Sortir de l’invisibilité, des travailleuses dans la crise du Covid 19… et après

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UNE CRISE SANITAIRE QUI EXACERBE LES INÉGALITÉS SOCIALES

Les mesures liées au « confinement », tout en maintenant des activités économiques au-delà du strictement nécessaire (on pense à Amazon) et en dérogeant au droit du travail et à la protection des salarié·es, ont très vite mis en relief des vulnérabilités sociales différenciées dans la population en France. Si un minimum de filet social a été activé par le gouvernement, alors qu’il s’évertue habituellement à détricoter les acquis de l’Etat social, des pans de population entiers sont mis en danger par l’effet combiné, des politiques néolibérales et de la situation sanitaire. Les personnes en situation de précarité, sans domicile, enfermées en prison ou en centres de rétention, etc., sont durement touchées par la situation générale. Parmi elles des femmes, en emploi précaire, travailleuses ou retraitées pauvres, cheffes de famille monoparentales, migrantes avec ou sans titre de séjour… Et la plupart des femmes sont sur tous les fronts, articulant comme elles le peuvent (télé)travail et vie familiale en temps de confinement, comme les militantes de la commission Femmes de Solidaires partout sur le territoire l’ont relayé.

Double journée et charge mentale, liées à la gestion de la vie domestique, sont amplifiées, avec la crainte de contamination de leur famille pour celles qui restent physiquement sur leur lieu de travail, ou l’impossible équation télétravail et garde d’enfants dans un même lieu. Tandis que pour les femmes en arrêt pour garde d’enfant ou en chômage partiel, les revenus diminuent. Le premier tract de Solidaires sur ce thème le formule clairement : « La crise du coronavirus impacte tout le monde, mais certaines plus que d’autres ! La situation d’ état d’urgence sanitaire décidé par le gouvernement accentue des inégalités liées au patriarcat et à la répartition genrée des rôles, bien ancrée. Le confinement renforce en outre la vulnérabilité des femmes victimes de violences dans la sphère domestique. » Assistantes maternelles à la capacité d’accueil augmentée, agentes d’entretien, aides à domicile, soignantes hospitalières ou en ville, professeures en présentiel auprès d’enfants de soignant.es, caissières… ces femmes aux emplois parfois précaires, souvent sous-payés, aux conditions de travail pénibles mais aux métiers indispensables à la population, sont au front aujourd’hui, comme elles le sont tous les jours, même au mépris de leur propre santé. La précarité de l’emploi, la sous-traitance, les postes isolés et les horaires éclatés rajoutent aux difficultés à faire face aux demandes des patrons et aux conditions de travail dangereuses . Là où les équipes syndicales sont présentes, elles permettent la circulation d’informations sur le droit du travail et l’action collective à cet égard (droit d’alerte danger grave et imminent, grève…), et peuvent contribuer à des solidarités sur le terrain. Mais beaucoup de secteurs très féminisés sont des déserts syndicaux et les salariées sont isolées face aux employeur.es. Ce qui interroge de fait les stratégies et les pratiques de syndicalisation à même de répondre aux évolutions récentes du salariat.

DIVISION DU TRAVAIL ET OPPRESSIONS IMBRIQUÉES

Les métiers du soin (du care) [1] dont la crise sanitaire montre combien ils sont socialement utiles, sont essentiellement occupés par des femmes (87% pour l’aide à la personne). Ils sont dévalorisés, symboliquement et matériellement, comme le prolongement dans la sphère professionnelle de qualités supposées féminines, relevant du travail domestique et reproductif. C’est également le cas des emplois liés au commerce et au nettoyage quand ils sont occupés par des femmes. Mais le tract sus-cité laisse dans l’ombre un aspect fondamental de cet état de fait [2]. Dans les bassins d’emploi d’installation ancienne ou plus récente de populations immigrées, les emplois d’aide à domicile, agentes des services hospitaliers(ASH), personnel des EHPAD, nettoyage des bureaux et des hôtels, caissières… sont massivement occupés par des migrantes, et souvent par des descendantes de migrant·es, d’Afrique du nord et d’Afrique sub-saharienne. Des recherches universitaires et de statistiques publiques [3] ont montré la façon dont le marché et le monde du travail sont structurés par une segmentation du marché du travail et une ségrégation professionnelle sexiste, raciste et classiste. Celle-ci concentre les femmes dans seulement 12 familles de métiers sur 86 ; par effet d’assignation identitaire fondée sur des stéréotypes raciaux, de discrimination directe et indirecte et d’exploitation des vulnérabilités sociales, elle réduit encore le panel pour les femmes racisées, étrangères ou Françaises. Le secteur du nettoyage, en particulier dans la sous-traitance, et de l’aide à la personne, singulièrement de l’emploi domestique [4], sont éloquents à cet égard. Les migrantes composent par exemple 31% des personnels de l’aide à la personne en 2017, et l’on peut en profiter pour noter que nombre d’entre elles vivent des situations de déclassement social par non-reconnaissance de diplôme obtenus dans les pays de départ et/ou de discrimination à l’embauche. Dans tous ces secteurs, les « sans-papières » sont particulièrement en risque de surexploitation, de conditions de travail dégradées et de violences sexistes dans leur milieu de travail.

