Solidaritat : qu’es aquò
La solidaritat vai mai luenh que la frairesa ; es bastida dessus un biais d’idèa de la justicia [1].
Solidaritat est une revue publiée par l’Union départementale interprofessionnelle des retraité∙es Solidaires du Gard. Une revue de qualité, il va sans dire. Il nous a paru utile de contribuer à la faire connaître et, peut-être, donner ainsi l’envie à d’autres équipes syndicales de prendre une initiative similaire. L’écrit, la culture, l’échange, le débat ne sont pas l’apanage d’une pseudo élite.
Ils et elles se prénomment Frédéric, Jacques, Pierre, Odile, Nicole, Roger, François, Marie-Lise, Christine, Annick, Joel, Albert, Marlène, Suzanne. Membres de l’Union départementale interprofessionnelle des retraité∙es Solidaires du Gard, ils et elles se nomment ici Collectif Solidaritat.
Solidaritat est né quand ? Avec quel projet ?
Le premier numéro de Solidaritat a paru fin 2013. Il était le prolongement en revue du journal Solidaires 30, en partie animé par des retraité∙es qui s’étaient constitué∙es en association, Solidaires Retraité∙es 30, avant de rejoindre l’Union nationale interprofessionnelle des retraité∙es Solidaires (UNIRS). Il y avait là un partage des tâches, une complémentarité ou une double besogne –celle dela Charte d’Amiens-, de fait : l’équilibre éditorial et pratique entre l’action et la réflexion était inversé proportionnellement dans chacune de ces deux publications. Pour Solidaritat, avec pragmatisme, nous avons toujours essayé d’adapter notre utopie, ce rapport, cetéquilibre, en suscitant la participation de camarades extérieur∙es ou encore actifs et actives, en cherchant un peu plus l’or gris, la pelle sur l’épaule et prêt∙es à la castagne. Solidaritat est née de l’Union départementale Solidaires 30 et du partage de la lutte, comme évoqué ci-dessus. Puis, des articles de fond à partir des textes de l’UNIRS, d’un meeting avec Gérard Gourguechon, d’un entretien fort intéressant avec des représentants de la Confédération paysanne -un document d’archive !- dont Nicolas Duntze (dans les numéros 2, 3 et 4 de Solidaires 30), la tendance de certains syndicats à ne nous donner que des copies de communiqués ou de tracts, la fête de Solidaires 30 en octobre 2013 avec les menaces fascistes et quelques oppositions internes à une chanson de ZEP, le début de la renaissance maurassienne, le meurtre de Clément Méric, ont poussé les retraité∙es animateurs et animatrices du journal, à proposer la création de la revue.
C’est aujourd’hui la revue de l’UDIRS Gard : quelle est sa diffusion ?
Oui, avec le temps, Solidaritat est devenue l’organe de l’UDIRS 30. Expliquer l’origine de Solidaritat et de son titre, c’est déjà anticiper sur une question de cet entretien. En effet, nous l’avons créée pour riposter surtout, dans un cadre syndical, à la montée du fascisme dans la région (ce qui n’était pas aussi gauchiste -comme on dit- que cela !) : La Ligue du Midi se développait et essayait de récupérer une partie de la culture occitane (du moins ce qu’elle considérait comme telle !) et, sans forcément invoquer les mânes d’Antonio Gramsci, nous pensons que la culture ne pousse pas hors sol et qu’elle n’est pas, de plus, l’attribut exclusif de l’Institution (du pouvoir capitaliste sous tous ses aspects). Elle est liée aux luttes et la lutte pour la culture est une lutte à part entière (si ce n’est le luxe communal envisagé par la Commune !).
La diffusion actuelle de Solidaritat tourne autour de 300 exemplaires (pour sa version papier). Elle fut de 1 000 à une époque pas si lointaine. Le chiffre correspondait au nombre d’adhérent∙es d’alors de Solidaires 30 ; mais là, ce fut un échec. Notre diffusion a profondément changé et nous nous dirigeons plus vers le mouvement social que vers l’Union syndicale Solidaires (dont nous sommes, bien entendu, amplement partie prenante en tant que membres de l’UNIRS). À vrai dire, le nombre d’exemplaires et leur diffusion dépendent plus de raisons financières que d’un choix. Evidemment, nous pensons à une publication numérique, mais tenons, pour des raisons sociales, à sa sortie sur papier. Pour ce faire, nous aimerions accentuer nos relations avec Les Utopiques, entrer en contact avec des camarades de l’UNIRS qui ont déjà ou auraient ce même besoin d’une revue. Il faut signaler, en l’occurrence, que les tarifs postaux sont bien plus discriminatoires et répressifs que les factures de l’imprimeur.
