Métropoles, métropolisation, démétropolisation

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Le spectre métropolitain hante nos sociétés. En quelques décennies les métropoles sont devenues des réalités territoriales impactant très fortement la vie quotidienne de leurs habitants et habitantes, mais aussi, par l’intensité de leurs effets induits, celle de l’ensemble des populations. Inscrites désormais dans les lois et institutionnalisées, elles relèvent désormais d’une injonction politique et d’une prescription technocratique, à la fois comme l’acmé d’une évolution pluriséculaire présentée comme naturelle ayant conduit l’humanité des bas-fonds du monde rural aux cimes de la civilisation urbaine, et comme un devenir impératif au regard des logiques de développement inéluctables mondialement à l’œuvre.


Makan Rafatdjou est architecte-urbaniste. Il participe au comité éditorial de Cerises la coopérative


[DR]
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Cette imagerie lisse ne résiste pas un instant à l’examen des conditions de fabrique sociopolitique et géo-historique des territoires. Elle vole aussi en éclats face aux tensions inhérentes aux métropoles. Pour les uns, c’est une profusion maximale de possibilités en tous domaines, de foisonnants creusets de créativité et d’innovations perpétuelles, la solution optimum aux défis écologiques, et l’ensemble des puissances requises (commerciales, financières et économiques, académiques, scientifiques et culturelles, symboliques et politiques, etc.) pour être des gagnants dans la jungle de la compétition mondiale. Pour les autres, c’est une dépossession de toute possibilité de maîtrise de leur vie quotidienne, et une impuissance face à des difficultés grandissantes dans tous les domaines (logement, emploi, déplacements, services, santé, éducation, qualité alimentaire, etc.) par tout un ensemble de dynamiques aussi fortes que subies : exclusives, inégalitaires (relégations, ségrégations, spéculations, etc.) et écocidaires.

Pour éclairer ce que les métropoles d’aujourd’hui condensent comme enjeux, défis et controverses pour toutes les sociétés et territoires partout dans le monde, et tout particulièrement en France on procédera en trois temps : un rappel schématique des réalités différentes et peu comparables que désigne le vocable « métropole » qui, dans le même temps, exprime un certain nombre de caractéristiques qui leur sont communes ; un regard synthétique sur les logiques tues et les contradictions, souvent explosives, à l’œuvre dans les dynamiques de métropolisation contemporaines ; et des pistes d’approches alternatives, tant la dimension territoriale inhérente à toute société constitue un socle important de la convergence des luttes et de l’esquisse d’autres cohérences globales à faire advenir, et l’un des plus fondamentaux champ de possibles d’appropriation citoyenne pour toute visée autogestionnaire de transformation radicale, écologiquement vertueuse et socialement émancipatrice.

La métropole : une exception géographique et historique pluriséculaire

Pour l’imaginaire commun, le mot « métropole » est synonyme de la grande, voire de la très grande, ville, et renvoie, avant tout, à un ordre de grandeur, le plus souvent associée à une très forte densité. Ces deux dimensions ont pour corrélat immédiat deux ensembles d’attributs, aux effets opposés :

  • un haut degré de nuisances, pollutions, bruits, circulations, et insécurité, une cohue de foules solitaires, ainsi qu’une rareté et cherté de l’espace et un coût élevé de la vie, qui constituent autant d’aspects peu enviables ;
  • un très grand nombre de commerces, d’équipements, et de services les plus divers, et un foisonnement scientifique, culturel, social et économique, qui constituent autant de privilèges très enviés.

Mais, à quel point ces perceptions et ressentis correspondent à la réalité métropolitaine ? En a-t-il toujours été ainsi ? Et à quel degré cette réalité est une et/ou plurielle et différenciée ?


