Solidaires dans le champ syndical : comment continuer à subvertir les règles ?
Lors de la mobilisation contre la réforme des retraites en 2023, l’Union syndicale Solidaires a pris sa place dans l’intersyndicale nationale et unitaire, sans contestation aucune. Loin de ses premiers pas l’amenant à jouer des coudes pour intégrer les intersyndicales aux niveaux national et local, comme les carrés de tête en manifestation, Solidaires est apparue comme pleinement intégrée dans le champ syndical. Pourtant, depuis son congrès fondateur en 1998, Solidaires s’est affirmée comme une organisation originale appelant d’emblée à une recomposition syndicale plus large, à construire des alliances avec d’autres mouvements sociaux, « hors les murs de l’entreprise », pour toucher « des jeunes, des chômeurs, des précaires et des exclu-e-s » et affirmant ainsi le caractère transversal des luttes à mener contre les politiques néolibérales. Reprendre sa trajectoire originale à l’aune de ce projet ambitieux amène à questionner les effets de normalisation du champ syndical et les formes multiples d’institutionnalisation du paysage syndical.
Sophie Béroud (politiste) et Martin Thibault (sociologue) sont les auteur∙es du livre En luttes ! Les possibles d’un syndicalisme de contestation (Paris, éditions Raisons d’agir, 2021), qui s’appuie sur une enquête sociologique au long cours auprès des militantes et militants Solidaires et retrace l’enthousiasme et l’âpreté de parcours militants en les resituant dans les grands mouvements sociaux des vingt dernières années.
Penser la notion sociologique de champ syndical pour comprendre l’évolution de ce positionnement apparaît comme un moyen précieux, notamment pour les militant∙es, de s’intéresser aux difficultés à faire vivre un espace différent, en s’écartant tant d’une histoire organisationnelle du syndicalisme que d’une focalisation sur les seules stratégies des organisations. La notion invite, au contraire, à prendre en compte les multiples contraintes pesant sur les possibilités d’action de Solidaires. Il faut comprendre le champ syndical comme un espace de luttes traversé par des rapports de force entre organisations (certaines dominantes et d’autres plus dominées et donc moins capables de peser sur les formes de luttes), mais aussi par des relations d’interdépendance qui pèsent fortement sur les pratiques syndicales, aussi bien au sommet qu’à la base, sur le lieu de travail. La structuration du champ syndical, les logiques de concurrence qui le traversent, ainsi que l’évolution des règles dans les entreprises et dans l’organisation du travail qui permettent au pouvoir en place de défendre un syndicalisme « raisonnable » ou « d’accompagnement » sont autant de dimensions qui limitent l’action militante et les stratégies de subversion d’une organisation défendant un syndicalisme de transformation sociale. Il paraît donc important de revenir sur les transformations du champ syndical pour éclairer les contraintes qui pèsent sur Solidaires, mais aussi les marges de manœuvre existantes.
Un projet original et subversif à l’origine de Solidaires
La construction de Solidaires s’est inscrite dans un cycle particulièrement dynamique de luttes sociales sur le plan national comme international. Durant l’hiver 1997-1998, ses militant∙es ont contribué à la forte visibilité du mouvement des chômeurs et chômeuses dans l’espace public avec AC!, l’APEIS, le MNCP [1] ainsi que les Privés d’emploi CGT. Les mobilisations pour le droit au logement avec le DAL, et en soutien aux sans-papiers sont également intenses durant cette période. Solidaires participe par ailleurs au lancement d’Attac dès 1998 et aux premiers Forums sociaux mondiaux (FSM) à Porto Alegre, au Brésil, jusqu’aux contre-sommets du G8 notamment à Evian ou la tenue du Forum social européen (FSE) à Saint-Denis. Il faut aussi penser aux rencontres sur le plateau du Larzac qui perpétuent, avec des militant∙es d’horizons très variés (syndicalistes, ONG, collectifs et associations), des espaces larges de luttes, d’échanges et de discussions très offensifs face aux réformes néolibérales internationales.
Pour les militant∙es de Solidaires, l’implication dans ces différentes mobilisations se traduit par des convergences régulières au sein d’un pôle syndical de lutte qui vise à articuler des enjeux globaux avec des revendications plus locales. C’est aussi le cas des journées intersyndicales des femmes, dont une première édition a lieu le 8 mars 1997 et qui, chaque année depuis lors, constituent un lieu d’échanges et de réflexion politique entre militantes de Solidaires, de la FSU et de la CGT [2]. En 2005, Solidaires s’implique avec diverses associations et organisations politiques contre le Traité constitutionnel européen (TCE). L’organisation prend ainsi une part active dans la campagne d’information et de sensibilisation qui permet d’aller à l’encontre du discours dominant sur la nécessité du « oui » assenée par une large partie des médias et du champ politique.
