Syndicalisme et politique
Au-delà des rappels à la référence française de l’indépendance syndicale et à la Charte d’Amiens, il s’agit de voir comment les enjeux de la politique et du syndicalisme se définissent et se croisent aujourd’hui. Cela fait régulièrement débat entre nos organisations syndicales et en leur sein même. C’est un regard que nous pouvons poser sur le contexte de nos luttes et du monde du travail tel qu’il évolue.
Retraitée d’Orange, militante de SUD PTT, Verveine Angeli a été membre du Secrétariat national de l’Union syndicale Solidaires de 2014 à 2020. Membre d’ATTAC-France, elle est aussi active au sein de la Fédération des associations de solidarité avec tou∙te∙s les immigré∙e∙s. L’article qui suit est paru dans le livre issu d’un colloque organisé par la FSU : Le syndicalisme au défi du XXIème siècle, collectif, Editions Syllepse, 2022.
Le terrain social largement politisé
Avec les politiques néolibérales, le terrain social est devenu l’enjeu permanent des interventions de l’État. De façon paradoxale, la multiplication des interventions publiques est le fait d’un État qui ne jure que par l’initiative privée, les déréglementations des services publics, la remise en cause du droit du travail, de la sécurité sociale, tous sujets à de vastes réformes qui occupent régulièrement le devant de la scène. Il s’agit de faire moins d’État et c’est un État autoritaire qui organise cette politique de façon peu démocratique : refus de négociation, utilisation des ordonnances…
Le syndicalisme est confronté à agir sur le terrain politique, situation renforcée avec la crise du Covid et les plans de relance. Une partie importante de l’activité syndicale est tournée vers l’État, y compris pour certains conflits locaux sur l’emploi en raison du blocage du patronat et des actionnaires. Si l’activité syndicale demeure avant tout une activité locale, de terrain, les mobilisations nationales interprofessionnelles sont marquées par ces éléments. Dans ce contexte, les partis politiques sont régulièrement amenés à intervenir sur le terrain social, logiquement parce qu’il s’agit de politiques publiques et de débats parlementaires, mais en empiétant parfois largement sur le terrain syndical en matière d’initiative comme de contenu. De leur côté, les organisations syndicales sont sensibles à la nécessité de montrer que leur combat est majoritaire dans le pays, un moyen de contrer les offensives gouvernementales et les positionnements parlementaires, totalement en phase, en particulier depuis l’alignement des mandats législatifs et présidentiels. Ainsi, avec les grèves, les manifestations massives dans la durée, les sondages d’opinions sont déterminants pour montrer le soutien aux mouvements et donner du poids à ceux-ci. La dernière mobilisation sur les retraites de 2019-2020 est caractéristique de cette situation : mouvements et grèves catégoriels, journées de grèves et de manifestations interprofessionnelles, présence des retraité·es, des associations, féministes en particulier… et une opinion très favorable aux grévistes. Chacun dans ce contexte a une place : syndicats au sommet comme à la base et dans les secteurs, partis, mais aussi associations, réseaux…
Des temporalités différentes
Il pourrait résulter de ces constats la nécessité d’une alliance durable ou, dans des moments importants, entre partis, syndicats et plus largement mouvements sociaux. Cette idée est portée régulièrement et d’autant plus fortement dans un contexte où l’extrême droite tente de surfer sur le mécontentement populaire et où ses idées progressent dans de larges sphères de la société. Mais syndicats et partis portent des projets différents et aussi, agissent dans des temporalités différentes.
Les partis agissent avec des échéances spécifiques : calendriers parlementaires (même s’ils ont souvent peu d’espoir d’infléchir le fond) ou encore échéances électorales. Cela dessine des contenus, des compromis possibles ou non, des alliances… Ce rythme, ces alliances, même si les organisations syndicales connaissent les échéances du débat politique institutionnel, ne sont pas ce qui guide leur action au sens strict et encore moins en France où les mouvements sociaux ont toujours eu un caractère semi-spontané. A titre d’exemple : la victoire sur le CPE acquise en 2006 par les jeunes soutenus par les organisations syndicales unies, mais après les échéances parlementaires ; Ou le dernier mouvement sur les retraites, lancé par une intersyndicale dans la RATP puis à la SNCF, sans que cela ait été prévisible quelques mois auparavant et qui bouscule là aussi les échéances parlementaires. Ce temps spécifique de la lutte sociale, différent des enjeux parlementaires, ne créée pas systématiquement des tensions entre les différents acteurs partageant des objectifs communs, mais cela peut amener à envisager la lutte de façon différente. La question n’est donc pas tant de savoir si tel ou tel acteur politique ou social est légitime à s’exprimer sur un sujet, mais de savoir qui donne le la dans la mobilisation en cours ou à venir. Cette question, dès qu’on construit des solidarités, des alliances, devient particulièrement cruciale.