Maison de ville ancienne, à l’abandon avant démolition pour opération immobilière, à Bagneux (92), en 2008. [Patrice Leclerc]
Maison de ville ancienne, à l’abandon avant démolition pour opération immobilière, à Bagneux (92), en 2008. [Patrice Leclerc]

Le Robert définit ainsi « métropole » : nom féminin, emprunt au bas-latin (13ème-15ème siècles) metropolis, capitale d’une province et/ou ville d’un siège épiscopal, repris du grec mêtropolis (littéralement ville-mère de mêtêr (mère) et de polis (ville). Le mot prend la valeur de « ville qui a fondé ou colonisé d’autres villes » et « de ville principale, voire capitale » et, depuis le 18ème siècle, désigne en France une centralité importante, puis l’État considéré par rapport aux colonies ou à des territoires extérieurs comme « mère patrie ». Mais qu’est-ce que les civilisations grecques et latines entendaient par « ville » ? La polis grecque est bien sûr une ville, mais dont l’importance relevait moins du nombre élevé pour l’époque de ses habitants et habitantes, que du fait qu’elle constituait un lieu et une unité de gouvernement (Cité-Etat), dans une aire géographique, « chôra », qui comprenait de fait « sa » campagne ainsi que des villages et des villes sous sa juridiction. Pour les romains, il y a une distinction nette entre la ville et la campagne, tous deux sous la juridiction unique de la République ou de l’Empire. Mais il y a surtout une très forte différenciation entre deux dimensions de toute ville : « civitas » (civil, civique, citoyen…) désigne avant tout la « cité », l’âme de la ville en tant qu’entité politique gouvernée et vécue, alors que « urbs » (urbain, urbanité…) désigne le corps de la ville en tant qu’entité spatiale réalisée et perçue.

Si la métropole historique est un type particulier de ville, on peut succinctement caractériser ce qui la distingue des autres villes :

  • Une importance démographique et une forte diversité de population.
  • Une centralité par la variété des fonctions qu’elle réunit, ou par l’hypertrophie d’une ou de plusieurs fonctions majeures : économiques (commerciale, marchande, productive, financière…), religieuse, militaire, culturelle, politique, etc.
  • Une division sociale du travail plus poussée, des spécialisations de plus en plus nombreuses, une complexification des rapports sociaux et une transformation de différentes catégories sociales en classes antagoniques.
  • De forts impacts sur des territoires, plus ou moins proches, par l’étendue de ses pouvoirs de domination, d’attractivité et de rayonnement, le volume de ses échanges et l’intensité de ses interrelations (interactions et interdépendances).

Pour qu’il y ait une métropole, il a fallu donc qu’il y ait des villes. Nous savons que de premières sédentarisations, très lentes et partielles, des chasseurs-cueilleurs ont commencé avec la constitution des premiers stocks visant à une sécurité alimentaire pérenne. Mais les premières « villes » apparaissent il y a dix mille ans lors de la « révolution urbaine » du Néolithique, dans le « croissant fertile » mésopotamien et la vallée de l’Indus. Cela, parallèlement à l’apparition et au rapide développement de l’agriculture et de l’élevage, de l’artisanat et des innovations techniques (construction, irrigation, circulation…) devenues nécessaires, et une hiérarchisation sociale. Les débuts de la domestication de la nature, la fabrique croissante d’artefacts, l’invention de l’écriture et de la comptabilité pour des besoins de gestion, de contrôle d’archivage et de transmission sont donc concomitants de la naissance des premières villes.

Durant des millénaires les « grandes villes », notion toute relative à chaque époque et aire géographique, restera une extrême exception : Çatal-Huyuk en Anatolie est la plus grande ville connue en l’an -7000 av JC avec environ 1 500 habitant∙es. Puis Uruk en Mésopotamie, 5 000 personnes en -3000 av JC, Babylone 17 000 habitant∙es en -1700 av JC, Alexandrie 150 000 en -300 av JC, Rome 400 000 en -200 av JC et 1 000 000 en 200 ap JC, Constantinople 450 000 en l’an 500, Bagdad 900 000 en 800, Kaifgung en Chine 1 000 000 en l’an 1000 au moment où Paris compte 200 000 habitants et habitantes. L’Amérique « pré-colombienne » a compté aussi de grandes cités comme Tenochtilan (200 000 personnes), et Teotihuacan (150 000). Au 16ème siècle, alors que Pékin compte 750 000 habitant∙es, aucune ville européenne n’atteint les 200 000. Au 17ème siècle, alors qu’Ispahan compte à son tour 750 000 habitant∙es, sur les cent premières villes européennes seules trois comptent plus de 200 000 habitant∙es (Paris, Naples et Londres), quatre plus de 100 000 et la centième ville a tout juste 13 000 habitant∙es (Montauban). Au 18ème siècle, Paris et Londres comptent déjà plus de 500 000 habitant∙es et ne cesseront plus de prendre de l’importance, et vingt villes ont plus de 100 000 habitant∙es, mais la centième en compte toujours 13 000 (Salzbourg) !

