Se former pour développer une pratique syndicale antiraciste
Le racisme et les syndicats, d’une époque à l’autre
Le racisme, combattu vigoureusement par les organisations syndicales dans les années 70 au nom de la solidarité de classe français-immigrés dans les entreprises, a reculé dans les faits. C’était le temps où les immigré.es (des hommes pour l’essentiel) étaient vécu.es comme étant de passage. Grand changement donc dans la compréhension de la société française quand ceux et celles-ci se sont installé.es1 et que leurs enfants sont devenu.es français.es. Changements économiques avec la crise, changements aussi avec la question de l’immigration devenue question politique : c’est le temps des mouvements revendicatifs dans l’automobile (années 80), dénoncés par la gauche au pouvoir comme mouvements islamistes, puis la crise et la guerre civile algérienne dans les années 90. Par ailleurs, la question sociale des quartiers populaires et les violences policières se sont installées dans le paysage, depuis la marche de 1983 pour l’égalité et contre le racisme, dite « marche des beurs ».
Depuis, la situation n’a cessé de se dégrader dans la société et donc aussi dans les entreprises : nous ne pouvons pas ignorer que les collègues de travail sont aussi électeur.trices, habitant.es… Solidaires a participé, avec la FSU et la CGT, à la mise en place de VISA2 en 1996. Ce réseau, centré sur l’argumentation face au Front national, réalise des formations et de l’information, en partie en intersyndicale. Autre sujet d’intérêt et d’action de nos militants et militantes, le travail de solidarité auprès des sans-papiers, mais dans la plupart des cas, il s’agissait d’actions en dehors des lieux de travail.
La mise en place de la formation antiracisme correspondait à un autre souci, complémentaire. Il s’agissait d’abord de donner les moyens aux militants et militantes d’agir, parfois de réagir, face aux situations de racisme vécues dans les entreprises, les administrations ou les services. Et aussi, d’aller fouiller dans le magma de la gestion des ressources humaines, pour combattre les discriminations, dont des rapports nombreux et officiels décrivent la réalité en chiffres et la presse en expériences douloureuses : caractère massif des discriminations à l’embauche, jeunes racisé.es choisissant l’émigration après des tentatives infructueuses de trouver du travail à leur niveau de qualification, discrimination dans les carrières et dans la vie quotidienne…
Sexisme et racisme
Pour cela, nous nous sommes appuyé.es sur l’expérience de la formation contre les stéréotypes de genre mise en place dans Sud PTT, puis Solidaires, depuis une quinzaine d’années, et qui a contribué à armer de très nombreuses et nombreux camarades pour lutter contre les inégalités de genre, partout et d’abord sur les lieux de travail. L’idée est de travailler sur les représentations de chacun et chacune, de faire toucher du doigt au plus près la situation des personnes racisées, celle de nos camarades, nos collègues, et enfin de réfléchir ensemble à la mise en œuvre des outils qui peuvent nous permettre d’agir sur les lieux de travail. Les femmes, les personnes racisées, sont victimes de préjugés, vivent des situations d’infériorisation, dont nos syndicats ont souvent du mal à prendre la mesure. Tout ceci constitue des freins à l’action syndicale, parce que ces différences divisent, parce que les situations spécifiques n’étant pas prises en compte, les revendications ne peuvent pas l’être… Il s’agit donc, comme syndicaliste, d’apprendre à voir avec les yeux d’un ou une collègue victime du racisme comme nous apprenons à voir avec des yeux de femmes.
La parole des premiers et premières concerné.es est décisive, même si elle s’exprime dans nos formations de façon moins massive que dans les formations antisexistes … tout simplement parce que, jusqu’à aujourd’hui, nos formations antiracistes ne regroupent pas principalement ces premiers et premières concerné.es ; signe de faiblesse, encore, de notre syndicalisme ! Il n’empêche que le lieu se prête à la libération de la parole et permet à tous et toutes de comprendre et prendre en compte la réalité du vécu du racisme et de cette discrimination.
Des outils d’action qu’il faut savoir mobiliser contre les discriminations
Les outils pour la mobilisation existent. Mais comme ceux qui concernent la lutte contre les discriminations à l’encontre des femmes, ou des travailleurs et travailleuses en situation de handicap, ils sont encore peu utilisés par les syndicats. Les syndicats agissent contre les discriminations, par leur action dans les entreprises et en justice principalement, quasi exclusivement sur la discrimination syndicale, et peu sur les autres discriminations pourtant bien plus répandues. Dépasser ce stade un peu autocentré et qui montre une certaine incapacité à voir le reste du monde, est un véritable enjeu. Se greffe à cette situation une difficulté : la discrimination pour des motifs liés à l’origine ou à la religion réelle ou supposée, est interdite dans l’entreprise comme ailleurs, mais les moyens mis en œuvre le sont sous le vocable flou de la « diversité ». Cette « diversité » s’est construite comme réponse néolibérale face aux politiques « d’action positive », de quotas… Il est vrai qu’en France les variables ethniques ne sont pas prévues dans les statistiques des entreprises, ce qui rend la mise en lumière des discriminations difficile à réaliser. Il n’empêche que des moyens existent. Aujourd’hui les testing sont utilisés de façon très officielle ; dans la fonction publique, dans les ministères, nombreux sont les rapports qui établissent la discrimination liée à l’origine, à partir du lieu de naissance, du nom, du prénom, du lieu d’habitation, de la nationalité des parents… Facilement constatable à l’embauche, la discrimination existe aussi sur les déroulements de carrière. Celles et ceux qui en sont victimes la ressentent, des rapports la décrive : à nous de la voir et de savoir la combattre.
