Pratiques d’enquêtes militantes sur la santé au travail
Depuis le début des années 2000, les organisations syndicales ont intégré de manière centrale dans leur agenda revendicatif les problématiques de santé au travail, en soulignant les liens entre l’organisation du travail et la santé physique et psychique. Cette préoccupation pour la santé au travail n’est pas nouvelle et sa prise en charge se fait sous différentes formes selon les enjeux et les périodes. Néanmoins, elle devient un enjeu incontournable pour les syndicats dans ces années 2000, dans un contexte de transformation des organisations du travail qui s’expriment entre autres par une intensification de l’individualisation, de la flexibilisation, et de la sous-traitance. Par ailleurs, le développement de l’expertise en matière de santé au travail ou encore la mobilisation des problématiques de santé au travail dans le débat public, vont contribuer à une appropriation syndicale croissante de ces questions.
Syndiquée à SUD Éducation, Lina Cardenas est membre du Bureau du CEFI-Solidaires. Elle est enseignante en sociologie à l’université.
Cette prise en charge s’est diffusée dans les syndicats par le biais de colloques, de textes de congrès, de livres, d’articles ou encore de recherches-action, mais aussi par des dispositifs particuliers de formation où se transmettent des manières de concevoir le syndicalisme et des pratiques à mettre en œuvre. Ce sont ces formations, et particulièrement celles sur les pratiques d’enquêtes, à l’Union syndicale Solidaires que ce texte souhaite analyser. Ces lieux de socialisation permettent ainsi de saisir la manière dont sont construits les agendas revendicatifs sur les questions de santé au travail par les organisations syndicales.
Afin d’appréhender cette thématique de la santé au travail, les organisations syndicales s’approprient et transmettent en formation des outils scientifiques spécialisés dans l’analyse du travail, en lien avec des disciplines comme l’ergologie, la clinique de l’activité ou la psychodynamique du travail. À la CGT les stages de formation sur le sujet sont désignés sous le nom de « démarche travail », tandis qu’à la CFDT les formateur·trices parlent d’« agir sur le travail », à l’Union syndicale Solidaires ce sont les « pratiques d’enquêtes ». Pour ces organisations, il s’agit de mieux répondre aux problématiques de santé rencontrées par les collègues sur les lieux de travail. Cet investissement des outils pour analyser le travail a également comme objectif, pour les responsables syndicaux, de redynamiser l’action syndicale jugée comme étant éloignée des problématiques quotidiennes des salarié·es et renfermée au sein des instances de représentation du personnel. L’Union syndicale Solidaires a intégré dans son agenda revendicatif les questions de santé au travail par le biais de ses congrès et de dispositifs nationaux particuliers (commission sur la santé au travail et commission formation syndicale). Cette prise en compte a été rendue possible en partie par l’importation des méthodes pour enquêter sur le travail par le biais des liens qui se tissent entre des chercheur·es et des militant·es ces questions. Les syndicalistes jouent ici un rôle essentiel de passeurs de savoirs et de pratiques par le biais des formations syndicales. La formation syndicale interprofessionnelle est un espace qui permet l’appropriation et la transmission de ces outils pour enquêter sur le travail. La spécificité de cette approche au sein de cette organisation réside principalement sur les finalités qui s’inscrivent dans un processus de politisation de la pratique d’enquête en lien avec les orientations autogestionnaires et de transformation sociale de l’organisation dont il s’agira de présenter.
Mise à l’agenda interprofessionnel des formations sur les enquêtes au travail
La mise en place de la formation « pratiques d’enquêtes » à Solidaires s’inscrit dans une dynamique de prise en charge des problématiques de santé au travail à l’échelle nationale. Les congrès syndicaux, qui sont des moments majeurs de l’organisation permettent de souligner la mise à l’agenda national de cette thématique et l’appropriation de ses enjeux par le syndicat. Dans cette organisation, la prise en charge de ces questions se matérialise par la mise en place d’une commission sur la santé au travail au quatrième congrès de l’organisation en 2008. Retracer les conditions de la prise en charge des problématiques de santé au travail dans les instances interprofessionnelles [1] et nationales de l’organisation, permet de comprendre le contexte de cette émergence. Il convient ensuite de comprendre les liens entre des militant·es spécialisé·es sur les questions de santé au travail et des chercheur·es qui travaillent sur le sujet, dont les échanges représentent une des conditions d’importation des méthodes scientifiques pour outiller les militant·es à enquêter sur le travail.
