Retraité∙es en Ukraine : entre misère et douleur
En Ukraine, 70% des personnes retraitées perçoivent une pension inférieure à 116 euros, selon le vice-ministre de la politique sociale de l’Ukraine (2023). Population des plus vulnérables, ces retraité∙es vivent un calvaire depuis le 24 février 2022, date de l’invasion du territoire par les troupes russes. Dans la misère, ils et elles doivent affronter les affres d’une guerre qui détruit ce qu’ils et elles ont mis une vie à construire. Dans ces conditions effroyables, nombre de retraité∙es participent à la résistance populaire, contre l’occupation.
Retraité, membre de l’Union départementale interprofessionnelle des retraité∙es Solidaires de Paris, Patrick Le Tréhondat, participe à la commission internationale de l’Union syndicale Solidaires. Coopérateur des éditions Syllepse, il est aussi actif au sein de l’Association pour l’autogestion et du collectif de rédaction de Cerises la coopérative.
Au 1er janvier 2022, il y avait en Ukraine 10 841 117 personnes retraitées, sur une population d’environ 44 millions d’habitants et habitantes. L’âge de départ à la retraite est à 60 ans, après 30 années de cotisations. À côté du système de répartition, s’ajoute un système par capitalisation (non obligatoire) qui reste, pour le moment, minoritaire. En 2010, il y avait 102 fonds de pension non étatiques opérant en Ukraine, avec 484 300 personnes cotisantes. Cependant, malgré la guerre, le parlement discute activement du renforcement du système par capitalisation.
Vers la capitalisation ?
En avril dernier, un groupe de députés de la majorité, dirigé par le chef du parti Serviteur du peuple, David Arakhamia, a enregistré un projet de loi n° 9212 au parlement « Sur la pension accumulée ». « Accumulée » étant un subterfuge sémantique, pour éviter d’utiliser le terme repoussoir de « capitalisation ». Mais, probablement, les parlementaires étaient très pressés de soumettre ce document, car dans leur note de présentation, ils n’ont même pas eu le temps de remplacer l’ancien terme par un nouveau, et l’ont laissé tel quel : « Sur la pension universelle obligatoire par capitalisation ». Selon la confédération syndicale KVPU, « cela, en fait, a confirmé une fois de plus leurs véritables intentions et, pour le dire simplement, de transférer l’argent des futurs retraités entre les mains de fonds privés… il s’agit essentiellement d’un effondrement délibéré du système de retraite solidaire et de la perte des pensions déjà maigres et durement gagnées des Ukrainiens. » Les deux confédérations syndicales ukrainiennes FPU et KVPU dénoncent et s’opposent à ce projet. Récemment un quotidien ukrainien expliquait benoîtement les avantages de ce projet de loi : « Les fonds de pension non étatiques autorisés, grâce à un système complexe de relations avec l’État [on appréciera l’euphémisme], pourront investir les cotisations des Ukrainiens et gagner de l’argent. Ainsi, le compte de pension cumulé augmentera constamment et, à la retraite, une personne recevra une allocation cumulée en plus de l’allocation commune. C’est l’idée. » Ajoutons que selon la première vice-présidente de la commission de la politique sociale au parlement, Halyna Tretyakova, le système de solidarité de l’assurance retraite obligatoire de l’État, qui repose sur la solidarité n’est pas « rentable ».