Comment ça fonctionne pour le choix des sujets, des articles, la mise en page, etc. ?
Ça essaie de fonctionner selon les pratiques de l’autogestion. Et ce n’est pas de la tarte ! [2]Car ce travail collectif a ses exigences, sa nécessaire et vitale improvisation et son souci constant de la démocratie directe. Ceci dit, les sommaires, définis et décidés collectivement, viennent des discussions des réunions, des interventions des membres de l’UDIRS dans le mouvement social. L’image de cuisine n’est pas exagéré ; c’est une sorte de recette qui s’applique et prend, ou pas. Toutes les étapes de la mise en page, tous les articles (les articles « extérieurs » ont un tuteur ou une tutrice qui les suit), les modifications sont communiquées au fur et à mesure par Internet ; la matrice en cours de fabrication est discutée, jusqu’au bon à tirer, à chaque réunion de l’UDIRS, où les numéros suivants s’élaborent déjà, en même temps. Les fils rouges ne viennent pas directement de la bobine mais sont grossièrement tressées.
Nous avons la chance d’avoir des contributeurs « extérieurs » fidèles comme Gérard Gourguechon, Christian Mahieux, Saïd Bouamama, Pierre Stambul, Philippe Gasser, Camille Clément, Patrick Saurin, Bruno Chagniac… Extérieurs, car ils ne sont pas adhérent∙es à l’UDIRS 30 mais, pour certains et certaines, profondément « intérieurs » dans les échanges et la composition finale.
En quoi ça vous paraît nécessaire d’avoir une revue ?
C’est un peu demander à une chouette pourquoi elle a des ailes, car la revue permet au groupe, que nous constituons, d’avancer dans la nuit et de rencontrer d’autres oiselles et oiseaux nocturnes mais nyctalopes. Indépendamment de cette image obscure, c’est un peu ce que Lénine (dans Que faire ? [3]) nommait le fil à plomb du parti ? en parlant de son journal . à la différence près, que Solidaritat a le plomb des ailes de la chouette. Solidaritat contribue à son invention, à la nécessité d’un dialogue ouvert, multiple, animé et autogéré auquel les voisin∙es sont obligé∙es de participer (et c’est le but !). C’est peut-être une rencontre dans la nuit que nous vivons et subissons (encore un minuit dans le siècle ! [4], peut-être le dernier). La chouette n’est ni solitaire ni sectaire et c’est la philosophie (pas Vladimir) qui le dit, alors… Et, peut-être un peu plus clairement -mais c’est la même chose, la même chouette !- la revue est le carburant de notre existence. Elle contient et elle confronte de quoi faire avancer un ensemble d’idées, d’actions, de projets, d’intentions à contre-courant, qui structurent notre engagement commun.
Une présentation rapide des numéros parus ?
Pour l’instant, nous sommes à dix numéros publiés dont un numéro spécial. À les consulter tous ensemble, l’on se rend bien compte des évolutions (plutôt des adaptations de la revue à la situation du groupe), des contradictions, des constantes. Les premiers numéros -le n°1 est daté de l’hiver 2013- sont plus liés à l’action : nous avons accompagné, par exemple, la longue lutte des hospitaliers du Mas Careiron d’Uzès. les dossiers et rubriques prennent place dès les premiers numéros : dossier psy, vie des syndicats, carte blanche, dossier Palestine, luttes des femmes, les révoltes logiques, dossier autogestion, syndicalisme et antifascisme, dans le monde une classe en lutte, souffrance au travail, le Droit au logement (DAL), l’Association pour la promotion des travailleurs immigrants (APTI), la Confédération paysanne, métamorphoses du travail (en référence à André Gorz), old punk’s not dead (sa partie revendicative et corporative)…
Le numéro spécial consacré à la Commune a modifié la mise en page, non pas les fils rouges qui tissent Solidaritat, mais le passage à une revue encore plus présentable (ce qu’elle était déjà grâce au travail de Jaume, Jérémie, François, Albert, Marlène, Marie-Lise pour les corrections -ce qui est très important-, sans oublier celui des employé∙es de l’imprimerie Esqualis à Nîmes ; en bref, une revue qui se conserve et résiste plus aux épreuves du temps qui risquent d’être très longues. Cela donne en une très brève anthologie de quelques textes :
- une planche de BD tirée de L’internationale situationniste et traduite en occitan (n° 2 et 3) ;
- une série d’articles dédiés à Georges Ibrahim Abdallah ;