Les filles d’immigrées sont un peu mieux loties sur le plan de l’emploi, notamment lorsqu’elles ont fait des études, et parce que la nationalité française leur permet d’entrer dans la Fonction publique. Mais la persistance des inégalités d’accès au marché du travail liées à l’origine continue d’être démontrée par plusieurs études et notamment l’enquête de référence TeO « Trajectoires et Origines » réalisée par l’INED et l’INSEE en 2008, et dont une seconde édition est en cours de réalisation. L’enquête du Défenseur des droits « Accès à l’emploi et discriminations liées à l’origine », en septembre 2016, rapporte que de très nombreux jeunes d’origine étrangère se trouvent exclu·es des différentes sphères d’intégration sociale, économique et culturelle et que « toutes choses égales par ailleurs, les hommes sans ascendance migratoire directe ont toujours plus de chances d’accès à l’emploi et de meilleurs salaires […] Quelle que soit leur origine, les femmes sont les plus pénalisées. » Mais ce sont tout de même les femmes « d’origine extra-communautaire », dans les faits, inscrites dans les histoires migratoires coloniales et post-coloniales, qui sont le plus discriminées. Comment nos organisations syndicales s’emparent-elles de ces questions ? [5]

En l’occurrence, les secteurs majoritaires (mais évidemment non exclusifs) d’insertion de ces femmes dans l’emploi sont aussi ceux où l’implantation syndicale est la plus faible, et où l’activité syndicale est une vraie prise de risque face à la violence managériale et au licenciement. Avec un taux global de syndicalisation en France [6] de 10,8% en 2016, on compte 19,4% de syndiqué.es dans la Fonction publique, et seulement 8,4% dans le secteur privé et associatif, essentiellement dans les grandes entreprises. En outre, les enquêtes confirment que le temps partiel et les contrats précaires sont de vrais freins à la syndicalisation, tandis que la peur de perdre son emploi est décisive dans la décision de s’engager ou non. Et il est vrai qu’isolement, harcèlement, licenciements, sont des pratiques patronales courantes, en face desquelles les syndicalistes sont plus ou moins outillé·es, selon le type d’emploi qu’ils/elles occupent, et la protection légale et syndicale dont ils/elles bénéficient. Syndicalisation et activité militante, dans un contexte d’affaiblissement des droits syndicaux, peuvent devenir une gageure. C’est notamment le cas dans les secteurs où travaillent les immigré·es, et beaucoup de leurs descendant·es. Mais certain·es s’engagent dans des luttes liées au travail, dans un souci de dignité et de justice sociale, malgré la violence des rapports de travail, le manque de moyens syndicaux, les doubles ou triples journées pour les femmes, des situations administratives et sociales précaires… Les luttes dans le nettoyage (depuis Arcade/Accor en 2002 jusqu’à celles plus récentes d’Ibis et d’Onet), ou encore d’assistantes maternelles de la ville de Paris, le montrent et bousculent dans le même temps la figure archétypique du syndicaliste et des terrains de luttes légitimes et prioritaires [7]. Qu’en faisons-nous dans nos débats, nos revendications et nos pratiques ? Qu’aurions-nous à gagner à nous approprier une praxis intersectionnelle [8] ? C’est un travail à construire par et avec les premières concernées [9]. Les chercheuses et collectifs développant une analyse intersectionnelle des rapports de pouvoirs dans la France actuelle interrogent l’ensemble du mouvement social, féminisme et syndicalisme inclus. Elles s’inscrivent dans une histoire déjà ancienne, mais peu connue, de luttes et de production de savoirs, par les premiè·res concerné·es, visant à la reconnaissance de dominations multidimensionnelles et interconnectées, diversement combinées selon les situations dans lesquelles elles s’actualisent. Les discussions sont nombreuses autour du concept d’intersectionnalité et de son usage [10], mais a minima, il sert à penser la lutte pour la justice sociale dans toutes ses dimensions [11].