Débats et dispositifs interprofessionnels sur la santé au travail à Solidaires
La motion « souffrance au travail et organisation du travail » du quatrième congrès de l’organisation met en avant les limites des rapports officiels ministériels sur la santé au travail. Elle leur reproche une individualisation des problématiques de santé au travail « où la responsabilité est reportée insidieusement sur les victimes » [2]. Cette posture qui serait selon les rédacteurs de la motion, également celle des employeurs, ne prend pas en compte l’origine des problématiques de santé. Solidaires se donne ainsi comme objectif d’attaquer « […] de front une organisation du travail reposant principalement sur l’individualisation, la précarité, la rentabilité et l’intériorisation de la souffrance. » Ces réflexions se déroulent dans un contexte où plusieurs organisations de Solidaires prennent en charge ces problématiques, parfois par des dispositifs particuliers comme l’observatoire du stress de France Télécom crée en juin 2007 par SUD PTT et la CFE-CGC. En effet, cette expérience va avoir des retentissements importants à Solidaires et va contribuer à montrer l’intérêt de se doter de moyens pour appréhender et dénoncer les situations problématiques de santé dans cette entreprise, qui vont aboutir à la condamnation, inédite, du PDG.
De manière complémentaire à cette critique, il s’agit de réfléchir à la manière dont l’organisation devrait se saisir de ces questions afin d’aboutir à des mobilisations collectives dans les lieux de travail. Pour ce faire, Solidaires se donne comme objectif d’élaborer « des stratégies de lutte efficaces » dont une des premières étapes est la « réflexion interprofessionnelle et pluridisciplinaire en associant ergonomes, médecins du travail, des sociologues, des psychologues du travail et économistes. » Cet élan interprofessionnel et pluridisciplinaire va se concrétiser, non seulement par la mise en place de la commission santé au travail, mais également par une multiplicité d’initiatives comme l’organisation d’un séminaire de travail sur ces questions. Ainsi, en 2010 des journées « Et voilà le travail » sont organisées à la Bourse du travail de Paris réunissant environ 500 personnes, et dont Éric Beynel [3] est un des principaux animateurs et organisateurs. Ces rencontres sont rythmées par des séances plénières et des ateliers en groupes réduits. Des représentant∙es d’organisations comme ATTAC, la fondation Copernic et la revue Santé et travail interviennent, tout comme des ergonomes, des médecins et des sociologues. Il s’agit pour Éric Beynel de « remettre les questions du travail au cœur de l’action et de l’activité syndicale au même titre que les questions des salaires, de l’emploi et de service public ». Cette perspective passe également, selon Bernard Bouché, [4] par la démultiplication au niveau des Solidaires locaux [5] des journées « Et voilà le travail ». En parallèle, Solidaires met en place à cette période un site spécifique sur les questions de conditions de travail nommé La petite boite à outils, comme ressource d’information et de formation à destination des équipes militantes et pour l’animation des formations sur la santé au travail. Par ailleurs, la commission « santé au travail » et la commission « formation syndicale » construisent des modules de formation sur la pratique syndicale dans les CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) [6] les questions de santé au travail et les pratiques d’enquêtes syndicales. Une des caractéristiques de ces moments de discussion et de formation est l’articulation des savoirs syndicaux et expert·es pour repenser les pratiques syndicales sur la santé dans les lieux de travail.