Si la dimension métropolitaine n’est pas seulement fonction de données quantitatives mais de franchissement de seuils qualitatifs au regard des quatre critères ci-dessus, on peut, avec un certain anachronisme conceptuelle et par extension métaphorique, dire que quelques villes ont pu jouer historiquement un certain « rôle métropolitain » : les capitales d’Empires (égyptienne, chinoise, arabo-musulmane, perse, amérindienne…), des Cités-Etats grecques ou dans l’Italie des communes (Milan, Gênes, Venise, Florence…), des villes marchandes d’Europe du nord (Amsterdam, Bruges…) et de la ligue Hanséatique (Hambourg, Cologne…). Seules trois exceptions historiques peuvent être rapprochées aux métropoles modernes : Rome par son statut, sa puissance et sa domination sur plusieurs siècles, par l’ampleur et l’intensité de ses échanges, à la fois son rayonnement sur et sa dépendance à des territoires très lointains, mais aussi par la nature des problèmes dues à son gigantisme, le très haut degré de technicité mobilisée et la complexité des règlementations régissant sa vie quotidienne. Mais aussi Paris et Londres, seules villes qui, dans tous les domaines et dans une durée remarquable, ne vont plus cesser de croitre et de s’affirmer nationalement et internationalement depuis deux siècles et demi jusqu’à aujourd’hui.

Capitalisme et révolution industrielle : explosion urbaine et hégémonie métropolitaine

Cette très longue stabilité des structures territoriales et des villes, quasiment partout dans le monde, va connaître une première rupture à la Renaissance en Europe, entre l’idée commune de ville, très largement partagée par l’ensemble de ses habitant∙es, et le projet de ville, qui va être une émanation des praticiens de l’espace, en occurrence des architectes, avant de s’étendre peu à peu aux ingénieurs puis aux urbanistes. La fabrique de la ville a, de tout temps et très largement, procédé des décisions des pouvoirs dominants (politiques, militaires, religieux, économiques…) tout en laissant une très grande place aux pratiques profanes de ses habitants et habitantes. Pour la première fois, le pouvoir dominant va mobiliser une expertise dont la rationalité savante et technicienne échappe lourdement au commun des mortels. Ces modes de transformations vont longtemps rester très minoritaires et restreints à quelques villes ; mais la brèche ouverte, qui marque encore nos manières de faire aujourd’hui, va séparer définitivement la production de la forme physique et de la structure spatiale des villes du sens de la cité vécue par ses habitants.


« Grenoble, métropole à braiser ! », Grenoble, 2017. [larueourien]
« Grenoble, métropole à braiser ! », Grenoble, 2017. [larueourien]

La révolution industrielle va survenir d’abord dans quelques pays, avant de s’étendre progressivement au reste du monde, et causer des bouleversements d’un tout autre ordre et d’une toute autre échelle jamais vu dans l’histoire humaine. Le couplage des innovations techniques radicales avec l’essor fulgurant du capitalisme va induire et systématiser toute une série de ruptures majeures, dont nous vivons encore pleinement les conséquences :

  • ruptures spatiales : diffusions et concentrations, expansions territoriales des infrastructures (voies ferrées, canaux, etc.) et urbanisations extensives et intensives, expropriations et accaparements, spéculations foncières et immobilières, métamorphose des paysages et territoires ;
  • ruptures dans les temporalités : accélération continue des échanges et des mobilités (capitaux, matières premières, biens manufacturés, personnes, informations…), découvertes scientifiques, innovations techniques et créations culturelles incessantes, allongement, cadencement et fragmentation du temps de travail ;
  • ruptures sociales : croissance démographique et explosions urbaines, entassement, promiscuité et anonymat dans la grande ville, exode rural massif et déclin de la paysannerie, prolétarisation générale et intensive, essor de la bourgeoisie urbaine, financière et industrielle, de la bureaucratie et du contrôle administratif des vies ;
  • ruptures écologiques : agriculture intensive avec intrants chimiques, extractivisme et productivisme, consumérisme et obsolescence, énergie carbonée, pollutions et insalubrités urbaines ;
  • ruptures politiques : dominations mondiales des pays occidentaux par le colonialisme et l’impérialisme, empires industriels et financiers, crises économiques, révolutions (1830, 1848, 1871, 1917, 1919…), bolchevisme et fascisme, guerres mondiales.