PENDANT LA CRISE, ET APRÈS

Tout près de nous, au sein de Solidaires, Sud Nettoyage rappelle dans son communiqué du 31 mars que « Dans la période difficile que traverse notre pays confronté à la plus grande crise sanitaire depuis des décennies, les salarié·es du nettoyage sont aussi indispensables que les soignant·es et beaucoup d’autres […] Ces salarié·es invisibles subissent, déjà en temps normal, des injustices sociales (précarité, bas salaire, pénibilité au travail…). Elles et ils sont pourtant si essentiels dans cette bataille contre le Covid-19. Elles et ils ne doivent pas être exposé·es au danger qui les guette au nom de l’oubli ». Le texte se conclut sur une demande de prime pour les salarié·es du nettoyage, comme une meilleure reconnaissance de leur travail. Par ailleurs, le syndicat a obtenu de certains employeurs un paiement de 100% du salaire habituel pour les temps partiels qui ont été mis en chômage partiel, en pensant notamment aux femmes, les plus concernées, qui voient leurs dépenses accrues pour assurer le quotidien à la maison sans école ni cantine… Sur le terrain, si près des 2/3 des sites que couvre Sud Nettoyage sont fermés, les agent·es de propreté (70% sont des femmes) des sites restants vont travailler la peur au ventre, et avec une surcharge de travail liée aux procédures d’hygiène. Les difficultés d’accès au numérique ou la barrière du français écrit rendent encore plus crucial le rôle d’information et d’intervention auprès des patrons des délégué.es qui sont encore sur site, et dont certain·es font des courses pour les collègues fragiles et isolé·es. Le téléphone des animatrices/teurs du syndicat fonctionne à plein, en plusieurs langues, sur les questions de prime, de chômage partiel, de sécurité… Au-delà, la demande de reconnaissance sociale est forte pour ces salarié·es dont le travail est habituellement déconsidéré et les conditions de travail dégradées.

Ailleurs, ce sont les Gilets roses [12], relayées par des sites comme celui de Femmes égalité, des assistantes maternelles qui revendiquent, elles aussi, plus de protection et la reconnaissance de l’utilité sociale de leur travail. Bien d’autres secteurs du salariat féminin d’exécution dévalorisé, souvent précaire, et composé pour partie de femmes racisées, expriment leur colère et leurs revendications en cette période de covid-19, sur les réseaux sociaux. La défense de l’hôpital public et des services publics en général est un enjeu majeur de la période que nous traversons. Il s’agit d’y inclure les catégories d’agent·es et de salarié·es les plus exploitées. Cette double revendication de reconnaissance de l’utilité sociale du travail effectué dans ces métiers « invisibles » et d’amélioration des conditions dans lesquelles ils s’exercent ne devra pas être oubliée après la crise sanitaire, et dans la crise économique déjà là.

POUR UN SYNDICALISME INCLUSIF

Les atteintes au droit du travail, à la santé et aux conditions de travail, liées à la gestion gouvernementale du covid-19, comme la précarisation des conditions de vie des personnes et groupes sociaux déjà sur le fil ou dans des processus d’exclusion, mobilisent l’action militante dans cette période. Dans le sillage de cette crise, en même temps que les questions de définition du travail et du modèle de société que nous voulons continueront d’être débattues, la capacité du monde syndical à intégrer de façon conjointe les problématiques féministes, antiracistes, de lutte contre toutes les discriminations et contre la précarisation du salariat doit être renforcée. Les commissions « Femmes », « Migrations et antiracisme », « Précarité-chômage »… sont des espaces spécifiques d’élaboration. La formation syndicale est aussi concernée. Les formations de Solidaires « Agir syndicalement pour l’égalité entre les femmes et les hommes » et « Agir syndicalement contre le racisme », ou encore le film-outil Minimum syndical sur les LGBTQI+phobies, sont un levier ; des syndicats et Solidaires locaux ont créé leurs propres outils, comme Sud Education 93. Mais de façon transversale, la plupart de nos formations devrait intégrer un regard sur la prise en charge syndicale de ces oppressions croisées au travail et au sein même du collectif militant, afin d’aller vers une organisation syndicale réellement inclusive. A commencer par remettre en cause nos propres préjugés, à activer les outils syndicaux de lutte contre les discriminations, penser des alliances dans le mouvement social, et au quotidien, par exemple, à ne pas tolérer la moindre réflexion ou blague sexiste, raciste, LGBTQIphobe…

Car dans un monde syndical qui se décline encore trop souvent au masculin singulier sous couvert « d’universalisme »[13], un constat s’impose. Nous ne sommes pas toutes et tous inséré·es de la même façon dans les rapports de pouvoir. Nous avons des expériences sociales communes de situations d’oppressions, au travail et dans le reste de la vie sociale, et d’autres qui divergent et peuvent se confronter. D’où la pertinence de commissions et/ou d’espaces de non-mixité choisie pour s’outiller entre opprimé·es. D’où la nécessité pour les « dominant·es » de reconnaitre et d’abdiquer leur position de domination, pour avancer dans nos luttes communes d’égal·es à égal·es.