Cependant, ce cycle spécifique de lutte se ralentit en France dans la deuxième partie des années 2000, ce qui va amener Solidaires à se redéployer dans les murs de l’entreprise pour peser davantage sur les dynamiques de lutte dans la sphère du travail. En effet, à partir de 2003, les grands mouvements sociaux ont surtout pour objet l’opposition aux politiques successives de casse du système de protection sociale hérité de l’après-Seconde Guerre mondiale, de réécriture du Code du travail au service de la seule compétitivité des entreprises ainsi que de démantèlement et de privatisation des services publics. Or ces luttes interprofessionnelles questionnent chaque fois la capacité des syndicats à mobiliser les salarié∙es, aussi bien dans le public que dans le privé, ainsi qu’à construire un niveau de rapports de force suffisant pour pouvoir l’emporter. Pour les militant∙es de Solidaires, les enjeux se déplacent ainsi progressivement, passant de l’importance d’être partie prenante de différents réseaux de lutte à la question de leur rôle dans le déclenchement et l’élargissement de mobilisations qui se concentrent essentiellement dans la sphère du travail. Autrement dit, il faut pouvoir gagner à nouveau dans des grandes luttes interprofessionnelles. Il s’agit pour cela de lutter sur le plan idéologique, mais aussi de bousculer les formes de lutte, notamment les fameuses journées de mobilisation dites « à saute-mouton » (espacées dans le temps), proposées par les organisations dominant le champ syndical. Solidaires demeure dominée dans le champ syndical et peu capable d’infléchir le cours des luttes pour leur donner une coloration plus combative : malgré son développement, elle n’apparaît ainsi toujours pas en mesure de construire seule le rapport de force auquel ses militant∙es aspirent.
En interne, les débats sont d’ailleurs souvent très vifs à la suite de chaque grande séquence de contestation sociale (2006, 2009-2010, 2016). S’il faut défendre une certaine stratégie unitaire (qui apparaît souvent comme un mal nécessaire) sans pour autant freiner des initiatives plus radicales, il importe de pouvoir exister davantage dans le champ en élargissant les implantations, notamment dans le privé, et en pesant davantage dans le jeu électoral. Si ce dernier paraît parfois relativement vain à nombre de militant∙es, son importance s’est largement accrue avec les nouvelles règles de représentativité établies par la loi du 20 août 2008 qui ont largement changé les règles en vigueur dans le champ syndical et transformé les moyens d’action des militant∙es.
Les pièges du dialogue social : domestiquer les syndicats
C’est la conception même des relations professionnelles qui a évolué en restreignant de plus en plus l’espace accordé aux organisations syndicales pour infléchir l’ordre des choses. Sous la pression du MEDEF, les différentes « réformes » gouvernementales qui se sont succédé (dans le sillage de la loi de 2008 suivie de la loi Travail en 2016 et des ordonnances Macron de 2017) ont conduit, en effet, à une part accrue des négociations et des concertations qui se déroulent au niveau des seules entreprises – lesquelles deviennent le lieu où se décident de plus en plus de normes sociales dérogatoires aux conventions de branche ou au Code du travail (la fameuse « inversion des normes » de la loi Travail en 2016, permettant systématiquement de tirer les conditions de travail et d’emploi vers le bas, en contournant les conventions collectives). Ce faisant, les organisations syndicales se retrouvent largement intégrées à l’ordre managérial par l’injonction à se plier à la nécessité d’une « démocratie sociale » renouvelée, pour mieux désamorcer toute forme de conflictualité en dehors du cadre institué, et domestiquer un peu plus les militant∙es syndicaux. Ces changements s’accompagnent sur le plan idéologique de la promotion d’un « dialogue social responsable » et de son corollaire, le syndicalisme d’expertise.