Syndicalistes et chercheur·es engagés sur la santé au travail : circulation des savoirs experts et syndicaux
Pour certains militant·es de la CFDT des années 1980, la politique de recentrage et d’accompagnement opérée par cette organisation a représenté un point de rupture. Un certain nombre d’équipes vont ainsi quitter cette confédération pour construire les syndicats SUD et plus tard Solidaires. Cependant, il est possible de souligner des continuités dans les pratiques et les orientations des militant·es qui fondent et font vivre ces nouvelles organisations. La trajectoire de Bernard Bouché illustre bien le rôle de passeur des connaissances et pratiques joué par certains militant·es. Ce cheminot retraité joue un rôle central dans la mise en place des formations orientées vers l’enquête sur les conditions de travail. Engagé, de ses 15 ans à ses 20 ans, au sein de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), il a pratiqué la démarche du « voir, juger et agir » chère à cette organisation, et qu’il décrit comme une pratique quotidienne de questionnement du social et pour l’action. Il milite par la suite à la CFDT – au sein de laquelle s’investit sur les formations CHSCT et devient membre du Comité central d’entreprise de la SNCF, notamment au sein de la commission « conditions de travail ». Après le mouvement social de 1995, il participe à la création de SUD-Rail, nouvelle organisation qui s’oppose à une CFDT d’accompagnement des politiques du gouvernement, et s’implique au sein de son Bureau fédéral de 1997 à 2000. En lien étroit avec Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine et santé au travail, il acquiert des savoirs issus de l’ergonomie et de la médecine du travail qu’il transmet aujourd’hui à Solidaires. Il a participé également à l’association Ciné-Travail, créée dans les années 2000 à Lyon, dans laquelle se retrouvaient des représentant∙es du monde du travail, des syndicalistes et chercheur·es, pour échanger sur les enjeux liés au travail et présenter des films sur le sujet. Au milieu des années 2000, il s’implique également dans la commission « conditions de travail » de Solidaires, au bureau du CEFI [7] (l’organisme de formation de Solidaires) et à la commission formation.
À cette période de construction progressive des commissions et de l’organisme de formation national, les militant·es forgent des liens avec des organisations extérieures pour dispenser les formations en direction de leurs militant·es. À titre d’exemple, l’association d’éducation populaire Culture et liberté, créée en 1970, a été une des compagnonnes de route de l’organisation avant même sa création officielle en 1998, avec laquelle les militant·es de Solidaires vont co-construire, entre autres, des formations sur le Comité d’hygiène de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Plus tard, dans les années 2007, des liens vont se tisser avec l’association Formation action citoyenne (FAC) créée par un ensemble de militant·es et chercheur·es au début des années 2000. Cette association est créée par le regroupement d’une série de réseaux d’éducation populaire ; la Fédération des MJC, la Fédération des centres sociaux, Ciné Travail, le CREFAD [8], Peuple et Culture et Attac.
Dans ces espaces de réflexion vont se retrouver une série de chercheur·es qui travaillent avec les organisations syndicales. Ce rapprochement entre les syndicalistes et le champ académique est une des conditions de la diffusion des savoirs et des méthodes pour enquêter sur la santé au travail. A Solidaires comme dans d’autres organisations syndicales, le médecin Philippe Davezies joue un rôle central. Formé à l’ergonomie à l’Université Lyon 2 puis au laboratoire d’ergonomie du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), ce chercheur s’inscrit dans une démarche partagée par un certain nombre de professionnels depuis les années 1980, qui mettent en avant l’importance de l’analyse de l’activité réelle du travail pour développer ce qu’il dénomme le « pouvoir d’agir » des salarié·es. Cette approche place la parole des salarié·es au centre de la démarche d’enquête afin de saisir le décalage entre le travail réel et le travail prescrit.
Solidaires entend agir sur les conditions de travail tout en proposant une réflexion sur le renouveau des pratiques militantes qui seraient trop éloignées des préoccupations quotidiennes des salarié·es. Ce qui diffère entre cette expérience et les formations observées à Solidaires ce sont les finalités de l’approche et donc le processus de politisation de la « pratique d’enquête ». En effet, Solidaires n’inscrit pas ses orientations dans une logique de professionnalisation de ses militant·es, contrairement aux postures assumées de la CFDT depuis les années 1980. Par ailleurs, cette organisation valorise les savoirs issus de l’expérience quotidienne des militant·es et des salarié·es pour construire l’action protestataire. Ensuite, il ne s’agit pas de proposer une vision réformiste de la pratique syndicale, mais de critiquer les organisations du travail nuisibles à la santé tout en soulignant le système capitaliste comme étant à l’origine de ces dysfonctionnements.
