent être fiers·es d’avoir trouvé de nouvelles pistes, mettant leur fonctionnement en cohérence avec leurs valeurs. Iels espèrent que les nouvelles générations militantes poursuivront cette recherche et cet état d’esprit.
⬛ Élisabeth Gigant Claude
[1] Thierry Renard, « De la Charte d’Amiens », Les utopiques n°19, éditions Syllepse, printemps 2022.
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