Réfléchir, lutter, gagner

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Solidaires a officiellement 25 ans. Notre histoire antérieure à cette création plonge ses racines dans le syndicalisme français du XXe siècle. Nous sommes issu∙es de choix forts d’autonomies, de luttes, de volonté d’agir de façon décloisonnée, interprofessionnelle, en plaçant toujours notre position de travailleuses et de travailleurs au centre.


Murielle Guilbert est inspectrice des Finances publiques, membre de Solidaires Finances publiques. Simon Duteil est enseignant en Seine-Saint-Denis, membre de SUD Éducation. Tous deux sont les co-délégué∙es généraux de l’Union syndicale Solidaires.


Simon Duteil et Murielle Guilbert, lors de la manifestation parisienne du 7 février 2023. [Martin Noda/Hans Lucas]
Simon Duteil et Murielle Guilbert, lors de la manifestation parisienne du 7 février 2023. [Martin Noda/Hans Lucas]

Il y a ce dont on rêve et ce qu’on arrive à atteindre. Notre âge est un moment symbolique intéressant pour réfléchir notre syndicalisme. Il n’y a rien de mécanique dans ce que nous faisons mais la nécessité de nous regarder en face, de toujours interroger notre projet et nos positions, mais aussi les moyens que nous nous donnons pour le réaliser, y compris dans nos pratiques, avec l’analyse la plus objective possible de la situation.

Où en sommes-nous ?

Solidaires a vécu des mutations profondes ces dernières années. Le développement d’un syndicalisme « alternatif », basé sur une construction démocratique originale et en lien permanent avec le mouvement social, fait partie de l’histoire profonde. Pour autant, 25 ans après ces débuts, l’évolution de nos structures professionnelles et territoriales est flagrante : nous sommes touché∙es par les changements de générations militantes, par les transformations de la société et du monde du travail, par les crises sociales, écologiques et démocratiques que nous vivons. Un projet syndical ne se réduit pas au nombre de personnes ayant adhéré aux syndicats de l’Union, mais cela reste un critère important : sommes-nous capables de nous développer ? De convaincre de nous rejoindre ? Sommes-nous un outil vivant ou un outil mort ?

Après 20 ans de croissance, nous semblons être sur le même palier depuis quelques années en nombre d’adhérent∙es, avec des fluctuations à la hausse et à la baisse autour des 100 000 syndiqué∙es. Difficile à encaisser quand on vise à continuer de se développer pour peser dans les rapports de force, se défendre et gagner. A 25 ans, nous sommes sorti∙es de notre adolescence parfois chaotique, dans les poussées de syndicats, les arrivées depuis d’autres syndicats. Certains paris ont été couronnés de succès, d’autres beaucoup moins. La difficulté est parfois, comme partout, de le reconnaître et de trouver des solutions pour avancer ensemble et aussi de se questionner sur l’utilisation, la répartition et la priorisation des moyens humains ou financiers que nous nous donnons pour y arriver et nous renforcer.

C’est une partie des enjeux de discussion au 9e congrès de l’Union d’avril 2024 à Toulouse-Labège : réinterroger la politique de développement et d’implantation de notre syndicalisme. Mais on ne peut approcher de manière simpliste des chiffres en valeur absolue sans chercher à comprendre en profondeur les dynamiques, au risque d’apporter des réponses simplistes : par exemple, quel impact des destructions de statuts et des suppressions d’emplois dans la fonction publique ? Quel développement et quelles créations de nouveaux syndicats, en particulier dans le privé, dont la part augmente dans Solidaires ? Quel impact des CSE dans notre militantisme et dans l’attraction de nos structures ? Quid de la répartition de nos champs de syndicalisation ? Quel âge moyen, quelle répartition femmes/hommes ? Cette stagnation, qui n’est pas un effondrement, est à mettre en parallèle avec la forte chute de syndicalisation dans plusieurs autres organisations syndicales avant le mouvement de grève des retraites de 2023, mais aussi avec le départ à la retraite de la majorité de la génération des « baby-boomer », à l’origine de la fondation de notre Union et de nombre de ses syndicats.