- un passage d’un article de Cornelius Castoriadis dans le numéro 4, issu de Socialisme ou Barbarie n°22, traduit en occitan, avec cette phrase : Fin finala, la forma soleta totala de democracia es la democracia dirècta ;
- toujours dans le n°4; un entretien avec Bernard Noël sur son livre Dictionnaire de la Commune [5] ; entretien repris dans le numéro spécial sur la Commune, car Bernard Noël, déjà très fatigué, n’a pas pu répondre à nos nouvelles questions ;
- un texte en picard de Gérard Gourguechon dans le numéro 5 : « Mille vaques ! » Comme preuve, s’il le fallait, de notre internationalisme prolétarien. Il se conclut ainsi : Nom des os d’nom des os ! I feut s’arbifier ;
- dans le numéro 8, « Beaucaire, à l’épreuve du pouvoir local FN », article de Sébastien, de VISA et SUD-Rail ;
- « Gilets jaunes, retour sur une classe oubliée », d’Odile Aigon, dans le numéro 9 ;
- « Les femmes du Rojava », par Camille Lacoste de la commission femmes de Solidaires 30, dans le numéro 10 ;
- Dans le numéro spécial sur la Commune, « Avignon, 27 mars 1971, André Benedetto et le théâtre des Carmes célébraient la proclamation de la Commune de Paris », par Suzanne André ;
- A noter aussi les participations d’Anne Roche (« La Commune et Walter Benjamin ») et de Nicole Martellotto à propos du Dictionnaire de la Commune ;
- « La conquête du Mexique vue par les Indiens », article de Patrick Saurin, avec un chant nahuatl, à l’occasion de la venue d’une délégation de zapatistes en Europe (n°10) ;
Voilà pour cette liste, très limitée, d’articles qui essaient d’ajouter une certaine particularité aux autres mentionnés dans cet entretien.
Bien sûr, le Gard est en Occitanie mais qu’est-ce qui motive la présence de cette dimension occitane dans chaque numéro ? Ce n’est pas le choix de tous les titres publiés en Occitanie !
Sans reprendre une partie de la réponse à la deuxième question, nous pensons simplement que la langue a partie liée avec la lutte de classes, que l’interdiction et la répression d’une langue (dite minoritaire ou patois) sabordent et détruisent la langue en général et ses possibilités d’expression et de nomination ; sans parler de l’origine populaire de ces langues (qui ne sont pas réservées à une élite nostalgique ; nostalgique de quoi, à vrai dire ?). La langue appartient au peuple, sa mémoire également. Pourquoi serait-elle jacobine ? Pourquoi serait-elle girondine ? Nous essayons, mais c’est difficile, d’inclure l’occitan dans le mouvement social (nous l’avons fait, voir plus haut, avec le picard) sans idée de folklore, bien au contraire. À une époque déjà lointaine, l’occitan était nettement plus présent qu’aujourd’hui et, pour le sujet qui nous intéresse ici, nous avions communément, à notre portée, la parole de Robert Laffont, les chansons de Claude Marti et d’autres, le journal Lutte occitane [6]. La « question régionale » (toujours d’après Gramsci) était discutée, alors que maintenant -avec son aspect essentiellement rentable et touristique- elle serait plutôt réservée aux promoteurs immobiliers. L’occitalité [7], par exemple, est à l’inverse de nos projets.
A propos de projets, quels sont ceux de l’équipe de Solidaritat ?
Et justement, dans nos projets, la lutte occitane aurait une place prépondérante : nous avons l’intention de réaliser un dossier sur Robert Laffont (le plus bilingue possible) ; nous sommes très attaché∙es à l’union ouvriers-paysans (comme Lip-Larzac : certain∙es en parlent comme de l’histoire ancienne, mais ils et elles pourraient se tromper, c’est ce que nous espérons !). Nous aimerions développer le féminisme (l’anti-patriarcat) dans nos lignes. La commission femmes de Solidaires 30 a déjà sa carte blanche dans chacun de nos numéros. Nous avons entrepris également un dossier sur le colonialisme (passé et actuel), considérant qu’il est à la source de la montée du fascisme dans notre pays qui semblait en être inoculé. Nous insistons particulièrement sur sa composante raciste. Dans cette optique, une approche de la pensée d’Édouard Glissant [8] est en cours. Et nous continuons un long entretien, à ce sujet, avec Saïd Bouamama, ainsi qu’avec nos camarades de l’APTI. Nous avons prévu pour le numéro 12 un dossier sur la déconniatrie [9] (c’est-à-dire l’apport de Franscec Tosquelles et de l’hôpital de Saint-Alban. Un autre dossier sur la presse radicale (attention !), d’une époque, de la région : Luttes et Le Clinton, sans oublier Le