Sur la voie (ferrée) de l’autogestion

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Le mouvement syndical français a déjà travaillé sur la question. Certes, dans la durée, ce ne fut pas un axe majeur des activités des fédérations syndicales de cheminots. Ce ne fut d’ailleurs le travail que d’une seule fédération, la CFDT ; et l’essentiel des réflexions se concentrèrent au début des années 19701.

A travers plusieurs textes de congrès, SUD-Rail se réclame du courant autogestionnaire et a esquissé quelques pistes en ce sens (rôle des collectifs de travail, de la hiérarchie, des usagers, …) qui méritent d’être creusées. Parmi les autres fédérations, plusieurs ont construit des projets autour de la notion de service public ferroviaire ; ils n’intègrent aucune dimension autogestionnaire.

En 1973, la fédération CFDT des cheminots met les choses au clair2 :

« Qu’est-ce que l’autogestion ?

  • Sur un plan général, c’est la gestion par les intéressés eux-mêmes des structures sociales, économiques et politiques dans lesquelles ils sont insérés et agissent : quartiers, communes, régions, universités, entreprises.
  • Au niveau de l’entreprise, c’est l’instauration d’un type de rapports sociaux égalitaire, où chaque travailleur se sent concerné par l’activité de l’ensemble et retrouve, par sa libre insertion dans la collectivité, la maîtrise sur la nature, la destination, l’organisation de son travail.

Pour dire les choses plus simplement, c’est le fait, pour les travailleurs de s’administrer eux-mêmes, de se diriger eux-mêmes.

L’autogestion caractérise une situation

  • où tous les travailleurs ont acquis un égal pouvoir dans la détermination de l’activité de l’entreprise et dans l’organisation du travail, permettant à chacun d’assurer sa part de responsabilité.
  • où la mise en place de nouvelles structures de décision et de gestion dans l’entreprise permet aux travailleurs de participer réellement à l’orientation et aux buts de celle-ci.

L’autogestion est donc un changement radical de la situation des travailleurs. Ils deviennent collectivement leur propre employeur. La suppression du salariat (rapport social de subordination du salarié à son employeur) ne signifiant évidemment pas la fin de la rémunération du travail […]

L’autogestion, pilier essentiel du socialisme démocratique

  • Si le socialisme démocratique repose sur trois piliers indissociables : autogestion, planification démocratique, propriété sociale des moyens de production et d’échanges ;
  • Si nous sommes tous convaincus qu’il ne peut y avoir autogestion sans, au préalable, expropriation des moyens de production et d’échanges et que l’autogestion a besoin de la planification pour assurer une utilisation rationnelle et une répartition équitable des fruits du travail ;

Nous sommes certains aussi, que l’appropriation sociale et la planification ne sont pas suffisantes pour changer fondamentalement la situation de dépendance des travailleurs. Renault, EDF, SNCF, … autant d’exemples qui le prouvent. La règle de la rentabilité a succédé à la loi du profit, mais est-ce cela, l’idée qu’on se fait du rôle des nationalisations ? Les dirigeants actuellement en place ne sont là que pour faire une gestion conforme aux intérêts et aux règles du système capitaliste.

Les expériences des Pays de l’est sont aussi significatives. On peut passer d’un système de capitalisme privé ou d’Etat à un socialisme d’Etat, tout en laissant les travailleurs en situation de subordination et d’aliénation. Nous n’avons que faire d’un socialisme sans autogestion, car il est démontré que, seule, une société décentralisée peut s’opposer aux systèmes étatiques, dont la preuve est faite qu’ils ne peuvent aboutir qu’à un totalitarisme politique et à la disparition de libertés fondamentales.

Ecarter les fausses pistes

Certains modèles de “ participation de travailleurs à la gestion ”, nous apparaissent illusoires :

  • […] Le partage sous forme “ d’intéressement ” de quelques miettes, qui n’empêche pas que les pouvoirs restent inchangés, entre les mains du gouvernement et du patronat.
  • La cogestion, c’est-à-dire la gestion paritaire, parce qu’elle offre l’illusion d’un pouvoir partagé, alors qu’elle laisse intact le droit de propriété privée des moyens de production et d’échanges et qu’elle conduit à l’intégration du syndicalisme, en l’associant aux buts de la société capitaliste et le transforme en bureaucratie.
  • La “ gestion démocratique ” des entreprises nationalisées préconisée par le PCF et la CGT à cause […] de son silence sur les brûlantes questions de l’autorité et des pouvoirs ; du rôle capital donné à l’appareil central ; de la place et du rôle du personnel ou des organisations de gestion, qui n’ont aucun pouvoir réel.
  • Autre fausse piste : le management, qui suppose d’abord l’acceptation d’un système de référence et, de ce fait, conduit les hommes à s’y intégrer. Il contribue à en mieux assurer le pouvoir et à consolider les structures existantes […]

