Saint-Denis à bout, Saint-Denis Debout !
Provocation
En venant à Saint-Denis le jeudi 7 avril 2016 saluer les lycéennes de la prestigieuse Maison d’Éducation de la Légion d’Honneur, vaste école publique interdite de fait à la plupart des enfants de Saint-Denis, au cœur d’un domaine verdoyant de 17 hectares, la visite du président faite aux filles de la bourgeoisie (pour la plupart) est vécue comme une réelle provocation contre notre territoire tant discriminé.
Bref, des messages circulent, des textos sont envoyés, et un rassemblement d’une quarantaine de personnes s’improvise devant l’établissement. Là, nous sommes gardés en nasse jusqu’au départ de Hollande. Nous rédigeons alors un texte dans la nuit et en vingt-quatre heures, 27 associations, syndicats et organisations politiques lancent l’appel Nuit Debout pour le mercredi suivant. Appel diffusé dès le 9 avril, à la manifestation parisienne contre la loi travail, mais aussi au carnaval de Saint-Denis contre les expulsions et à la fête rue du Corbillon, rue encore traumatisée par l’intervention violente du Raid en 20151. Notre appel se nourrit de nos luttes locales et globales quotidiennes.
Le mercredi 13 avril est donc choisi, car c’est déjà une journée de lutte des parents mobilisés du 93 (occupation d’écoles le matin et pique-nique devant des mairies du 93 le midi). On greffe la Nuit Debout au mercredi soir, squattant au passage les tables, chaises et barnums mis à disposition par la mairie devant la Basilique pour les parents en colère contre le ministère qui nous prive de profs, de Rased2, de classes… Les bonnets d’âne (un collectif de parents dyonisien.nes) rappellent le midi, puis le soir, les chiffres de la honte, ceux qui produisent de l’exclusion par l’école.
Extrait de l’appel de Saint-Denis Debout :
Nous, manifestant.es, salarié.es, chômeur.ses et précaires, étudiant.es, lycéen.nes, parents d’élèves et écolier.es, mal logé-es, expulsé.es, délogé .es, avec ou sans papiers, sommes rassemblés pour revendiquer :
- le retrait du projet de la « loi travail »,
- des logements et des papiers pour tous, notamment pour les familles de Corbillon, toujours pas reconnues victimes suite à l’intervention du RAID,
- l’arrêt des expulsions et la réquisition des logements vides,
- des moyens pour l’école, la santé, la culture, les services publics, …
- le droit de circuler librement, l’accueil des réfugiés, l’arrêt des violences policières, des contrôles au faciès et de l’état d’urgence.
- Un autre choix de société !
Fierté
Environ 1 000 personnes sont finalement passées ce soir-là : débat sur la loi travail, témoignages de salarié-e-s précaires, de sans papiers, de mal logé-e-s, de lutte des camarades Solidaires de l’EHPAD3 en butte à la répression antisyndicale, mais aussi spectacles, projection de films, espace animation enfants assuré par le Centre social autogéré Attieke. Et l’AMAP4 avec de quoi nous restaurer ! Souvenir de la compagnie Jolie Môme5 venue chanter la résistance et l’espoir à la nuit tombée, et de deux super-rappeuses féministes black de la fac Paris 8 pleines d’énergie… FIERTÉ !