Paradoxalement, les syndicats, devenus des « partenaires sociaux », sont chargés d’accompagner ces transformations et toute forme de contestation est invalidée, « par le biais d’une série de dispositifs (« service minimum », « alarme sociale », etc.) qui visent à neutraliser les formes d’action traditionnelles du syndicalisme, spécialement la grève, ainsi que par « de nouvelles normes juridiques qui encouragent une redéfinition des conditions mêmes de l’action syndicale [3] ». C’est en effet au niveau de l’entreprise que cette idéologie du dialogue social a été le plus diffusée et s’est incarnée dans des dispositifs institutionnels. La réforme des règles de la représentativité syndicale, lancée en 2008, avait pour but affiché de rendre les organisations syndicales plus légitimes à négocier grâce à leurs résultats électoraux. Cela a contribué à faire du moment électoral une séquence désormais centrale et particulièrement chronophage dans l’activité syndicale, favorisant le plus souvent les organisations promptes à jouer efficacement le jeu de la communication lors des scrutins et à présenter davantage de listes dans les entreprises de différents secteurs et de différentes tailles, mais aussi dans différents collèges Le nouveau régime de représentativité tend ainsi à transformer le rapport que les syndicats entretiennent avec les salarié∙es. Il peut de ce fait paraître moins important d’aider des équipes militantes à être actives sur le terrain que de savoir capter un électorat et le mobiliser pour un scrutin.
La loi du 20 août 2008 visait aussi à promouvoir des élu∙es du personnel fortement professionnalisé∙es, des « expert∙es du dialogue social », dont l’activité se concentre avant tout sur la préparation et le suivi des négociations et autres concertations d’entreprise. Les moyens syndicaux ont ainsi été concentrés sur ces élu∙es centraux, au détriment de ressources pour une action syndicale plus militante, tournée vers une représentation de proximité. Une distance se creuse ainsi entre des représentant∙es de terrain qui se retrouvent dans l’obligation de compenser le manque de moyens dont ils disposent par un engagement bénévole, sur leur temps personnel, et des représentant∙es de « sommet », hyper-professionnalisé∙es, mis∙es en avant dans la valorisation du « dialogue social ».
La mise en place du Comité social et économique (CSE), imposée par l’une des ordonnances Macron de 2017, est venue achever cette profonde transformation de la représentation syndicale sur les lieux de travail. Le CSE est devenu une instance très lourde, aux ordres du jour pléthoriques, où l’on discute de points souvent très éloignés de ce que vivent les salarié∙es au travail. Les représentant∙es de proximité, quand ils ou elles existent, ont vu, quant à eux/elles, leurs moyens syndicaux, notamment en termes d’heures de délégation, se réduire considérablement. Dès lors, ils et elles ont beaucoup de mal à faire remonter des problèmes concrets, notamment dans les Commissions sécurité santé au travail (CSSCT) qui ont remplacé, de façon très partielle, les CHSCT [4]. En plus d’imposer des cadres institutionnels changeants, ces nombreuses transformations contraignent les équipes syndicales à un effort de réajustement continu pour bien saisir le champ d’action de ces instances tout en institutionnalisant un peu plus encore leurs pratiques. Comme l’explique très justement un militant qui revient sur son expérience passée, « les IRP [instances représentatives du personnel] nous ont plombés complètement. C’était tout nouveau, on y a mis toutes nos forces militantes. Cela nous bouffe un temps pas possible. Et on a du mal à s’en sortir. On est noyés sous les réunions, les documents ». À l’arrivée, les nombreux changements institutionnels des dernières années contraignent fortement les militant∙es en technicisant les débats à outrance, ce qui tend à atténuer la conflictualité et à les rendre moins offensifs. Dans ces conditions, le « dialogue social » en entreprise apparaît particulièrement pauvre, et contraint largement les espaces de luttes des militant∙es.
Renverser la table des négociations ou y accéder : comment échapper à l’institutionnalisation ?
En se développant et en inscrivant leur organisation dans la durée, les militants et militantes de Solidaires se sont vu∙es progressivement confronté∙es à de nouveaux enjeux comparables à ceux qui se présentent aux autres organisations syndicales. Après de stimulantes premières années de création de syndicats et de sections, ils et elles ont dû s’efforcer de conserver les bases existantes, fragilisées par l’éclatement progressif et la privatisation des entreprises publiques, et de renforcer leur implantation en recrutant des militant∙es, afin d’élargir le développement vers le privé. Une première transformation vient du fait que Solidaires est aujourd’hui loin de ne regrouper que des « anciens et anciennes » de la CFDT. Les adhésions en provenance de la CGT se sont amplifiées au cours des années 2000. D’autres viennent de la Confédération nationale du travail (CNT) ou, de façon beaucoup plus minoritaire, de FO et même de la CFTC. Surtout, une large part des militant∙es aujourd’hui ont directement adhéré à une organisation membre de Solidaires, découvrant le syndicalisme de cette façon. Le socle commun en termes d’expériences, de références en matière de pratiques syndicales, que partageait le noyau dur des fondateurs et fondatrices des premiers SUD – ces héritier∙es de Mai 68 – est désormais beaucoup plus diffus tant du point de vue générationnel que de celui de la culture militante. Les nouveaux et nouvelles entrant∙es ont ainsi parfois du mal à saisir les enjeux de la dimension interprofessionnelle – s’engager au-delà des actions sur son lieu de travail où à maîtriser le fonctionnement de Solidaires.