« Refaire une priorité interprofessionnelle de la nécessaire augmentation de nos salaires ». [Solidaires]
« Refaire une priorité interprofessionnelle de la nécessaire augmentation de nos salaires ». [Solidaires]

Peut-être sommes nous en train de voir le visage d’une mutation, d’une évolution de notre Union, qui va permettre de repartir de l’avant dans le développement, garant d’un syndicalisme vivant, en phase avec les travailleurs et travailleuses. Le mouvement social des « sans » ou l’altermondialisme de la fin des années 1990 et du début 2000, marquant du début de notre histoire, n’existe évidemment plus de la même manière. Solidaires est pourtant toujours imbriqué avec le mouvement social et ses collectifs ou organisations, qu’ils soient féministes, antiracistes, lgbtqi+, antifascistes ou écologistes, ce qui continue de bouleverser et transformer nos pratiques. Ces évolutions salutaires, qui s’intègrent de plus en plus dans nos valeurs profondes et dans nos pratiques, se voient de façon très récente par exemple sur la prise en compte de la lutte contre le validisme, que nous nous approprions collectivement pour agir ensemble. Cela aura certainement un impact pour que l’outil syndical soit inclusif et en phase avec les jeunes générations de travailleuses et de travailleurs et pourrait avoir un impact conséquent dans les années qui viennent.

Agir au quotidien pour transformer la société

Notre syndicalisme marche sur deux pieds : notre capacité d’aide et de défense de nos intérêts immédiats, au quotidien et notre volonté de garder un cap clair émancipateur de transformation en profondeur de la société. Souvent taxé de « politique », dans le sens où nous considérons qu’en tant que travailleuses et travailleurs nous avons notre mot à dire sur tout ce qui nous touche, y compris en dehors de nos lieux de travail, nous ne devons jamais pour autant oublier notre premier pied. C’est lui qui apporte le concret : de l’accompagnement des collègues face aux injustices hiérarchiques aux petites améliorations concrètes des conditions de travail du quotidien, en passant par la défense des outils de production contre les suppressions de postes, les licenciements ou fermetures et par les luttes pour nos salaires et nos statuts.

L’un ne va pas sans l’autre. N’être que sur le pied du quotidien c’est prendre le risque d’un syndicalisme sans perspective, incapable d’agir en profondeur sur le système, condamné au « dialogue social » et à la négociation, donc à subir les choix portés par d’autres, en l’occurence les capitalistes et l’Etat. Ne penser que transformation sociale, c’est le risque de s’enfermer dans l’idéologie ou le dogmatisme de sachants, ne pas être capable d’entraîner ses collègues, et se condamner à faire du témoignage. Nous avons besoin de marcher sur ces deux pieds, sinon immanquablement, on tombe. Bien sûr, il y a toujours eu des allers retours entre ces deux exigences, et les périodes après l’échec d’un mouvement social, aussi constructif soit-il, font souvent faire un mouvement de repli sur la sphère sectorielle et réinterroger certain∙es de la pertinence de la dimension de la transformation sociale. Par ailleurs, nos valeurs et nos pratiques, parfois assimilées à « un idéal du futur », évoluent et s’enrichissent dans le temps mais relèvent en fait globalement du quotidien.

Où en est Solidaires dans cette articulation ? Du point de vue interprofessionnel, nous essayons continuellement d’y réfléchir dans nos instances démocratiques. Ce qui ne veut pas dire que nous y arrivons bien tout le temps correctement. Nous devons, sur ce sujet de l’articulation « quotidien/transformation », faire face à plusieurs écueils qui concernent notre Union à des niveaux divers. Le premier est peut-être le plus important, c’est l’éloignement de l’idée et de l’investissement interprofessionnel, parfois (trop souvent) vu comme un supplément d’âme, il est aussi perçu comme l’échelle de la transformation sociale. Du coup cela a un double effet négatif : une distance croissante de l’interpro et une déperdition dans les structures dans l’articulation nécessaire des deux pieds. En gros (et de façon caricaturale) les syndicats professionnels seraient dans le concret, l’interpro dans la transformation sociale. Or ce n’est évidemment pas le cas. Nombre de syndicats réfléchissent à la transformation sociale de leur secteur, en particulier ces derniers temps avec l’accélération de la crise écologique, la question de l’utilité sociale de la production ou encore l’arrivée de nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle. Et Solidaires est capable de porter des propositions concrètes et unifiantes, comme sur les salaires par exemple. La difficulté est liée aux contraintes de temps inhérentes à nos activités mais aussi clairement au fait que le lien interprofessionnel est laissé à des mandaté∙es spécialistes. La spécialisation permet certainement de gagner en efficacité mais peut faire perdre beaucoup en réflexion collective si on ne se donne pas un temps de remise en commun régulier et conséquent dans nos syndicats. Il faut briser systématiquement l’équation « transformation sociale = interprofessionnelle ».