Les pratiques d’enquêtes sur le travail en formation interprofessionnelle : appropriation et transmission de savoirs hybrides
Chaque année, les structures locales au niveau départemental ou régional de Solidaires, réalisent ces formations sur deux ou trois jours. Les formations de formateur·trices à hauteur d’une tous les ans ou tous les deux ans, se déroulent généralement à Paris, sur 5 jours. Les militant·es qui participent aux formations de formateur·trices ont, généralement, déjà suivi les modules de deux ou trois jours au sein de leur Solidaires local, alors que dans les Solidaires locaux les participant·es sont généralement des syndiqué∙es qui débutent ou qui rencontrent des problématiques en lien avec la prise en charge des problématiques de santé au travail dans leur entreprise ou administration. Ces journées de formation sont organisées dans un cadre interprofessionnel : ceci est présenté comme une condition nécessaire pour comprendre que les problématiques de santé ont pour origine les mêmes logiques générales, préalable indispensable pour construire un rapport de force avec un maximum de salarié·es. Les journées de formations articulent des apports théoriques, principalement via des vidéos d’ergonomes, psychologues ou médecins du travail, comme Phillipe Davezies, Philippe Daniellou ou encore Yves Clot, expliqués par les formateur·trices, mais également des exercices de mise en pratique des méthodes de questionnement entre les paticipant·es. Les deux formations observées (une nationale et une locale) permettent de saisir ce qui rend possible la mise en débat des pratiques syndicales sur le travail dans des dispositifs particuliers de formation. Les conditions de cette mise en débat passent par la mobilisation d’un certain nombre de savoirs académiques et leur appropriation par les militant·es dans une logique de politisation de l’activité syndicale. Ces formations permettent ainsi de saisir la manière dont les militant·es pensent le renouvellement des répertoires d’action syndicale sur la santé au travail dans un contexte d’injonctions à la professionnalisation de l’action syndicale. On renseignera la manière dont les acteurs mobilisent des savoirs issus des sciences qui étudient le travail, pour ensuite analyser le travail de politisation de ces connaissances et de la pratique d’enquête.
Mobilisation des savoirs expert·es
À l’image des formations sur la santé au travail à la CGT ou encore à la CFDT, la formation sur les « pratiques d’enquêtes » syndicales à Solidaires se base sur des apports théoriques issus de l’ergonomie, la psychodynamique ou la clinique de l’activité. Un des apports mobilisés par les formateur·trices est celui de la différence entre le travail « réel » et le travail « prescrit », qui traduit un décalage entre les consignes données par les employeurs et l’activité concrète du travail. Les salarié·es s’engagent et mobilisent toute une série de ressources pour accomplir leur travail. Selon ces courants théoriques, les salarié·es se voient contraint∙es en permanence pour réaliser le travail « correctement » ; des problématiques de santé peuvent apparaître, en lien avec les organisations du travail qui contribuent à l’émergence du travail empêché. C’est sur ce cadre théorique que les formateur·trices s’appuient, pour mettre en avant l’importance d’échanger avec les salarié·es sur leurs conditions de travail pour construire l’argumentaire revendicatif de leur enquête qualitative. Les concepts et les méthodes sont présentés par le biais de vidéos de chercheur·es, de documentaires [9] qui questionnent le travail, par des extraits de textes écrits par les chercheur·es ou encore par des diapositives qui montrent la manière dont les syndicalistes doivent s’y prendre pour mener les enquêtes.
Pour appliquer ces approches, les formateur·trices réalisent un exercice pratique de questionnement qui constitue la première étape de la démarche d’enquête. À Paris, au cours d’une formation de formateur·trices, le formateur se met face au stagiaire à interroger et débute son questionnement par des interventions générales qui vont se préciser au fil de l’interaction. Au cours de l’échange et pendant environ 25 minutes, Bernard pose de plus en plus de questions sur son travail, ses horaires, son quotidien, sa dernière journée de travail, la façon dont il gère les conflits entre les enfants, etc. Au-delà des savoirs théoriques, c’est ainsi tout un apprentissage d’une démarche de questionnement, d’écoute et d’un savoir-être face aux réactions des interlocuteurs qui pourraient se trouver en situation de souffrance sur leurs lieux de travail. Par ailleurs les formateur·trices s’appuient sur le cahier de formation Solidaires, comme support pour prolonger les apports théoriques. Des extraits de textes scientifiques ou des exemples concrets pour réaliser l’enquête sont proposés dans le document, comme des questions qu’il est possible de poser même s’il ne s’agit pas de les reprendre telles qu’elles sont posées et dans l’ordre où elles sont présentées, mais d’exemples qui permettent d’interroger sur le travail.