Partir de l’entreprise…

Une réflexion syndicale sur l’autogestion doit prendre son point de départ dans l’entreprise, parce que celle-ci est à la fois le lieu premier de l’assujettissement du travailleur, le lieu premier de sa prise de conscience et de son action collective, le terrain privilégié à partir duquel le mouvement syndical mène l lutte contre le capitalisme.

Sans vouloir régler les détail…

Il n’est ni souhaitable ni possible de bâtir dans le détail un modèle théorique de ce que pourrait être l’autogestion dans un pays industrialisé, c’est-à-dire un pays où existent de plus en plus de grandes entreprises, comptant de multiple établissements dont la fonction de production apparait de plus en plus seconde, par rapport aux fonctions de recherche, de commercialisation et d’organisation interne.

Mais sans tenir aux grandes lignes

Notre propos est plus modeste ; il consiste à fixer les grandes lignes de ce que pourrait être une répartition des fonctions entre les différentes formes d’organisation collective des travailleurs, dans un système d’autogestion et à indiquer, au seul plan de l’entreprise, une démarche susceptible de faire progresser la démocratisation dans la perspective ainsi fixée. »

Le document évoque ensuite différentes mesures concrètes que suppose ce passage à l’autogestion : rôle de l’entreprise, rôle des travailleurs, pouvoir des travailleurs, rôle du syndicat, rôle et composition des organismes de gestion, rôle et attributions des « gouvernants » … Bien entendu, tout ceci est daté, part de ce qu’était la SNCF en 1973, et ne saurait être repris intégralement aujourd’hui. Mais c’est une source fort utile pour se remettre à l’ouvrage.

Le rapport d’orientation, qui comprend notamment le texte complet « Quelle autogestion à la SNCF ? », est approuvé par seulement 66% des mandats3. Signe des évolutions incessantes de la lutte des classes, et donc du rapport aux choses qui se modifie selon le contexte, une partie des syndicats et des militant.es développent une critique « de gauche » de ces positions ; bien sûr, cela ne porte pas uniquement sur la manière d’appréhender l’autogestion, mais plusieurs d’entre eux pointent des faiblesses qui permettront dans les années postérieures un ralliement à l’Union des forces populaires, où l’autogestion passe assez largement à la trappe.

On l’a dit, depuis sa création, en 1996, la fédération SUD-Rail se réclame du courant autogestionnaire. En témoigne cet extrait de résolution adoptée lors du congrès fédéral de 2002 : « A la fois comme moyen de lutte mais aussi comme principe d’organisation de la société, nous défendons l’autogestion pour les travailleurs et les citoyens. Si nous portons celle-ci dans les luttes, notamment à travers notre attachement pour des AG décisionnaires, il faut reconnaître que nous ne travaillons pas assez à sa popularisation sur le plan sociétal, en tant que gestion démocratique des entreprises et de la société. Pourtant, aussi bien le contexte de « crise » entraînant fermeture d’entreprises et/ou délocalisations, que la faiblesse des politiques publiques à défendre l’intérêt général plutôt que de cautionner la logique de privatisation, donne du poids aux revendications autogestionnaires. C’est ce qu’atteste le positionnement passé ou récent de plusieurs collectifs de luttes chez Danone, Seafrance, Fralib… voulant prendre leurs affaires en mains. Si nous ne voulons pas que l’autogestion reste un concept pour spécialistes ou une simple utopie, nous devons avancer sur notre projet de société, pour que notre syndicalisme marche sur “ ses deux jambes ”. » Pour autant, il y a nécessité d’approfondir certaines revendications. Ainsi, concernant le droit des usager.es à décider : « L’association des usagers aux décisions de l’entreprise publique par le biais d’un représentant au Conseil d’administration ou par la mise en place de comité de ligne n’est qu’un leurre. Au CA le représentant des usagers est désigné par le gouvernement et les comités de ligne ne sont que consultatifs. SUD-Rail est favorable à un saut qualitatif dans le contrôle par les usagers de l’entreprise publique de service public qu’est la SNCF. Par :