Le politique c’est aussi le pouvoir
Dans le contexte d’échéances électorales en préparation, il y a le risque de l’attentisme, l’idée possiblement démobilisatrice que « le changement politique va régler les problèmes ». Et il y a des vécus de ces échecs cuisants parce que l’expérience du lien avec le politique est aussi celle du lien avec le pouvoir, allant des compromis aux compromissions et aux attentes déçues. Au-delà du programme commun de la gauche et de son application avec Mitterrand au pouvoir, qui a abouti au tournant néolibéral de la social-démocratie, il y a plus près de nous l’expérience de la Grèce face à la politique destructrice de l’Union européenne après la crise financière de 2008. Confrontées aux politiques d’austérité drastiques imposées aux travailleur·euses, retraité·es, chômeur·euses, aux jeunes en Grèce… les mobilisations, grèves, occupations des places avaient été extrêmement massives en 2011. Misant tout sur la victoire de Syriza, le mouvement syndical progressiste, historiquement lié dans ses différentes fractions aux partis politiques, s’est mis de plus en plus en retrait au fur et à mesure du rapprochement des échéances électorales. Pourtant, l’enjeu aurait été d’accumuler des forces, avant et après les échéances électorales, pour des combats qui ne se gagnent pas nécessairement sur un coup. La question ainsi n’est pas de savoir s’il y a des prérogatives syndicales de contenu mais bien si les travailleur·euses ont une puissance d’agir. Cette question donne la légitimité au combat syndical, elle peut aussi le disqualifier.
L’action pour l’émancipation
Ainsi, si l’association entre forces d’origines diverses est utile pour l’efficacité, c’est aussi si chacun y joue son rôle et aux syndicats de ne jamais abandonner leurs moyens. Le mouvement syndical a ses revendications propres, il peut les partager, ainsi que son programme. Mais il a aussi des capacités d’action, de résistance. Perdre sa force de frappe ou la subordonner, c’est porter atteinte aux possibilités de l’émancipation. Cette émancipation se construit dans la lutte, l’action collective, autonome. Celle-ci fait de ceux et celles qui luttent des forces conscientes de porter la transformation sociale, de donner corps aux contenus programmatiques. Elle transforme les rapports sociaux.
Cette émancipation, c’est aussi pouvoir gérer la production, envisager d’autogérer la société de demain sans remettre à un État, fut-il progressiste, ce rôle-là. Et, en ce sens, les expériences grecques d’autogestion et d’auto-organisation ont été des éléments décisifs de la mobilisation populaire pendant la période 2011-2015.
Des syndicats présents sur les enjeux de société
Mais l’analyse doit se complexifier. Les enjeux sociétaux sur lesquels les syndicats s’expriment aujourd’hui vont bien au-delà du seul monde du travail. Et le monde du travail lui-même se complexifie, intégrant de nouvelles catégories : travailleur·es auto-entrepreneur·euses, étudiant·es salarié·es, formes nouvelles de précariat. L’analyse des dominations, la reconnaissance de plus en plus partagée de leur rôle structurant dans le monde du travail, impliquent d’autres prise en compte et d’autres alliances. Le syndicalisme élargit ainsi son domaine d’intérêt dans plusieurs directions.
Il en est ainsi des cadres de travail et d’alliance sur l’écologie, le travail commun sur les droits des femmes, contre l’extrême droite, l’antiracisme… Les cadres formalisés avec des associations sont une volonté d’apparaître sur des enjeux politiques, et d’amener l’activité syndicale à les prendre en compte. Ces sujets de débats et d’actions sont éminemment politiques. Au-delà de l’activité syndicale elle-même, c’est une des manifestations de la volonté de transformation sociale qui s’y exprime. Le succès que constitue le cadre de travail Plus jamais ça est un signe encourageant pour l’avenir. C’est un terrain sur lequel les partis politiques sont aussi des acteurs mais, là aussi, s’il est possible d’envisager des moments de confrontation et de travail commun, les rythmes seront différents car il s’agit d’abord pour les syndicats d’engager des changements en profondeur dans leurs organisations et au sein du monde du travail.