« Cet état de choses doit être changé, c’est l’une des conditions de notre entrée dans l’Union européenne ». D’ores et déjà, comme preuve de bonne volonté à l’égard de la Commission européenne, le ministère des finances a préparé un projet sur la vérification des paiements des pensions. Il s’agit d’un projet d’ordonnance « portant approbation de la méthode de vérification des versements de pension ». Ainsi, il sera procédé notamment à une vérification des informations personnelles (notamment la façon dont les noms sont enregistrés) de chaque retraité∙e et du calcul du montant de sa pension. On peut s’étonner qu’en pleine guerre le gouvernement ukrainien entame un tel chantier qui mobilisera nombre de fonctionnaires et coûtera, à n’en pas douter. Qu’adviendra-t-il des pensions entachées de quelques irrégularités ? Andriy Pavlovski, spécialiste des questions de politique sociale, indique sur le site Gazata.ua que « à la suite d’une vérification, les citoyens peuvent être privés de leur pension en cas d’erreur dans le nom complet ou en cas de réception d’un paiement basé sur des documents invalides » et le titre de son article ne laisse aucun doute sur les conséquences possibles : « Pour quoi une pension peut-elle être révoquée ? »
Les homes et les femmes retraité∙es dans la résistance
Depuis le 24 février, la population s’est auto-organisée pour la défense du pays. Les personnes retraité∙es y ont participé pleinement. Fabrication de filet de camouflage ou de cocktails Molotov, en passant par la distribution de l’aide alimentaire, les activités de soutien à la résistance anti-impérialiste sont nombreuses. D’autres sont moins orthodoxes et plus risquées. Par exemple en avril 2022, dans la ville d’Izium, près de Kharkiv, des gâteaux empoisonnés ont été distribués aux soldats de la 3e division russe par des grands-mères ukrainiennes. Bilan parmi les troupes d’occupation : 2 morts et 28 soldats placés en soins intensifs. Dans les territoires occupés, de paisibles retraités assis sur un banc peuvent devenir une source de renseignements sur les mouvements de troupes russes, pour l’armée ukrainienne. Dès les premiers jours de l’invasion à grande échelle, le bataillon de volontaires « Babusya » [grands-mères] s’est formé à Kryvyi Rih., les participantes ont préparé et livré de la nourriture aux combattants ukrainiens. Elles collectent également des objets et aident les personnes déplacées. La fondatrice du bataillon, Nadiya Anisimova, explique : « Nous nous sommes organisées via Internet, nous avons plusieurs cuisines. Nous cuisinons, puis nous nous rassemblons près de la maison, chargeons tout, prenons des photos et envoyons le tout à nos garçons ».
Selon Nadiya Anisimova, des repas faits maison pour les militaires sont remis chaque semaine. Des volontaires transportent de « la nourriture de grand-mère » dans les régions de Tcherkassy, Kherson et Kharkiv. Certaines de ces Babusya se sont portées volontaires et se sont rendues sur les champs de tir, où elles ont appris à tirer à la Kalachnikov. Un autre bataillon de grand-mères existe à Jytomyr, depuis le début de l’agression russe contre l’Ukraine, c’est-à-dire depuis 2014. Elles ont rassemblé des vêtements, des couvertures et des oreillers et les font parvenir aux défenseurs de l’Ukraine. Des retraités combattent aussi les armes à la main dans les forces armées ukrainiennes. Leonid Onyshchenko, 63 ans, autrefois physicien nucléaire, combat maintenant l’armée russe près de la ville de Bakhmout (février 2023). De même, un récent post des Forces de défense territoriales montre deux hommes grisonnants de 59 ans nommés Mykola et Vasyl. L’un est simple soldat et l’autre sergent, ils appartiennent à la 112e brigade de défense territoriale à Kyiv. Le premier explique « Tant que ma santé me permet de rester en forme, je garde une mitraillette avec moi ».
Retraité∙es en exil et en territoires occupés
Depuis avril dernier, les personnes retraitées ukrainiennes réfugiées à l’étranger peuvent recevoir leurs pensions par le biais de transferts internationaux. Le gouvernement ukrainien a élargi les possibilités de recevoir des pensions pour les citoyens et citoyennes du pays qui ont quitté l’Ukraine en raison de l’agression russe. En effet parmi les 8 millions de réfugié∙es Ukrainien∙nes à l’étranger, il y a de nombreuses personnes retraitées qui ne pouvaient plus toucher leur pension versée sur leur compte en Ukraine. Par exemple, depuis le début de la guerre à grande échelle, 76 000 réfugiés ukrainiens de plus de 60 ans se sont enregistrés auprès des autorités polonaises. Un autre problème plus douloureux se pose. La situation des personnes retraitées vivant dans territoires sous occupation russe. Les versements des pensions ne sont plus possibles en raison de la rupture des relations bancaires ukrainiennes avec ces territoires. Leur apporter en espèces est impossible. Cependant, les pensions restent acquises à tous les retraité∙es, assurent les autorités ukrainiennes. Sans ressources, ces personnes retraité∙es sont soumis∙es à la pression des forces d’occupation. « Vous prenez un passeport de la Fédération de Russie, vous obtenez de l’argent » expliquent celles-ci. Versées en roubles évidemment. Il s’agit en fait d’un élément de pression sur les couches les plus socialement vulnérables de la population. Selon la journaliste Olena Kuzmytch, 300 « volontaires » organisés en groupes mobiles sont arrivés de Russie en mai, dans les zones temporairement occupées des régions de Donetsk et de Louhansk, pour « rendre visite » aux personnes retraitées et les convaincre de se « passportiser », terme employé pour l’abandon de ses papiers d’identité ukrainien contre remise d’un passeport russe.