« Est-ce que tu peux choisir une journée récente et raconter comment elle s’est passée ?
C’est quoi une mauvaise journée ? Pourquoi ? Les conflits, les contradictions, d’où elles viennent ?
C’est quoi une bonne journée ?
Est-ce qu’il y a des fois où tu as le sentiment d’avoir bien travaillé ? […]
Est-ce qu’il y a des moments où tu as l’impression de ne pas pouvoir faire du travail de qualité ?
C’est quoi pour toi la qualité ? Quels moyens te seraient nécessaires ?
Qu’est-ce qui est difficile dans ton travail ? D’où est ce que ça vient ?
Est-ce qu’il y a des choses importantes que tu essaies de signaler et que ta hiérarchie n’entend pas ? Si tu avais à former un jeune sur ton poste, tu lui donnerais quels conseils ?
Comment tu peux aider un collègue ? Comment un collègue peut t’aider ? » [10]
Ces questions sont explicitement orientées vers la compréhension des ressorts d’une « bonne » ou une « mauvaise » journée, du travail « bien » fait, ou encore sur les moyens pour réaliser du travail de qualité. Cet échange est nécessaire afin de comprendre le rapport subjectif des salarié·es à leur travail et leur perception de l’activité réalisée, mais également comme une manière de transformer leur rapport à leur travail par le processus lui-même d’explicitation de leur activité. Pour illustrer le résultat de ce type d’enquêtes sur le travail, les formateur·trices transmettent aux stagiaires des extraits d’enquêtes anonymisées réalisées par d’autres militant·es de l’organisation sur leurs lieux de travail. Par exemple :
« Des délégués du personnel alertés…
Les délégués du personnel reçoivent de nombreuses plaintes du service Entretien de cet établissement. Dans un premier temps, il y a une mauvaise ambiance et chacun rejette sur l’autre les origines des problèmes au boulot. Après plusieurs contacts individuels l’équipe syndicale (délégués du personnel, mais aussi représentants au CE et au CHSCT), propose une rencontre avec tout le service. Le résultat sera un cahier revendicatif qui débouchera sur une grève de ce service. Le travail d’enquête-syndicale a pris quelques mois… Contacts avec les collègues, propositions collectives puis réflexions sur l’action. Le cahier revendicatif des salarié-es du service a été une formalisation de ces contacts et a permis de négocier y compris dans le domaine de l’organisation du travail… avec quelques résultats. D’autres services de cet établissement, intéressé par la démarche, demandent au syndicat de rédiger un cahier revendicatif pour leur secteur. » [11]
Les enquêtes présentées soulignent le succès de la démarche par la construction de revendications collectives ou de mise à l’action des salarié·es. Ainsi, cette première partie permet de souligner l’importation de savoirs scientifiques dans le champ syndical et leur appropriation par les acteurs syndicaux. Ces connaissances s’imbriquent avec des savoirs de l’expérience de terrain de militant·es syndicaux. La concurrence de ces registres de savoirs expert·es et militant·es, sont ici orientés vers un aspect pratique et se positionnent à rebours d’une logique de technicisation des pratiques sur la santé au travail. Par ailleurs, ces différents savoirs sont explicitement orientés par une vision politique des relations professionnelles en donnant un contenu idéologique aux pratiques d’enquête, qui s’insèrent dans un cadre conflictuel avec l’employeur.
Politisation de la démarche d’enquête
À partir de ces apports théoriques et méthodologiques, les formateur·trices entendent porter une critique aux pratiques des militant·es qui seraient trop enfermé∙es dans les instances représentatives du personnel. En effet, pour les formateur·trices il est nécessaire d’aller au-delà des enquêtes institutionnelles des instances [12] et de faire de la pratique d’enquête une démarche quotidienne du ou de la syndicaliste en dehors des instances représentatives du personnel. « Arguments syndicaux contre arguments patronaux produisent des échanges institutionnels parfois très lointains du vécu des salarié·es. Mettre en œuvre des enquêtes de terrain c’est redonner du pouvoir d’agir aux salarié·es en leur donnant la parole et à partir de leur vécu, réfléchir pour faire bouger les lignes » [13].