Le second, c’est la difficulté parfois à porter des priorités claires. Quand on développe un syndicalisme de lutte et de transformation sociale, il peut être difficile de faire face à une actualité très chargée et des attaques tous azimuts. Évidemment pour cela il faut à la fois se baser sur deux éléments clefs : ce que veulent les collègues, ce qui les fait réagir, les mobilise, et anticiper ce qui va nous toucher, y compris dans une perception large de « ce qui nous touche ». Nous faisons face à de multiples situations qui peuvent, sans priorité, donner le sentiment de courir après tous les sujets sans forme de distance, sans cap. Ce qui serait nuisible en profondeur tant pour la capacité d’actions réelles (le concret de l’action) que pour l’image de l’outil syndical : le flou et la dilution ne sont que rarement positifs. Mais c’est à nous de travailler l’articulation, donc de poser les sujets et de ne pas juste les additionner.

Un troisième, lié au précédent, c’est de garder ce qu’est la spécificité de l’action syndicale. Ni une association, ni une organisation politique, nous devons réfléchir notre intervention y compris dans les implications concrètes pour les travailleuses et travailleurs, en particulier dans/sur leur travail et dans les modalités d’actions. La question n’est pas sur le travail unitaire, essentiel, mais de toujours réfléchir à la façon dont, en tant que syndicalistes, nous agissons.

Le dernier se joue au niveau des revendications que nous portons : en 25 ans, notre Union a développé, densifié et approfondi sa base revendicative. Pour autant elle n’est pas toujours bien maîtrisée, ni utilisée comme ressource. Il manque certainement un travail de réappropriation, y compris entre les revendications immédiates et celles de long terme. Cela passe par la formation, mais aussi par notre capacité à prendre le temps de regarder et d’utiliser ce qu’on a produit.


Action SUD-Rail pour le fret ferroviaire et l'écologie, le 8 février 2024 en gare de Lyon [Solidaires]
Action SUD-Rail pour le fret ferroviaire et l’écologie, le 8 février 2024 en gare de Lyon [Solidaires]

Un exemple un peu général : en cette fin 2023/début 2024, nous avons décidé depuis des mois, après la lutte pour nos retraites, de refaire une priorité interprofessionnelle de la nécessaire augmentation de nos salaires, même si nous savons depuis plusieurs années les difficultés à cette échelle. Il n’empêche : visibiliser nos revendications phares de court et moyen terme qui montrent notre réflexion sur le partage des richesses, sur l’égalité mais aussi sur les limites écologiques (+400 euros, égalité femmes hommes, pas de SMIC ou de retraites en dessous de 1700 euros par mois, limitation des revenus sur une échelle de 1 à 5 dans les entreprises et administrations), c’est ce qui assure la cohérence de notre discours et de nos actions dans les différents secteurs. Mais cela veut-il dire qu’il ne faut rien construire en solidarité avec les Palestinien∙nes en particulier à Gaza ou ne pas réagir à la loi immigration xénophobe et raciste ? Évidemment que non. Mais il faut être capable de mesurer l’articulation des expressions sur des sujets qui semblent très éloignés et bien sûr montrer en quoi les travailleuses et les travailleurs sont concerné∙es. Que ce soit par une situation coloniale et une guerre, ou que ce soit par les déferlements racistes (islamophobie, antisémitisme …) : dans les deux cas il y a des actions à mener vis-à-vis du gouvernement pour faire pression. Bien sûr cela peut être automatique pour une partie de nos collègues et camarades directement concerné.es. Ce qui se joue n’est pas extérieur à la vie des travailleuses et des travailleurs, que ce soit dans une approche du quotidien ou dans celle de la transformation sociale. Mais il faut souvent reprendre le temps de réfléchir à ce qu’est la spécificité d’une action syndicale : quels moyens d’actions ? Comment peser ? Comment gagner ou aider ? Par exemple, au-delà des manifestations nécessaires : pouvons-nous contribuer à bloquer des livraisons d’armes (concernant Gaza) ou avons-nous les moyens d’impulser une grève de refus de la loi et de visibilisation sur la loi immigration ? Ce sont des questions que nous nous sommes posé∙es. La position de quelques syndicats sur l’extériorité de ces luttes, reléguées à des expressions de l’interpro, montre que le travail d’échange sur l’articulation quotidien/transformation sociale, ce qui inclut de mieux définir les deux, reste important.