Les résultats cumulés obtenus par Solidaires dans différents champs professionnels (3,68 % des suffrages au total) ne lui permettent pas d’être représentative à l’échelon national et interprofessionnel. Ils lui ont cependant donné accès à des financements publics importants au regard de son budget d’avant 2008, ainsi qu’à la possibilité de désigner des conseiller∙es du salarié, des juges prud’homaux, des représentant∙es au CESE et aux CESER, et de siéger dans un certain nombre de branches ou de conseils dans la Fonction publique. Par ailleurs, ces moyens ont permis le déménagement de Solidaires de ses anciens locaux exigus sous les toits du Boulevard de la Villette vers ceux de la Grange aux Belles, annonçant un passage métaphorique d’une certaine adolescence à une entrée dans l’âge adulte. Solidaires a dès lors conforté sa place parmi les autres syndicats vis-à-vis des employeurs et des pouvoirs publics.
L’objectif affiché par Solidaires d’obtenir la représentativité aux niveaux national et interprofessionnel, c’est-à-dire de dépasser le seuil des 8 % dans le privé et d’être implantée dans l’ensemble des secteurs d’activité, passe en partie par une autre stratégie de développement : gagner la représentativité dans un plus grand nombre de branches, suivre de plus près les résultats, pousser les équipes à déposer des listes dans l’ensemble des collèges et donc aussi trouver des candidat∙es. Cette logique se traduit dans d’autres organisations par un pilotage renforcé des fédérations sur les syndicats d’entreprise afin de ne pas rater l’échéance devenue cruciale des élections. Autant dire que cette façon de faire du syndicalisme peut apparaître assez éloignée des pratiques de militant∙es Solidaires. Toutefois, la contrainte est bien présente, et il faut faire avec : dans les secteurs précarisés, le statut d’élu∙e protège (normalement) de la répression patronale, donne quelques heures pour aller voir les autres salarié∙es, bref permet d’assurer un minimum de travail militant, même s’il reste souvent de nombreuses tâches, accomplies bénévolement. Voilà donc Solidaires intégrée à un jeu institutionnel qu’elle voulait au départ chambouler ! Cette évolution de Solidaires pose la question de l’institutionnalisation du syndicalisme. Les militant∙es qui ont fondé les premiers SUD ont développé une réflexion intense sur cette question et doté leurs nouvelles organisations de règles statutaires très exigeantes. Leur objectif était alors d’empêcher la constitution d’un corps de permanent∙es syndicaux, éloigné∙es de la base et prenant des décisions au regard de leurs propres intérêts au sein de l’organisation. D’une certaine façon, ils et elles avaient surtout en tête des phénomènes de bureaucratisation et de domination sans partage d’une majorité bien installée dans l’appareil. Mais les changements dans les règles des relations professionnelles, tout comme la conversion de nombre d’organisations à ces règles, pèsent sur leur pratique et amènent à adopter des pratiques que l’on souhaitait contester au départ, ce qui change les données du problème et crée des questionnements internes finalement très classiques, que l’on retrouve chez des organisations pourtant centenaires comme la CGT : lutte contre la professionnalisation, capacité à organiser des militant∙es sur le terrain, refus de passer son temps en réunion, renouvellement générationnel, etc.
Un syndicat comme un autre ? Faire vivre ses différences
En 2024, il n’est pas exagéré de voir Solidaires comme un acteur parmi d’autres des relations professionnelles, une organisation dont la place n’est plus contestée dans les intersyndicales ni dans les espaces de concertation – à défaut de négociation. Cela ne signifie pas pour autant que les syndicalistes SUD ne soient pas considérés comme « gênant∙es » ou comme des « perturbateurs∙trices » par bien des Directions des ressources humaines (DRH) et par les gouvernements. Ainsi, même si Solidaires apparaît davantage intégrée dans le jeu des relations professionnelles, les syndicats membres de l’union interprofessionnelle continuent de susciter l’inquiétude des journalistes dominants, du personnel politique et des milieux patronaux, qui voient en leurs rangs des militant∙es « radicaux » prompts à en découdre. Exister à la fois dans les relations syndicales et dans les mouvements plus contestataires ne constitue pas en soi un problème, puisque Solidaires s’est justement construite à l’interface entre plusieurs univers. Le redéploiement de certaines luttes (antifascisme, féminisme, violences policières, islamophobie, écologie, etc.) permet au contraire à certain∙es de ses militant∙es de donner plus de sens à leur engagement, même si d’autres s’investissent uniquement sur leur lieu de travail. Mais ce multi positionnement soulève de réelles questions pratiques sur les relations au quotidien entre ces militant∙es aux investissements contrastés et sur le partage des rôles entre eux/elles, d’autant plus quand on dispose d’équipes bien plus réduites que dans d’autres organisations. Quand certain∙es se spécialisent dans des causes politiques ou sociales, d’autres priorisent des enjeux plus strictement liés au domaine des relations professionnelles, plus techniques et organisationnelles (élections, questions juridiques, représentativité, suivi des négociations, etc.). Surtout, en raison même des difficultés à militer sur le lieu de travail (du fait des discriminations mises en œuvre par les directions d’entreprise mais aussi de l’intensification des tâches à assumer dans les différents mandats), peu de militant∙es sont en réalité disponibles pour s’investir dans d’autres luttes.