[1]Parmi beaucoup d’articles sur cette question,  voir Geneviève Cresson et Nicole Gadrey, « Entre famille et métier : le travail du care », Nouvelles Questions Féministes, vol. 23, N°. 3, 2004, pp. 26-41.

[2]Je le signale d’autant plus facilement que j’ai contribué à sa rédaction. Prises par l’urgence et la nécessité de faire court, nous avons reproduit là ce que nous, syndicalistes féministes, soulignons souvent quant à la marginalisation de la dimension de genre dans les productions de notre milieu militant.

[3] Voir la DARES et l’INSEE ; Sabah Chaïb, « Femmes immigrées et travail salarié », Les cahiers du CEDREF, 16 | 2008. 

[4]Voir par exemple : Christelle Avril, Les aides à domicile. Un autre monde populaire, Paris, La Dispute, coll. Corps santé société, 2014 ; Francesca Scrinzi, Genre, migrations et emplois domestiques en France et en Italie. Construction de la non-qualification et de l’altérité ethnique. Éditions Petra, Paris, 2013.

[5] Pour regard historique et actuel sur les liens entre syndicalisme et antiracisme, voir entre autres : Antiracisme et question sociale, Les Utopiques n°8, Eté 2018.

[6] Enquêtes de la DARES/Insee-enquête condition de travail et RPS.

[7]Voir Cristina Nizzoli, C’est du propre ! Syndicalisme et travailleurs du « bas de l’échelle » (Marseille et Bologne), Presses universitaires de France, Paris, 2015 ; Corinne Mélis, « « Des syndicalistes comme les autres ? » L’expérience syndicale de migrantes et de filles d’immigrés d’Afrique du Nord et sub-saharienne », L’Homme & la Société, vol. 176-177, no. 2, 2010.

[8]Les racines de « l’intersectionnalité » s’ancrent en Amérique du nord, au confluent des luttes féministes et antiségrégationnistes, réflexion prolongée dans les écrits d’Angela Davis, bell hooks… sur la minorisation des revendications des femmes noires dans le mouvement féministe, comme de celles des femmes dans le mouvement afro-américain. La juriste Kemberlé Crenshaw l’a conceptualisé et popularisé, à la fin des années 80, en montrant que les discriminations vécues par les femmes noires, parce que femme ET noire, constituaient un point aveugle de la justice, et plus globalement dans toute la société (en anglais : https://chicagounbound.uchicago.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1052&context=uclf, ou en français : Kimberlé Williams Crenshaw, Oristelle Bonis, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre, 2005/2 n° 39).

[9]En France, la conceptualisation et la mobilisation pour l’action d’une analyse croisée des oppressions sexistes, racistes et de classe s’ancrent dans l’histoire coloniale et migratoire du pays, comme le soulignent Fatima Ait Ben Lmadani et Nasima Moujoud dans leur article « Peut-on faire de l’intersectionnalité sans les ex-colonisé-e-s ? », Mouvements, vol. 72, no. 4, 2012.

[10]Voir entre beaucoup d’autres : Sirma Bilge, Le blanchiment de l’intersectionnalité. Recherches féministes, 28 (2), 2015; Danielle Juteau « Un paradigme féministe matérialiste de l’intersectionnalité », Cahiers du Genre, vol. hs 4, no. 3, 2016

[11] Voir par exemple les pistes de réflexion pour le mouvement syndical de Benedict Jansenn du CEPAG: https://www.cepag.be/sites/default/files/publications/analyse_cepag_-_nov._2017_-_intersectionnalite.pdf

[12]Voir le site de Femmes égalité : http://katstein.wifeo.com/

[13] L’universalisme abstrait dominant la pensée politique en France ne permet pas de penser le décalage entre l’égalité proclamée des droits des personnes devant la loi et les processus de discriminations de groupes sociaux minoritaires (au sens de dominés dans les rapports de pouvoir).

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Corinne Mélis

salariée du Centre d’études et de formation interprofessionnel Solidaires. Elle co-anime la commission femmes de Solidaires et est membre du Bureau du CEFI-Solidaires. Elle a réalisé, avec Christophe Cordier, D’Egal à Egales (Production Canal marches, 2010).