  • une représentation égale au CA des usager.es, des salarié.es et de l’état,
  • la reconnaissance de toutes les associations d’usager.es des transports en fonction des critères du nombre d’adhérents, d’autonomie financière et d’indépendance politique ;
  • la mise en œuvre de scrutins pour élire les représentants d’usager.es, l’attribution de moyens permettant aux usager.es/ citoyen.nes d’assurer leur mandat ;
  • la mise en place, au niveau régional, d’une instance (SNCF, élu.es, usager.es, syndicats) qui donne son avis, avec droit de veto, sur le schéma de transport express régional proposé par la SNCF et le conseil régional. »

Si la proposition est innovante au regard de la situation existante, elle se situe dans un cadre où demeure, en termes de représentation et décision, une entité dénommée SNCF qui renvoie manifestement à la direction de l’entreprise ; c’est quelque peu contradictoire avec un processus autogestionnaire. Bien sûr, il peut y avoir des revendications immédiates et un projet à plus long terme. Mais il y a nécessité à articuler les deux. C’est sur ce point que le travail doit se prolonger.

Repenser l’autogestion du système ferroviaire

Depuis 1973, beaucoup de choses ont évolué dans le monde ferroviaire : les lignes à grande vitesse n’existaient pas ; l’informatique quasiment pas ; la réservation n’était pas intégrée à l’achat du titre de transport qui, sauf exception pour de petits parcours, n’était délivré qu’aux guichets ; la Droite et la Gauche n’avaient pas encore inventé le découpage entre ce qu’on nomme désormais Réseau et Mobilités, qui aboutit notamment à ce que des cheminots et cheminotes travaillant au même endroit et dans le même but ont pour consigne de ne pas se parler ; Le trafic fret annuel de la SNCF représentait 69,26 milliards de tonnes/kilomètres4 : il y avait 283 280 agents SNCF5 ; les Régions n’avaient pas la responsabilité du plan de transport de leur territoire ; la hiérarchie défendait une discipline de type militaire, là où maintenant elle impose une discipline managériale. Le recours à la sous-traitance a explosé, la direction s’est acharnée à casser les métiers de cheminot.es pour coller à l’éclatement du chemin de fer unifié en activités commerciales concurrentes. Nous pourrions allonger la liste très longuement.

C’est donc à partir de la réalité d’aujourd’hui qu’il nous faut réfléchir sur l’autogestion possible demain. Sans pour autant ignorer ce qu’il peut être utile de reprendre de pratiques antérieures. Et surtout, en n’hésitant pas à innover, à inventer. L’essentiel étant que ceci se fasse, avec l’ensemble des personnes concernées, pas en petit comité de « spécialistes ». Des travaux initiaux sont nécessaires ; ils ne seront utiles que s’ils sont ensuite collectivisés, utilisés, débattus, contestés, améliorés…

Mais qui est « l’ensemble des personnes concernées » ? A l’évidence, en font partie toutes celles et tous ceux qui concourent au fonctionnement des chemins de fer. Pas question d’en rester aux divisions que les patrons ont amplifié au fil des années. L’autogestion ne saurait exister sans considérer à égalité tous les cheminotes et cheminots, indépendamment de leur statut actuel6, qui devra être le même pour tous et toutes. A égalité, cela englobe la question de la rémunération du travail effectué, qui ne peut être passée sous silence7… Donner plus d’autonomie à ce qui resterait des directions locales, sans les remettre en cause en tant que telles, ce n’est pas l’autogestion. Pas plus donner plus d’autonomie aux travailleurs et travailleuses, sans le pouvoir de décision.