Retraité∙es « traitres »
Certains Ukrainiens et Ukrainiennes sont menacé∙es de ne plus toucher de leur pension. C’est ainsi que l’État veut punir les « traîtres ». Selon le document élaboré, les citoyens et citoyennes reconnu∙es coupables de collaboration avec l’ennemi en vertu des articles du Code pénal seront privé∙es de leurs retraites. Le versement de la pension ne sera interrompu qu’après l’entrée en vigueur de la décision du tribunal. En outre, lorsqu’ils et elles atteignent l’âge de la retraite, les Ukrainiens et Ukrainiennes condamné∙es en vertu de ces articles du Code pénal ne recevront pas de pension. Après avoir purgé leur peine et être libéré∙es, leur pension leur sera restituée. Celles et ceux qui atteindront 60 ans pendant leur peine ne recevront une pension qu’après leur sortie de prison. Ce projet de loi n’a pas encore été enregistré à la Verkhovna Rada [parlement] mais devait être discuté.
Maksym, étudiant ukrainien de Lviv, nous confiait récemment « Les retraités ukrainiens sont dans la misère et sont obligés de continuer à travailler même après leur retraite.La pension de ma grand-mère est maintenant de 36 euros par mois.Si elle n’avait pas son jardin, il lui serait impossible de survivre.Malgré le fait qu’elle ait travaillé dans l’éducation depuis 30 ans ». Maksym fait partie de ces étudiants et étudiantes [1] qui, le 26 mars dernier, se sont rassemblé∙es devant le consulat de France en soutien au mouvement social en France contre la réforme des retraites. Il ajoutait « les Français peuvent voir [avec l’Ukraine] ce que peuvent devenir leurs pensions s’ils ne luttent pas pour les défendre ». À bon entendeur, Salut !
⬛ Patrick Le Tréhondat
[1] A propos du syndicat étudiant Priama Diia, voir notamment le site du Réseau syndical international de solidarité et de luttes : www.laboursolidarity.org/fr/campagne
A propos de la guerre en Ukraine, de la résistance populaire – notamment syndicale -, de l’impérialisme, du la solidarité syndicale internationaliste
Revues et livres :
➔ Les utopiques n°21, éditions Syllepse, hiver 2022 (dossier « Guerre, paix, impérialisme, désarmement, … des questions syndicales »
➔ Yuri Samoilov, « Un syndicaliste ukrainien nous parle ! », Les utopiques n°22, éditions Syllepse, printemps 2023
➔ Réseau syndical international de solidarité et de luttes, Ukraine : solidarité syndicale en temps de guerre, éditions Syllepse, 2022
➔ Brigades internationales de solidarité, L’Ukraine insurgée, éditions Syllepse, 2022 ; Brigades internationales de solidarité, L’Ukraine en toutes lettres, éditions Syllepse, 2023
➔ Bernard Dréano, Jours gris et nuages d’acier sur l’Ukraine, éditions Syllepse, 2023
➔ Karine Clément, Denys Gorbach, Hanna Perekhoda, Catherine Samary, Tony Wood, L’invasion de l’Ukraine. Histoires, conflits et résistances populaires, éditions La dispute, 2022
Les vidéos :
➔ Entretiens croisés sur la situation des travailleurs et travailleuses en Ukraine, en temps de guerre, sur le site www.solidaires.org
➔ Enguerran Carrier, Ukraine / L’arme à gauche. Des révolutionnaires dans la guerre, www.youtube.com/watch?v=FHfLCDP10tk
Voir aussi :
➔ Les Pdf gratuits Soutien à la résistance ukrainiennes disponibles sur www.lesutopiques.org
➔ Les informations du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine www.ukraine-solidarity.eu et du Réseau syndical international de solidarité et de luttes www.laboursolidarity.org/fr/campagne
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