L’ampleur et la vitesse de propagation de ces ruptures à l’ensemble des sociétés et territoires des pays industriels, puis à l’Europe et aux USA, la gravité des problèmes qu’elles engendrent et la complexité des problématiques qu’elles génèrent, et l’ensemble des tensions conflictuelles qui leurs sont inhérentes, vont conduire à une nouvelle rupture dans les modes de fabrique des villes avec la naissance de l’urbanisme, et des territoires avec les pratiques codifiées d’aménagement. C’est l’intervention haussmannienne qui constitue l’acte inaugural de ce qui ne se nomme pas encore urbanisme mais qui en possède quasiment tous les ingrédients : une approche systémique de la ville, un projet pluridimensionnel et multifactoriel mobilisant des expertises spécifiques, des acteurs et finances privées, et de grands travaux publics dans un cadre règlementaire et institutionnel, constituant la structure encore pérenne de Paris :

  • annexion des faubourgs et extension du territoire de Paris, et schisme spatiale par les fortifications entre un Paris magnifié et débarrassé des personnes et fonctions indésirables, et la banlieue réceptacle de tout ce qui est indésirable et néanmoins nécessaire à la vie, la puissance et l’éclat de la capitale (réseaux d’infrastructures ferroviaires, fluviales et portuaires, industries, carrières, cimetières, etc.)
  • percée de nouvelles voiries indispensables à la fluidité d’une circulation de plus en plus intense (invention des boulevards), avec l’ensemble des réseaux nécessaires (eau, gaz, électricité, assainissement), paysagement par les alignements d’arbres, squares et parcs, un ordonnancement architecturale valant une mise en scène de la ville (matériaux, modénatures, hauteurs…) avec la construction massive par des promoteurs de quartiers entiers d’immeubles de rapports, avec leur hiérarchie sociale verticale, mais aussi de banques, opéras, théâtres, salles de spectacle, grands magasins, hôpitaux.

Durant tout le 19ème siècle, les villes de plusieurs centaines de milliers d’habitant∙es vont se multiplier, avec les mêmes caractéristiques socio-spatiales, dont la rupture entre centres et périphéries. C’est avec le plan d’extension de Barcelone par Idelfonso Cerdà, à qui on doit le néologisme « urbanisacion » entendu comme le nouvel art de fabrique des villes, qu’adviendra cette nouvelle discipline dotée d’un corpus théorique étayant les nouveaux modes de mise en cohérence globale des villes. La généralisation de ses entités urbaines grouillantes, où s’entremêle une grande diversité sociale et culturelle, où se juxtaposent communautés et individus, et où s’imposent inexorablement des temporalités industrielles et productives cadençant l’ensemble des rythmes de vie et activités, va même donner naissance à la sociologie qui va tenter d’expliciter les logiques d’interaction, d’exclusions et d’assimilation, d’agrégation et de ségrégation au travers des rapports sociaux à l’œuvre.


« Ouvriers contre la métropole », Rosso n°8, 24 avril 1976. [DR]
« Ouvriers contre la métropole », Rosso n°8, 24 avril 1976. [DR]

Londres va être la première ville à atteindre les 2 millions d’habitant∙es dès le milieu du 19ème siècle, et au début du 20ème siècle le monde compte déjà 16 villes (toutes occidentales sauf Pékin) de plus d’un million d’habitant∙es ; la plus importante, New-York en compte 8 millions en 1920. Dès lors, la production industrielle des territoires et villes au détriment des campagnes et espaces naturels va s’intensifier et se généraliser assez rapidement sur toute la planète : c’est l’hégémonie métropolitaine qui commence. A peine un demi-siècle plus tard, on dénombre 50 villes de plus d’un million d’habitant∙es, dont 40% en dehors des pays occidentaux et industriels, où la population urbaine devient majoritaire. L’avènement du Mouvement moderne [1] sacre, derrière ses innovations et ses ruptures, le temps du triomphe d’un progressisme instrumental et déshumanisé, exporté et imposé, importé et adopté, partout y compris les pays du bloc soviétique et les pays dit alors du « tiers-monde ». L’architecture, l’urbanisme et l’aménagement deviennent de véritables dispositifs de pouvoir et de contrôle, d’annihilation culturelle des traditions, de massification marchande et de normalisations techno-étatiques. Ce sont les mêmes logiques qui façonnent le monde : colonisation des imaginaires par leur enfermement dans l’horizon urbain, et saturation des territoires par la redondance des mêmes produits (constructions, formes urbaines, omniprésence de la voiture, réseaux et nœuds d’infrastructures…) et des mêmes zonages (division et fragmentation des espaces en fonctions séparées : logements, activités, équipements, services, transports, mobilités…). Il en découle la première négation à grande échelle des singularités territoriales et des contextes locaux, résultats de maturations socio-géo-historiques de longue durée. L’hégémonie métropolitain c’est une uniformisation du monde par le règne du « partout la même chose ».