C’est bien à celles et ceux qui font le chemin de fer de décider de l’organisation du travail à mettre en œuvre pour le faire fonctionner. Celles et ceux qui font sont celles et ceux qui décident ; voilà qui est assez simple, même si la mise en musique peut l’être un peu moins : à quel niveau, les collectifs décisionnels doivent-ils se mettre en place ? Sans aucun doute, au plus près du terrain, pour permettre que chacun et chacune s’y sente en confiance et prenne toute sa place. Mais alors, comment coordonner ce qui se discutera et décidera dans tel atelier de maintenance avec ce qui se passera chez les aiguilleurs ou les agents de conduite ? Et l’interrogation se prolonge au niveau du site ferroviaire dans son ensemble, du bassin géographique, de la région, du réseau ferroviaire national (et international…). Faut-il organiser des délégations mandatées par chaque collectif ? Délégation ? Emanation ? Le mandat impératif est-il possible en toutes circonstances, au risque de bloquer certaines prises de décision pourtant urgentes ? Comment contrôle-t-on les personnes déléguées ? Toute ressemblance avec les débats au sein des Gilets jaunes ne serait pas fortuite du tout !

L’organisation du travail ne peut se concevoir sans parler de la structure de l’entreprise. Un système ferroviaire autogéré, parce que sa raison d’être sera son utilité publique, devra inévitablement être unifié ; le fonctionnement en « tube » distinct les uns des autres (le fret, les gares, la maintenance, les TGV, les TER, etc.) est une aberration.

La complémentarité, l’entraide doivent être des principes de base des organisations autogérées. La rotation des tâches sera recherchée ; mais elle aura des limites : on ne conduit pas un train, ni ne répare des caténaires, sans une formation assez longue. De même, il subsistera une notion de commandement dans l’exercice de certaines activités : ainsi, ce n’est pas chaque aiguilleur qui décidera que tel train ira sur une telle voie ; il faudra appliquer les consignes, les « ordres ». Mais puisque l’ensemble des fonctions concourent au fonctionnement du service public ferroviaire, il n’y a pas lieu de maintenir de hiérarchie, notamment salariale.

Les cheminots et les cheminotes sont bien entendu les mieux placé.es pour construire des plans de transport ; c’est-à-dire jongler entre les multiples parcours de trains, dessertes fret ou voyageurs, les travaux sur les voies, les vitesses qui varient selon les lignes et le matériel roulant, la capacité de chaque gare à recevoir des trains, etc. Mais est-ce à dire que c’est au seul personnel des chemins de fer de décider des horaires de trains, des correspondances, du nombre de trains chaque jour pour telle ou telle ligne, etc. ?

Assurément non ! Les usagers des chemins de fer doivent pouvoir en décider aussi ; car c’est pour elles et pour eux que le service ferroviaire est effectué. Plus largement, la population est concernée, car l’existence ou non de trains à un endroit et une heure donnés interagit avec d’autres pans de l’activité économique, sociale, culturelle, de la collectivité. De même, l’intérêt général doit être pris en compte pour déterminer le plan de transport des trains de marchandises dans une logique de complémentarité avec les autres modes. Se pose donc la question de collectifs décisionnels dans l’entreprise mais aussi dans les localités.

Mais ça se peut ?

Oui ? et il y a même des exemples. Un des plus accomplis est celui de la collectivisation des chemins de fer catalans, lors de la Révolution espagnole.

En Catalogne, dès le 21 juillet 1936, la plupart des gares et autres sites ferroviaires étaient sous contrôle des travailleurs et travailleuses ; préservés ou repris aux forces fascistes. Très rapidement, le travail repris dans ce secteur vital pour la révolution, compte tenu de la guerre menée par Franco et ses troupes. Mais il n’était pas question d’en laisser la direction aux anciens dirigeants.

Dès le 25 juillet, CNT et UGT annonçaient la collectivisation des transports, les travailleurs et travailleuses prenaient le contrôle, notamment, de la Compagnie générale des chemins de fer de Catalogne. Et deux jours plus tard, la Generalitat8 ne pouvait qu’en prendre acte en publiant un décret « légalisant » cette saisie :

« […] le 28 juillet 1936, la Fédération de l’industrie ferroviaire, adhérente à la Confédération nationale du travail, et le Syndicat national ferroviaire, adhérent à l’Union générale des travailleurs, s’étant saisi de tout le matériel constituant l’exploitation de la Compagnie générale des chemins de fer de Catalogne, lignes de […], ayant pris en charge également tous les services correspondant aux mêmes, tant en la partie technique qu’en la partie commerciale et administrative, le portent à la connaissance de la Généralité de Catalogne, laquelle, après cette notification n’a rien à objecter et accepte le fait de la saisie […]

Les travailleurs et travailleuses, avec leurs syndicats, commencent par l’action directe en procédant à la réquisition et en prenant le contrôle. Ensuite, CNT et UGT « portent à la connaissance » des autorités en place, qui n’ont « rien à objecter et accepte[nt] ».