Nos pratiques démocratiques

Notre union de syndicats s’est construite sur l’importance de la recherche et de la construction du consensus pour pouvoir avancer ensemble. Son corollaire est le droit de veto, garantie que chaque syndicat soit pris en compte dans les discussions en amont des décisions, et qu’on préserve collectivement les structures de coups de force majoritaires, qui iraient à l’encontre de valeurs ou positions profondes du syndicat qui le pose. Le souci, c’est que dans une période dure, rugueuse, parfois de replis des structures sur elles-mêmes, tout le monde ne regarde pas forcément dans le même sens, il y a même parfois une déperdition par rapport à notre projet collectif. Faire vivre l’interprofessionnel demande du temps de réflexion mais aussi tout simplement de pouvoir être présent∙e. Or, pour beaucoup de structures, notre rythme démocratique ne permet pas une participation optimale, ce qui peut affaiblir nos discussions ou nos prises de décisions, et faire s’éloigner la mémoire et l’appropriation collective des décisions. Ainsi, certains débats restent complexes à mener sereinement, par exemple ces dernières années sur le salariat dans Solidaires ou sur la recomposition syndicale. Pourtant discuter posément entre nous est la première étape pour réussir à faire union.


« Au-delà des manifestations nécessaires : pouvons-nous contribuer à bloquer des livraisons d’armes (concernant Gaza) ? » [Solidaires]
« Au-delà des manifestations nécessaires : pouvons-nous contribuer à bloquer des livraisons d’armes (concernant Gaza) ? » [Solidaires]

Ces soucis ne sont pas propres à Solidaires, mais doivent être pris au sérieux dans une Union dont la question démocratique est une pierre angulaire de notre projet (dans une volonté de se distinguer clairement d’autres projets syndicaux, ce qui doit toujours être relativisé, tout n’est pas parfait dans nos structures). Mais cette question reste importante : l’organisation interne est en quelque sorte le reflet de l’organisation de la société à laquelle nous aspirons. Elle nécessite d’être toujours interrogée et réajustée.

Marcher côte à côte vers l’utopie

Notre projet syndical de transformation sociale est d’une ambition absolue : il voit la violence de ce monde, du système capitaliste, de ses destructions, en particulier écologiques, et des systèmes de domination que nous subissons. Il vise à aller vers l’égalité maintenant, sans rien lâcher sur nos libertés. Il est une boussole sur le chemin de l’utopie et des utopiques. Le syndicat est un outil évolutif, il convient de toujours l’entretenir et l’adapter. Et justement, nous avons développé un outil qui est capable d’évoluer, de s’adapter et qui a gagné en crédibilité extérieure ces dernières années, en particulier avec le mouvement des retraites de 2023. Solidaires le porte dans les cadres unitaires comme l’intersyndicale élargie. Pour Solidaires, l’autonomie des luttes, l’indépendance du mouvement syndical restent fondamentales. Nous sommes sans concessions face aux gouvernements qui voudraient que la lutte se fasse au détriment des libertés de certain∙es (comme dans les manifestations depuis 2017) … en s’organisant avec certains syndicats…

Tant que nous ferons du syndicalisme de façon honnête, en regardant la réalité en face, nos forces, mais aussi nos faiblesses, sans sectarisme et avec les alliances nécessaires pour résister et gagner, nous serons capables de le construire et de le développer pour gagner au quotidien et aller vers la société que nous souhaitons. Et vue la situation générale et la profondeur des crises sociales, écologiques et démocratiques au tournant de ce premier quart de XXIe siècle, nous avons plus que jamais besoin de cet outil, alors continuons ensemble le combat, avec toutes nos forces, allons-y à fond !


Simon Duteil et Murielle Guilbert

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