Jonction
Saint-Denis Debout a duré trois mois, réunissant entre 40 et 150 personnes par soirée. C’était le mercredi devant la basilique, puis en juin sur le parvis de la gare pour toucher des habitants d’autres quartiers et éviter la foule masculine, agressive et avinée de l’Euro 20166. Le mercredi a permis d’informer des rendez-vous d’actions qui se déroulaient le lendemain (le jeudi étant souvent un jour de grève nationale ou de secteur), même si avec du recul le vendredi aurait été mieux pour toucher plus les familles. Cet espace était un lieu de jonction d’habitant-e-s motivé-es et de salarié-e-s en colère (et vice versa). Très vite, nous nous sommes appropriés la place : bâches de Nuiteux, bancs de l’AMAP, table de l’Attieke, indépendance y compris électrique ! Cet espace a ouvert la parole de personnes qui ne seraient pas venues à la Bourse du travail, mais qui, pourtant, souhaitent se mobiliser. Syndicalistes de Solidaires, nous avons ardemment joué ce rôle essentiel de trait d’union entre ces deux combattivités sociales sur un même territoire. Dans les têtes, il y avait aussi un peu du LKP, mouvement qui avait lancé la fameuse grève générale de 2009 en Guadeloupe. Toute l’île avait été bloquée par les secteurs populaires unis contre la vie chère capitaliste et pour les services publics, la hausse des salaires, la baisse des loyers. Notre envie d’unité a aussi été guidée par ce bel exemple, nous reconnaissant dans les discriminations subies dans l’île. Les soirées étaient aussi thématiques : assurance chômage/intermittence, violences policières avec « Urgence notre police assassine », logement avec le DAL, contre la stigmatisation des quartiers populaires, de Saint-Denis à Molenbeek7 . La combativité occupait la place. Un soir, la Basilique a même été occupée, pour interpeller l’État quant aux victimes du RAID.
Les actions des AG de grévistes y étaient relayées. Elles se voulaient conviviales, autogérées, radicales et mobiles : Piquet de soutien aux grévistes SUD du Franprix initié par notre Union Locale et soutenu par l’AG interpro des grévistes et par Saint Denis Debout (victoire8), blocage d’une partie du port de Gennevilliers, piquets devant les dépôts de bus RATP où des camarades faisaient grève (y compris coordonnés sur plusieurs dépôts franciliens avec Nuit Debout Paris et Solidaires 92), manifestation contre l’Euro du fric à Saint-Denis, banquet des luttes le midi dans la rue avec des récup’ du marché pour discuter avec les collègues sous le soleil et sur du temps libre, tractage en piquets volants avec mégaphone dans des magasins et services publics du centre-ville, collages à Franc-Moisin9, blocage de l’hyper centre commercial de Val d’Europe contre le travail du dimanche, occupation de voies ferrées dans des gares parisiennes… Ce mouvement de grèves et d’actions s’est transformé en une véritable école de lutte et de solidarité. Une vraie respiration malgré les lacrymos.
Au début du mouvement, nous avions peur du déchaînement des violences policières à Paris. Nous étions gazés, dans les cortèges syndicaux comme en tête de manif. Progressivement, les participant-e-s de Saint-Denis Debout ont convergé ensemble, salarié-e-s et habitant-e-s de la ville, dans le cortège de tête parmi des milliers d’autres personnes et par-delà les divisions syndicales.
Cette expérience nous a permis au final de continuer à tisser ce réseau local de résistance autogérée et solidaire tant indispensable à nos futures victoires locales et globales. On en redemande !
Amel Dahmani.
1 Suite à l’assaut du RAID sur un immeuble de la rue du Corbillon à Saint-Denis (après les attentats du 13 novembre) qui l’a rendu inhabitable, plusieurs familles et habitant.es de cet immeuble sont resté.es sans solution de relogement.
2 Réseaux d’aides spécialisés aux élèves en difficultés.
3 Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.
4 Association pour le maintien d’une agriculture paysanne.
5 Voir « Une compagnie internationaliste », entretien avec la Compagnie Jolie Môme publié dans le n°2 des Utopiques de décembre 2015, pages 88 à 91.
6 Championnat d’Europe de football.
7 Molenbeek est un quartier populaire de Bruxelles.
8 Voir l’article sur l’Union locale de Saint-Denis paru dans Les Utopiques n°4 de février 2017, pages 116 à 125.
9 Quartier de Saint-Denis.
- Saint-Denis à bout, Saint-Denis Debout ! - 22 octobre 2018