C’est ce qu’on appelle une période révolutionnaire… Plus loin, le décret précise : « la Généralité de Catalogne reconnait aux organisations syndicales susmentionnées le droit d’organiser tous les services techniques, industriels et bureaucratiques, sous la forme la plus convenable, en vue du meilleur rendement de l’exploitation […] ». Ce décret précède assez largement celui de collectivisation de l’économie catalane, pris le 24 octobre.

Autre illustration de la démarche, à travers le récit de José Peirats9 : « le 21 juillet, les travailleurs ferroviaires saisirent les lignes Madrid-Zaragoza-Alicante et Nord10. On constitua des comités révolutionnaires et on procéda à la défense des gares, avec des miliciens armés de fusils et de mitrailleuses […]

La première tâche fut de constituer les comités révolutionnaires de gare, qui communiquèrent à toutes les gares de la région la consigne de saisie, défense et administration des réseaux ferroviaires. Le comité révolutionnaire de gare fut formé par six membres, trois pour chaque centrale syndicale et deux en représentation du syndicat ferroviaire respectif.

Ces comités assumaient la responsabilité d’organiser le travail et d’administrer l’entreprise. Comme mesure d’épuration, on a demandé à tous les chefs de service de ne pas se présenter au travail jusqu’à nouvel ordre. On forma les comités de service suivants : comité d’atelier, dépôt et traction, personnel de trains, voies et travaux, exploitation et mécaniciens. Ces comités tenaient des réunions quotidiennes, sur la base d’un délégué par comité et un autre du comité révolutionnaire de la gare. » Le comité révolutionnaire de gare est donc constitué de représentants des syndicats de cheminots d’une part, des confédérations d’autre part : cheminot.es, usagers, population…

Peu connus, d’autres exemples existent. Ainsi, durant « le printemps des conseils ouvriers italiens11 » : « Dans de nombreux endroits, là où les conseils naissent, ils prennent en main la gestion des entreprises qui, pour certaines d’entre elles, se coor­donnent.

Des cheminots, par exemple, transportent les marchandises entre les entreprises pour permettre la continuité de la production sous gestion ouvrière. Les 6 et 7 septembre ce sont 35 wagons de matières premières qui sont livrés aux nouveaux gérants ouvriers des usines Fiat […] ». « À Rome, les conducteurs de tramways envoient quatre voitures à un atelier occupé pour être réparées. Les ouvriers de cet atelier reçoivent en retour des cheminots des coussins de train de première classe pour “passer de meilleures nuits”. »

Aux Etats-Unis : « La grande grève des chemins de fer de 1877 donne un nouvel élan aux idées coopératives. Durant ce très violent conflit qui engage des dizaines de milliers de cheminots, les grévistes de Pittsburg prennent le contrôle de la ville pendant cinq jours. Au centre du conflit, les Knights of Labor (Chevaliers du travail) jouent un rôle décisif. Le conflit transformera l’organisation atypique que sont les Chevaliers du travail : comptant dans ses rangs 50 000 femmes, les Chevaliers sont également l’une des premières organisations racialement mixtes […]12

Lors de la révolution russe de 1905, on relève ceci : « Pendant les deux derniers mois de l’année révolutionnaire 1905, le Caucase avait été un chaudron en ébullition. En décembre, après avoir pris en mains l’administration de chemin de fer transcaucasien et du télégraphe, le comité de grève avait dirigé les transports et la vie économique de Tiflis […] Le 10 décembre, le chef de la police du Caucase, Chirinkine, écrivait à son chef, au ministère de la Police : “ Le gouvernement des Koutaïs est soumis à un régime spécial… les révolutionnaires y ont désarmé les gendarmes, ils se sont emparés du chemin de fer, ils vendent eux-mêmes les billets et maintiennent l’ordre… Je ne reçois pas de rapports de Koutaïs, les gendarmes ont été retirés de la ligne et concentrés à Tiflis. Les courriers portant des rapports sont fouillés par les révolutionnaires, qui leur prennent les papiers ; la situation ici est impossible… Le gouverneur général souffre de surmenage nerveux”.13 »