De l’action directe et via les instances représentatives du personnel contre le racisme
Sur le racisme, là aussi le travail est à construire : lors de chaque formation, les personnes concernées expriment pour la première fois un vécu de victime du racisme sur le lieu de travail, devant ceux et celles qui sont pourtant des camarades du syndicat. L’enjeu est de renvoyer le signe que les choses ne peuvent plus se passer comme avant, qu’il faut dire, réagir… Le racisme est un délit contre lequel on peut porter plainte, les paroles racistes que les chefs ou les patrons cherchent en général à minimiser sont interdites. Il faut jouer notre rôle de syndicat pour défendre tous ceux et toutes celles qui en sont victimes et trouver leur confiance pour changer la situation. Nous devons les reconnaître comme victimes et les défendre comme telles ; les moyens existent, même si le gouvernement les a réduit dans les entreprises et s’apprête à le faire dans les administrations.
Défenseur des droits, actions de groupe
Ces dernières années, les évolutions législatives ont été nombreuses. Notre organisation syndicale, comme tous ceux qui se battent contre les projets successifs des gouvernements, a parfois du mal à trouver, parmi les nouvelles dispositions, des éléments positifs ou du moins utilisables. Pourtant, les mesures liées à la lutte contre les discriminations et à l’action de groupe ont progressé ces dernières années. Le Défenseur des droits, tout Toubon qu’il soit, est une institution qui publie des rapports tout à fait essentiels dans la description des discriminations actuelles, qui mène des enquêtes et qui peut être saisi par les personnes discriminées, agir sur les auteur.es, voire saisir la justice. Depuis maintenant deux ans, l’action de groupe à l’initiative des associations est possible pour agir contre les discriminations à l’embauche. Les syndicats peuvent aussi agir sur les discriminations pendant la carrière. Se saisir de ces outils n’implique pas de verser dans une judiciarisation de l’action syndicale. Il est tout à fait possible de mener de front des actions mobilisatrices et d’utiliser ces moyens, car ils permettent aussi de faire avancer la lutte contre les discriminations au plan de la société entière. Il suffit de voir comment le long combat juridique des chibanis de la SNCF met en lumière ces questions aujourd’hui. C’est aussi un champ supplémentaire d’action commune pour les syndicats et les associations, à faire émerger. Ce sera utile aussi car les associations dont l’objet est la lutte contre les discriminations ont plus de sensibilité, et ont accumulé plus de matière sur ces questions.
De l’intérêt de croiser les regards et les expériences
La formation a été mise en place de façon pragmatique par des animateurs et animatrices de Solidaires et de la FASTI. Cette organisation, qui vient de fêter ses cinquante ans, a une bonne expérience de travail antiraciste en direction de toutes sortes de publics et met en œuvre des outils d’éducation populaire pour le réaliser. Elle a, de plus, de très sérieuses connaissances de la législation sur les personnes étrangères, de ses évolutions et applications actuelles. Cette collaboration a été très bénéfique pour permettre de mettre sur pied une formation qui s’attaque aux fondements du racisme dans nos sociétés, à la façon dont il s’insinue dans les rapports sociaux, au travail mais aussi via les stéréotypes sociaux de races dans les représentations de chacun et chacune d’entre nous, militant.es aguerri.es y compris. Ce travail permet ainsi de sortir outillé.es de diverses manières, ce qui correspond à des préoccupations différentes parmi les militants et militantes : utilisation des instances représentatives du personnel, réponses du tac au tac, argumentations… L’ambition est maintenant de démultiplier la formation au niveau local avec une équipe plus étoffée de formateurs et formatrices, sachant que la demande commence à être importante.
Reprendre notre place dans la lutte antiraciste
Sur ce sujet, comme il y a des années s’agissant la lutte féministe, les syndicats bougeront parce que les personnes racisées se seront organisées. Elles le font aujourd’hui dans des organisations diverses, tant dans la forme que dans les objectifs qu’elles se fixent. Il y a un enjeu pour le syndicalisme, et pour Solidaires, à faire que le combat antiraciste ne se mène pas principalement de l’extérieur des entreprises. Il s’agit, en nous formant tous et toutes au combat antiraciste, de nous mettre en situation de défendre les travailleuses et les travailleurs tel.les qu’ils et elles sont, et de permettre ainsi que tous et toutes puissent trouver leur place dans le syndicat parce que celui-ci assumera ce combat comme un élément décisif de la lutte syndicale.
1 Cela s’était passé des décennies auparavant, par exemple pour des populations venues de Belgique, d’Italie, de Pologne… donc, dans ces périodes-là de pays européens.
2 Vigilance initiatives syndicales antifascistes ; www.visa-isa.org
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