Cette posture critique de l’enfermement de l’activité syndicale dans les instances correspond à la prise de distance de Solidaires sur la rhétorique du « dialogue social », promue par les gouvernements depuis 1990 et approuvée par une partie des organisations syndicales comme la CFDT. Intégrer cette approche dans les pratiques permettrait par ailleurs de redonner un souffle à la mobilisation collective à condition de « […] commencer par comprendre concrètement et le plus précisément possible ce qui est à l’origine des difficultés. » [14]. La démarche est donc conçue comme une manière pour « mettre les salarié∙es au cœur de l’action […] », [15] mais également comme moyen de changer la société.
Raphaël (formateur) : « j’ai vraiment accroché sur l’idée que la formation de santé au travail peut nous faire changer la société […]
Philippe (formateur) : je suis militant à Sud PTT, moi aussi j’ai très rapidement été intéressé par ce qui se jouait au travail, j’ai commencé à travailler comme distributeur de publicité, j’ai été militant d’extrême gauche à l’université et j’ai fait facteur […] Comment je pouvais être aussi démuni face à souffrance au travail ? Et comment je pouvais être aussi ignorant de ce qui se passait au travail ? » [16]
Pour changer la société à partir de la prise en compte des conditions de travail, à travers l’apprentissage des conditions dans lesquelles les salarié·es effectuent leur travail [17], il est déterminant de légitimer non seulement les savoirs des travailleurs sur leur activité, mais également ceux des militant·es qui enquêtent.
Raphaël (formateur) : « nous militant·es syndicaux on est aussi légitimes que le médecin à parler de ce qui est la médecine du travail… […]
Philippe (formateur) : « nous ne sommes pas des ergonomes, des sociologues ou des psychologues même si les outils théoriques aident, il faut que notre action soit tournée vers la dénonciation. »
Cette distanciation entre l’expert·e et le.la militant·e se retrouve, non seulement dans la conception portée par les formations sur la démarche, mais aussi sur les résultats des enquêtes. Il ne s’agit pas de produire du savoir scientifique, mais de matérialiser (par des retranscriptions d’entretien ou des tracts par exemple) les échanges avec les salarié·es afin d’appuyer les revendications. Ainsi, la frontière entre le registre militant et celui des professionnel∙les de l’enquête est régulièrement tracée. Cette différenciation dans les rhétoriques repose sur le rôle des militant·es, qui ne doit pas se cantonner à l’observation et la description, mais qui doit nécessairement aboutir à la dénonciation pour transformer le quotidien des salarié·es, tout comme également proposer d’autres visions du monde. La recherche de légitimité militante s’accompagne d’une représentation conflictuelle des relations de travail en entreprise. Cette idée – associée par les formateur·trices et les stagiaires à la notion de conflit – va être introduite très rapidement dans le stage au sein du Solidaires local observé.
Raphaël (formateur) : « il y a un chercheur qui s’appelle Yves Clot et il dit qu’il faut réintroduire le conflit sur le travail […] en fait c’est parler de politique […] »
Rita (cessionnaire) : « oui bien sûr c’est très politique ! […] il s’agit de nous diviser [et] l’idée c’est de faire en sorte que les personnes très différentes puissent se retrouver. »
Philippe (formateur) : « […] la conflictualité… veut dire qu’on a pas les mêmes intérêts, on est pas issu des mêmes classes sociales donc c’est normal qu’on ne voie pas les choses de la même façon… nous on essaye de faire ça au niveau du travail […] »
La formation « pratiques d’enquêtes » propose ainsi une compréhension des relations professionnelles à travers le registre de la conflictualité, permettant de faire émerger une lecture concrète des rapports sociaux selon une analyse en termes de classes sociales. Si les formateur·trices font rarement référence – de façon explicite – à l’analyse marxiste ou à la thématique de lutte de classes, il est pourtant courant d’entendre la référence aux classes sociales et à une différenciation claire entre le « nous » et « eux », désignant une frontière claire entre les salarié·es et les employeurs. Cette volonté de politiser la démarche d’enquête s’accompagne d’une posture militante importante pour les animateurs et animatrices, où il s’agit de donner les outils pour faire émerger la parole de salarié·es, et non de transmettre d’emblée ce qu’il faudrait leur dire. Cette intervention de deux formateur·trices illustre bien la manière dont la démarche s’intéresse à une politisation de l’activité militante à partir de la parole des salarié·es et non à partir des orientations générales portée par les représentants du personnel.