Dans un langage quelque peu martial, un professeur yougoslave illustre, en 1975, l’autogestion des chemins de fer de ce pays « En effet, bien que dans un système autogestionnaire les rapports hiérarchiques dans l’administration soient abolis, il ne doit pas en être de même dans la gestion, notamment du chemin de fer. Le processus de transport exige une discipline sévère des ordres et leur stricte exécution. Ceci implique donc la définition de rapports entre celui qui commande et celui qui exécute, sans tenir compte du fait que tous peuvent, en tant que membres des conseils de travailleurs, prendre part avec des droits égaux aux décisions. Cela veut dire que, même dans un système autogestionnaire, les fonctions d’administration et de gestion doivent être précisément délimitées et que la pleine démocratie dans la prise de décisions, dans le cadre des droits autogestionnaires, doit être garantie mais que, cependant, il faut qu’il existe une discipline sévère et des relations bien définies entre celui qui commande et celui qui est commandé. C’est un des problèmes les plus sérieux de la pratique de l’autogestion, surtout pour le chemin de fer »14.

A suivre ?

Dans le secteur ferroviaire comme ailleurs, un fonctionnement autogestionnaire amène à articuler l’activité professionnelle autour de trois temps : celui de la décision, par la participation aux assemblées générales et aux organismes de coordination mis en place ; celui de la formation, professionnelle, mais aussi politique, économique, ou culturelle ; enfin celui de l’exécution des décisions prises. Partagé entre tous et toutes, le temps de travail sera réduit. Quelques pistes organisationnelles sont esquissées plus haut. Elles nécessitent d’être explorées, et bien d’autres sont sans doute possibles. Ici ou ailleurs, nous y reviendrons…


Christian Mahieux
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    1 Voir à ce sujet l’article de Théo Roumier, « Quand la CFDT voulait le socialisme et l’autogestion », pages xx à xx.

    2 Extrait d’une des résolutions adoptées par le congrès de la fédération CFDT des cheminots, avril 1973.

    3 L’histoire de la Fédération des Cheminots CFTC puis CFDT, depuis février 1918, Michel Gorand, autoédition, 2016.

    4 Quatre fois moins aujourd’hui, malgré tous les discours sur l’écologie, l’environnement, etc.

    5 Deux fois moins aujourd’hui. Compte tenu de la hausse importante du trafic voyageurs, la productivité de chacun.e a doublé.

    6 Personnel SNCF ou contractuel, salarié.es de filiales SNCF ou d’entreprises sous-traitantes, salarié.es d’entreprises de transport privé, personnel des CSE, …

    7 Voir, dans ce numéro, « Autogestion et hiérarchie » de Cornelius Castoriadis et Daniel Mothé, pages xx à xx.

    8 La Generalitat de Catalunya est le gouvernement de Catalogne.

    9 Voir la bibliographie présentée avec l’article de Jérémy Berthuin, « 1936 : utopie en action dans l’Espagne révolutionnaire », pages xx à xx. Plusieurs de ces livres contiennent des descriptions du fonctionnement des transports ainsi collectivisés, dont les chemins de fer.

    10 Ultérieurement, le 3 août, le gouvernement de Madrid ratifiera en quelque sorte cette prise de contrôle ouvrière : un décret annonce l’unification des trois grandes compagnies ferroviaires (Norte, MZA, Central de Aragón y Oeste-Andaluces) et la dissolution de leurs Conseil d’administration, remplacés par un Comité d’exploitation dans lequel les travailleurs sont majoritaires. Le 14 août, celui-ci suspend de leurs fonctions 34 ex-directeurs, 2 autres sont mis à la retraite.

    11 « Italie (1919-1920) ; le printemps des conseils ouvriers », Patrick Le Trehondat, dans l’Encyclopédie internationale de l’autogestion, Editions Syllepse, 2015 (réed. 2019, tome 3).

    12 « États-Unis (1880-1940) ; l’aube du mouvement coopératif américain », Patrick Le Trehondat, dans l’Encyclopédie internationale de l’autogestion, Editions Syllepse, 2015 (réed. 2019, tome 2).

    13 Staline, Trotsky, 1940 (réed. Editions Syllepse 2019).

    14 Professeur V. Kolaric, Université de Belgrade, communication sur « les rapports humains et les transports », Sixième symposium international sur la théorie et la pratique dans l’économie des transports, Madrid, 22-25 septembre 1975.


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