Néolibéralisme, globalisation, catastrophes écologiques et impérialisme métropolitain

L’inexorable urbanisation du monde va continuer de s’étendre, et s’imbriquer avec la révolution informationnelle et cybernétique ; elle sera même le premier facteur d’une accélération mortifère des modes de vie, d’activité et d’habiter, accentuant des impacts écologiques et sociaux sans cesse plus néfastes. Mais les dynamiques de métropolisation vont changer brutalement d’ampleur et surtout profondément de nature ! Aux USA un certain nombre de politiques et d’économistes ultralibéraux s’étaient toujours mobilisés pour le règne des marchés au détriment de toute intervention publique. La crise du fordisme dès les années 1960 et les bouillonnements révolutionnaires de 1968, la crise énergétique du pétrole et l’essor des mouvements anti-impérialistes des années 1970, ainsi que la concurrence de nouveaux pays industriels comme le Japon, va les pousser dans une offensive déterminante. A l’intérieur, c’est haro contre l’Etat providence et l’Etat fédéral avec ses appareils techno-bureaucratiques et ses lourdeurs démocratiques, et la proclamation des grandes métropoles comme seules capables des souplesses et réactivités nécessaires face à ce qu’ils pressentent déjà comme des signes de crises systémiques répétées. A l’extérieur, c’est le soutien aux dictatures pour imposer la libéralisation des marchés, l’accès aux matières premières et des politiques d’austérité garantes d’une main d’œuvre bon marché. C’est parce qu’ils projettent déjà la globalisation que le coup d’État au Chili s’imposera pour étouffer dans l’œuf toute volonté d’alternative. Globalisation, que l’effondrement du bloc soviétique, la conversion de la Chine au capitalisme et les guerres du Golfe pour le contrôle de l’or noir vont définitivement installer comme notre horizon actuel.

D’un phénomène territorial couplé au capitalisme industriel, la métropole devient avant tout la solution politique optimale prescrite par le néolibéralisme, la première arme dans la compétitivité mondiale, le principal levier de la marchandisation des territoires, le sésame du contrôle social et une véritable injonction sociétale. En 2020, on compte désormais près de 550 villes de plus d’un million d’habitant∙es, soit 30 fois plus qu’un siècle auparavant ! Les 30 plus grandes métropoles mondiales concentrent à elles seules 10% de la population mondiale (seules Tokyo, Osaka et New-York étaient déjà dans le palmarès au début du 20ème siècle !). Les 20 premières comptent toutes plus de 20 millions d’habitant∙es, dont 5 plus de 30 millions (deux suffisent à abriter toute la population française !) et Tokyo 40 millions ! En modulant ces données par la superficie de l’aire géographique prise en compte, qui peut varier énormément d’un pays à l’autre, on a aussi une hiérarchie des métropoles les plus denses au monde, où Tokyo est dixième (15 000 hab/km2), Paris septième (21 000 hab/km2) et Hong Kong première (68 000 hab/km2) ; c’est là un critère fortement ambivalent, car à la fois synonyme de concentration maximale présentée comme signe positif et d’entassement insupportable vécu comme signe négatif.