Raphaël (formateur) : « attention aux questions de “mon chef est un con, c’est la faute du capitalisme”, ce n’est pas là qu’il va y avoir une lueur d’espoir, c’est un piège dans lequel on peut tomber, on a aussi des valeurs anticapitalistes […], mais on ne pourra pas sortir du statut de victime par la dénonciation du capitalisme général […] »
Philippe (formateur) : « l’idée c’est de ne pas enfoncer les gens dans un statut de victime, parce que les personnes étant dans un statut de victime ne peuvent pas sortir de cette situation… […] la posture active est stigmatisée par les médias, c’est celle-là qui leur fait peur, cette logique de dénonciation de l’analyse sociétale peut renforcer le statut de victime […] »
Raphaël (formateur) : « c’est la grande difficulté des syndicalistes, il faut faire vraiment le vide de tout ce qu’on fait et de toutes nos convictions. On peut glisser vers le truc de les défendre même à leur place […] »
Philippe (formateur) : « on ne peut pas faire à la place des gens. »
Par ailleurs, au cours de la formation de formateur·trices, plusieurs interventions soulignent la difficulté à déconstruire le discours syndical et le tract « tout fait », mais également les limites au fait que les salarié·es se tournent vers les représentants du personnel au CHSCT comme étant les expert·es des problématiques liées aux conditions de travail. Ici la démarche incite à faire le contraire, « arriver avec une feuille blanche » pour demander ce qui se passe dans leur travail. La posture transmise par les formateur·trices expérimenté·es est toutefois loin d’être acquise par les militant·es plus récemment formé·es, et implique un questionnement des pratiques syndicales, ainsi qu’une incorporation de méthodes d’ordre scolaire qui peut nécessiter un temps d’apprentissage considérable, notamment quand des pratiques syndicales descendantes semblent ancrées dans le quotidien des militant·es.
Les formateur·trices insistent ainsi sur le fait qu’il faut « […] accepter de se mettre en position d’apprentissage, faire l’effort de comprendre que face à une situation identique, un travail comparable, chaque humain réagit différemment, ça ne va pas de soi [18]. » La posture syndicale du « sachant » semble représenter un obstacle pour convaincre d’autres militant·es d’adopter la démarche d’enquête sur le travail. « Enquêter c’est « “apprendre” des salarié·es sur les conditions dans lesquelles ils effectuent leur travail et contribuer ainsi à préparer, collectivement, la mobilisation. Une enquête c’est principalement une démarche, un processus vivant, dynamique de prise de conscience et de changement possible (pour celui qui questionne comme pour celui qui répond et donc pour le syndicalisme que nous voulons développer.) Ne pas seulement rêver du changement tant attendu, mais effectuer plus modestement le changement de regard sur son travail, sur celui de votre voisin et voir en quoi l’individu, le groupe, le syndicat peuvent être acteurs de transformation [19]. »
Même si tous les participant·es des deux stages observés adhèrent à cette approche, ils et elles ne cachent pas la difficulté à faire « redescendre certains camarades ». L’enjeu est en effet d’inverser la logique dans laquelle c’est le syndicaliste qui détient le savoir du fait de son expertise au sein des instances représentatives du personnel, pour se mettre en posture d’enquête et recueillir les savoirs auprès des salarié·es. Cette posture va à rebours de la nature de beaucoup de réunions syndicales fondées sur un style descendant. Réfléchir à la manière dont les syndicalistes sont orientés à donner une place centrale à la parole des salarié·es et à limiter leur propre parole, ouvre également des pistes de réflexion sur les pratiques genrées dans des milieux militant·es dominés par des normes masculines comme le fait de prendre la parole.