Une alliance syndicats – partis ne résout pas tout
Lors de l’initiative de la « marée populaire » contre la politique de Macron, en 2018, à laquelle des partis et syndicats progressistes ont participé, plusieurs difficultés sont apparues. La première était l’objet de cette manifestation : rendre visible un bloc de rejet de la politique gouvernementale d’un point de vue global est une opération risquée. Il est vite fait d’apparaître trop faible pour être crédible, et faire participer des syndicats qui ont une vocation majoritaire dans leur milieu à une expression nettement minoritaire peut être contre-productif. Comment une telle opération, même s’il s’agit d’une « belle manif », renforce-t-elle un bloc qui souhaite être majoritaire dans le pays pour contrer les politiques gouvernementales, ou encore l’unité syndicale ? Le deuxième problème, c’est que l’alliance ainsi créée a été contestée d’emblée par des forces militantes se réclamant des quartiers populaires et de l’antiracisme qui ont décidé de prendre la tête de la manifestation, montrant ainsi qu’il ne suffit pas d’être unis, partis, syndicats et mouvements sociaux, pour être légitimes dans un camp progressiste. Une manière d’agir pas si différente des « cortèges de tête » des manifestations syndicales. La critique sous-jacente là visait précisément le contenu d‘une telle marée et ceux et celles qui prétendaient la mener.
Une crise de représentation du syndicalisme et du politique aussi
Se revendiquer d’un syndicalisme de transformation sociale conduit à des interventions et des modes d’actions divers et des cadres d’alliances dont il faut interroger l’efficacité et la pertinence à chaque fois. Mais faire de la politique, pour le syndicalisme, c’est aussi interroger ce qui est le cœur de l’enjeu politique, c’est-à-dire la représentation. Cette question est largement présente dans la crise que connaît le syndicalisme, encore renforcée par les réformes de la représentativité et des instances représentatives du personnel. Discuter et promouvoir la transformation sociale, c’est aussi adresser l’ensemble des enjeux démocratiques tels qu’ils sont posés aujourd’hui, souvent par des mouvements non traditionnels et ce, parfois de manière contradictoire.
La démocratie au cœur des enjeux de transformation sociale
Ainsi les indigné·es, particulièrement lors des mobilisations dans l’État espagnol, ont fait de l’engagement individuel permanent et du consensus un élément clé de leur revendication de « démocratie réelle », y compris par des propositions institutionnelles. Les Gilets jaunes ont réclamé le RIC, Référendum d’initiative citoyenne, et fait du consensus un moyen de décision démocratique qui en a d’ailleurs éloigné l’extrême droite, mais aussi tous les sujets tenant au racisme et à l’immigration. On pourrait ajouter les propositions qui circulent ou qui sont partiellement mises en œuvre (et immédiatement détournées lors de la convention citoyenne sur le climat) de tirage au sort, de participation citoyenne à l’écriture de constitutions… Les récentes élections au Chili montrent l’importance de tels sujets avec la possibilité d’écriture de la nouvelle constitution par des personnes issues très largement de la société civile et de ses manifestations.
S’agissant du consensus, les revendications des mouvements féministes, antiracistes, ne vont pas tout à fait dans ce sens. Faire prendre en compte les revendications spécifiques nécessite une prise de conscience au moins partielle dans un mouvement, des confrontations… une partie des débats autour de la parole et de l’organisation des premier·ères concerné·es renvoie à ces enjeux. Ainsi la campagne Plus jamais ça est épinglée pour ses limites, ayant construit des consensus ne posant pas la totalité des enjeux de lutte contre les discriminations. Lier débats, nouvelles pratiques démocratiques et nécessité d’alliances larges des mouvements est, en conséquence, aussi un enjeu décisif, chose comprise par le Comité Adama quand il a appelé à rejoindre les mobilisations des Gilets jaunes. L’action a été, là, plus importante que l’organisation de n’importe quel débat.
Ces questions démocratiques sont aujourd’hui assez peu discutées dans les organisations syndicales. Elles le sont évidemment face aux attaques gouvernementales qui concernent le droit syndical, la représentation et les droits des salarié·es dans l’entreprise. Mais la division syndicale, le caractère très organisé, très structuré des syndicats, le peu d’interrogation récente sur le rapport entre démocratie ouvrière et démocratie syndicale, la perception d’un droit de préemption syndical sur le terrain social, les retards sur la compréhension des dominations multiples dans nos sociétés et dans le monde du travail font que ces enjeux sont peu travaillés. Du côté des partis, là aussi, le jeu institutionnel prime même pour ceux qui affichent une orientation extra parlementaire et il y a peu de tentatives d’en sortir. Pour avancer dans le sens de la transformation sociale, il faudra sans doute, plus de pratiques, plus d’expériences, plus de réflexions communes et la volonté d’intégrer de façon très large tous ceux et celles qui luttent.
Verveine Angeli