On a pu s’en rendre compte lors de la mobilisation contre la réforme des retraites en 2023. Alors que Solidaires s’est retrouvée pleinement intégrée à l’intersyndicale sans que sa place ne soit remise en question, il n’a pas été facile d’amplifier au niveau local et dans les entreprises la dynamique impulsée par cette dernière, malgré un appel clair à la grève reconductible à partir du 7 mars. Après une mobilisation de l’hiver 2019-2020 originale par rapport aux luttes sociales des trente dernières années (calendrier indépendant du calendrier législatif, sorte de grève reconductible annoncée dès le mois de septembre par la RATP et reprise localement avant d’être amplifiée nationalement, centralité de la grève et vitalité des AG locales bien que circonscrites dans certains secteurs, etc.), celle de 2023, longtemps présentée par la presse comme très originale du fait d’une intersyndicale complète (ce qui est effectivement rare sur la durée), a en fait largement repris des formats plus classiques de mobilisations, en tout cas jusqu’au 7 mars et le 49-3 : mobilisations très conséquentes mais espacées dans le temps, suivi en réaction du calendrier parlementaire (Assemblée nationale, Sénat, Commission mixte paritaire), appels prudents pour ne pas froisser les organisations plus réformistes et préserver l’unité. Surtout, l’ampleur des manifestations lors des quatorze journées d’action s’est paradoxalement accompagnée de difficultés réelles à mobiliser les collègues plus largement sur les lieux de travail pour organiser la grève et s’impliquer dans les luttes en entreprises. Cela illustre des difficultés à construire un rapport de force suffisant face à un pouvoir de plus en plus radicalisé, glissant vers une forme de libéralisme autoritaire, comme en témoigne l’ampleur des violences policières et des discriminations syndicales tout comme son intransigeance à toute possibilité d’amendement ou de modification de ses projets de loi, ce qui a poussé, sans doute un peu malgré elles, les organisations du pôle réformiste du champ syndical (la CFDT en tête) à rester dans l’intersyndicale jusqu’au bout. Pour Solidaires, plusieurs défis imbriqués demeurent donc centraux : le renforcement de bases militantes actives et combatives, armées face à la rhétorique mais aussi à l’emprise croissante des dispositifs de « dialogue social » ; la nécessité de faire vivre les liens construits avec d’autres espaces militants (féminisme, antiracisme, écologie, LGBTQI+, etc.) permettant de politiser plus largement son engagement syndical ; enfin, celle de continuer à affirmer les pratiques démocratiques internes pour à la fois se conformer à son héritage historique et l’actualiser. De cette capacité à tenir sur ces deux jambes dépend grandement la possibilité de conserver ses différences dans le champ syndical et à remplir la « double besogne » que nombre de ses militant∙es tentent de faire vivre au quotidien : à la fois mener un combat sur le lieu de travail contre les « empiètements du capital » et contribuer à un projet de transformation radicale de la société.
⬛ Sophie Béroud et Martin Thibault
[1] Agir ensemble contre le chômage ! – Association pour l’emploi, l’information et la solidarité – Mouvement national des chômeurs et précaires.
[2] Voir Évelyne Bechtold-Rognon et al., Toutes à y gagner. Vingt ans de féminisme intersyndical, Paris, Syllepse, 2017.
[3] Pour les deux citations : Etienne Pénissat, « A l’ombre du ”dialogue social” », Agone, n°50, 2013.
[4] Voir pour des éléments de bilan critique des ordonnances Macron : https://lesmondesdutravail.net/n30-dossier-travail-negociations-conflits-quelles-recompositions/
- Du congrès Solidaires… - 31 août 2024
- Dialectik Football - 30 août 2024
- Le Miroir du football : un journal de référence - 29 août 2024