Conclusion
Former les militant·es aux méthodes pour appréhender les conditions de travail à travers le vécu quotidien des salarié·es est une nécessité identifiée par un certain nombre d’organisations syndicales. On est d’ailleurs surpris∙e de voir à quel point ces préoccupations traversent un certain nombre d’organisations qui sont à priori éloignées, comme la CFDT et Solidaires. Ces points de convergence s’expliquent en partie par la collaboration active avec des chercheur·es qui circulent entre les différentes organisations syndicales. Par ailleurs, cette démarche émerge dans un contexte général de prise en compte de ces préoccupations sur la scène publique, mais également par sa mise en avant par les organisations syndicales comme un levier de revitalisation des mobilisations collectives. Les enquêtes sur le travail permettraient en effet selon les formateur·trices de Solidaires, de renouveler les pratiques syndicales et de contribuer à la mise à l’action. Transformer les pratiques nécessiterait de valoriser les savoirs professionnels et le vécu des salarié·es dans l’élaboration des revendications et la construction de l’action collective, tout en donnant une place moindre aux discours construits uniquement par les représentants du personnel. Cette inversion de la construction des revendications est soulignée par les militant·es comme une des difficultés dans la mise en pratique de cette démarche. Ce frein s’ajoute au caractère chronophage que peut représenter cette pratique surtout dans des secteurs où les moyens syndicaux sont limités. La particularité de la démarche à Solidaires, réside à notre sens, non pas dans les méthodes utilisées, mais dans le sens politique donné. Solidaires mobilise des outils des sciences qui étudient le travail tout en portant une vision conflictuelle des relations de travail qui s’articule à une critique du système capitaliste, à l’origine des organisations du travail nuisible pour la santé.
⬛ Lina Cardenas
[1] Le mot « interprofessionnel » revêt une pluralité de définitions, nous mobiliserons ici la conception interprofessionnelle portée par Solidaires dans ces instances nationales, à savoir celle d’une nécessité de dépasser le cadre de l’entreprise pour « imposer d’autres choix économiques et sociaux » (Résolution 4, IVe congrès de l’Union syndicale Solidaires, 2008).
[2] Motion sur la souffrance au travail et l’organisation du travail. IVe congrès de l’Union syndicale Solidaires, 2008.
[3] Porte-parole de Solidaires de 2014 à 2020 et animateur de la commission santé et conditions de travail de Solidaires de juin 2008 à octobre 2020.
[4] Cheminot retraité, spécialisé sur les questions de santé au travail. Au vu de son rôle essentiel dans la mise en place des formations sur la santé au travail et pratiques d’enquêtes, son parcours sera approfondi dans la partie suivante de ce texte.
[5] Le Solidaire local est la structure décentralisée de l’organisation, majoritairement ancrées au niveau départemental. Elles se nomment Union départementale ou locale dans les autres organisations syndicales comme la CGT ou la CFDT.
[6] Les ordonnances « travail » de 2017 ont transformé les instances représentatives du personnel (CHSCT, Délégués du personnel et Comité économique, en une seule instance le CSE (Comité social et économique). Dans cet article nous utiliserons le sigle CHSCT puisque les données mobilisées concernent la période précédant ces transformations.
[7] Centre d’études et de formation interprofessionnel Solidaires.
[8] Centre de recherche, d’étude, de formation à l’animation et au développement.
[9] Documentaire Rêver le Travail de Marcel Trillat et Cécile Mabileau, 2012.
[10] « Enquêtes-actions, pratiques syndicales, pratiques de terrain », Cahier de la formation syndicale n°10, CEFI-Solidaires, édition 2018, p.34.
[11] Ibid.p.29.
[12] La délégation du personnel au CSE compte sur des attributions et moyens pour réaliser des enquêtes en matière de santé au travail (accidents du travail, maladie professionnelle…).
[13] « Enquêtes-actions, pratiques syndicales, pratiques de terrain », Cahier de la formation syndicale n°10, CEFI-Solidaires, édition 2018, p.6.
[14] Ibid. p 22.
[15] Ibid. p.5.
[16] Formation interprofessionnelle dans un Solidaires local, 18 octobre, 2019.
[17] « Enquêtes-actions, pratiques syndicales, pratiques de terrain », Cahier de la formation syndicale n°10, CEFI-Solidaires, édition 2018, p.5.
[18] Ibid.
[19] Ibid.
- Réfléchir, lutter, gagner - 31 juillet 2024
- 25 repères chronologiques - 30 juillet 2024
- Le SNJ, la déontologie au cœur - 29 juillet 2024