Reboussier,afin de donner des idées et d’en tirer quelques leçons. Dans notre numéro 7 (automne/hiver 2016), nous avons, évoqué un article du Clinton (n°99) de 1976, sur la pollution dans les Cévennes, et, en particulier, une ancienne mine abandonnée à Saint-Félix de Pallières près d’Anduze. Nous aimerions renouveler ce style de dossier, directement utile aux luttes. Nous aimons donner la parole à des individus, à des associations, qui ne sont pas forcément d’accord avec nous sur tout, dans le cadre du mouvement social, de l’indépendance syndicale, de la double besogne (selon la Charte d’Amiens du congrès de la CGT en 1906 : ça nous rajeunit pas !), de l’autogestion, du luxe communal, comme nous avons évoqué ces thèmes dans cet entretien. Nous avons l’intention de poursuivre nos rubriques actuelles : La Commune n’est pas morte ; l’anticolonialisme ; les luttes féminines ; l’autogestion ; la mémoire du peuple avec Les révoltes logiques ; l’hommage à Bernard Noël – en pratiquant sa notion de sensure [10] – qui a eu la générosité de participer à plusieurs de nos entretiens ; la rubrique sur la Palestine (avec l’AFPS et l’UJFP [11], Nicole Ziani et Pierre Stambul). Nous avons également l’intention de creuser un peu plus (ou radicalement, jusqu’à la racine, selon l’expression de Marx) cette question de la bureaucratie, dont les expériences autogestionnaires sont les ennemies principales, tout en analysant, à côté, l’autogestion dans ses pratiques, ses échecs et son utopie.
Nous avons surtout le projet de poursuivre une entreprise amicale. Un camarade écrivait récemment que ce nous faisions s’apparentait, d’après lui, à ce que désigne Dionys Mascolo par « un communisme de pensée [12] »; peut-être (et toute proportion gardée !) car Solidaritat est aussi une démarche conviviale, avec l’auberge espagnole des réunions de l’UDIRS 30.
⬛ Le collectif Solidaritat. Propos recueillis par Christian Mahieux
[1] « La solidarité va bien au-delà de la fraternité ; elle est fondée sur une certaine idée de la justice ».
[2] Clin d’œil à : Marcel Mermoz, L’Autogestion, c’est pas de la tarte, Editions du Seuil, 1978.
[3] Lénine, Que faire ?, 1902.
[4] A l’origine de cette expression : Victor Serge, S’il est minuit dans le siècle, Editions Grasset, 1939 (rééd. 2009).
[5][5] Bernard Noël, Dictionnaire de la Commune, Editions Flammarion, 1971 (rééd. L’Amourier, 2021). A propos de B. Noël : atelier-bernardnoel.com
[6] Robert Laffont, Claude Marti ou le journal Lutte occitane sont parmi les acteurs et les symboles des luttes occitanes, importantes dans les années 1970.
[7] Invention capitaliste visant à promouvoir le tourisme en Occitanie.
[8] Edouard Glissant (1928-2011), romancier, poète et philosophe martiniquais.
[9] « Moi, la psychiatrie, je l’appelle la déconniatrie. Mais, pendant que le patient déconne, qu’est-ce que je fais ? Dans le silence ou en intervenant – mais surtout dans le silence –, je déconne à mon tour. » Propos de Franscec Tosquelles (1912-1994), fondateur de ce qu’on nomme la psychothérapie institutionnelle.
[10] Il y a La privation de liberté d’expression et il y a la privation de liberté de penser. La sensure, c’est la privation des sens. Le pouvoir capitaliste, pour répondre aux soi-disant exigences économiques, alors qu’il s’agit de servir la finance, agit toujours de manière pragmatique, cherchant toujours à limiter les possibilités de réflexion. Les médias, les chaînes « d’information » en continu, la numérisation, accentuent cette pratique. Le terme et la notion de sensure ont été inventés par Bernard Noël au moment de la sortie du Château de Cène (sous le pseudonyme d’Urbain Orlhac, Editions J. Martineau, 1969). Bernard Noël y dénonce les horreurs de la guerre d’Algérie, notamment la torture. Il fut jugé en 1973 et censuré. N’appréciant pas la plaidoirie de son avocat, Badinter, il a ensuite écrit L’outrage aux mots (Editions J.J. Pauvert, 1975 ; précédé de Château de Cène). L’institution judiciaire le condamne pour « outrage aux mœurs » ; il explique « l’outrage aux mots » : « les évènements d’Algérie » qui cache la guerre, « la pacification » et « le maintien de l’ordre » qui masquent la torture et la racisme d’Etat.
[11] Association France Palestine solidarité et Union juive française pour la paix.
[12] Dionys Mascolo, À la recherche d’un communisme de pensée, Editions Fourbis, 1993.