Dorénavant, ce ne sont plus les critères démographiques et fonctionnelles mais la puissance économique des métropoles qui définit la hiérarchie la plus déterminante. Parmi les 100 premières puissances mondiales, outre les nations et les grandes firmes multinationales aux pouvoirs transnationaux, on compte aujourd’hui 32 « villes » : 12 aux USA, 8 en Chine, 7 en Europe (Londres, Paris, Moscou, Amsterdam, Milan, Madrid et Düsseldorf), 0 en Afrique et 5 dans le reste du monde. En prenant en compte leurs Produit intérieur brut (PIB, critère ô combien discutable mais retenu à titre comparatif) : Tokyo est la première métropole mondiale avec 1 600 milliards $ (soit 30% du PIB japonais pour le même pourcentage de sa population, et l’équivalent du PIB d’Australie), suivie de New-York 1 400 milliards $ (soit 6% du PIB et de la population américaine, et équivalent du PIB de l’Espagne), Los Angeles 900 milliards $ (soit 3,5% du PIB américain avec une population de 5 millions d’habitant∙es, et équivalent du PIB de la Turquie), Londres 800 milliards $ (23% du PIB de la Grande-Bretagne pour 12% de sa population, équivalent du PIB suisse), Paris avec plus de 700 milliards $ (26% du PIB national pour 18% de sa population, et équivalent du PIB de la Pologne). La nouvelle configuration métropolitaine mondial c’est l’entassement de centaines de millions d’habitants dans les pays pauvres, et l’accumulation de milliards de dollars dans les pays riches !


« Votre métropole a des allures de taule », Toulouse, 2018. [larueourien]
« Votre métropole a des allures de taule », Toulouse, 2018. [larueourien]

Le capitalisme, confronté à ses crises structurelles et une limitation expansive planétaire par sa propre mondialisation, a un besoin vital de franchir de nouveaux paliers intensifs. Le néolibéralisme et la globalisation ne sont pas les symptômes d’un capitalisme immoral malade de ses excès qu’il conviendrait de réguler et remettre sur de bons chemins. Ce sont les évolutions systémiques d’un capitalisme par essence viral, imprimant ses logiques de marchandisation productiviste et d’accumulation de profits à tout ce qui est possible, bien au-delà des sphères économiques habituelles : la nature (empreinte carbone…), le vivant (brevets génétiques…), l’ensemble de nos sphères de vie (infrastructures, services, plateformes d’achat…), de relations (réseaux sociaux…), d’information (médias…) etc. Le capitalisme ne considère plus le territoire comme le réceptacle de diverses fonctionnalités marchandes (agriculture, ressources énergétiques, matières premières, industries, villes, logements) mais comme une marchandise lui-même intégré dès l’amont dans le cycle de sa reproduction dont la dimension financière l’emporte désormais sur la dimension productive. Cette nouvelle donne institue l’accaparement et la consommation spéculative de l’espace comme un principe directeur ; et la domination et la concurrence métropolitaines comme une dimension générique, systémique et profondément toxique qui soumettent l’ensemble des sociétés et territoires à la division entre gagnants bien servis et perdants très servants. Jamais aucun ruissellement supposé de ces métropoles mondiales, nationales et régionales ne vient compenser les destructions naturelles, les dévastations territoriales, les dislocations urbaines, les déstructurations sociétales, les dérèglementations économiques, les déréalisations individuelles et collectives, et les inégalités sociales bien réelles qu’elles causent et exacerbent. Pire encore, les dynamiques métropolitaines creusent le fossé entre les urgences écologiques et sociales et les changements et les tournants radicaux qu’elles appellent.

En France, les espaces racisés, genrés, validistes et totalement inadaptés aux plus fragiles (enfants, personnes âgées, etc.) perdurent ; les ségrégations, relégations et exclusions s’accentuent presque partout, et les inégalités sociales et spatiales s’aggravent dans les mêmes territoires, ceux de la politique dite « de la ville » ( !), depuis les dispositifs « Habitat et vie sociale » dans les années 1970 jusqu’au « Nouveau programme national de renouvellement urbain » aujourd’hui. Ce sont les fameux « quartiers sensibles », où les « révoltes urbaines » inquiètent bien plus la République que les conditions de vie inacceptables qui les caractérisent depuis plusieurs générations ! Depuis la présidence de N. Sarkozy, l’injonction à la démolition de logements sociaux pour libérer du foncier pas cher pour les opérateurs privés, est venu renforcer la « politique de peuplement » (terme directement repris de la pratique coloniale), au nom de la mixité sociale. Le même président souhaitait une France de propriétaires, au détriment du logement social qui, par-delà bien des imperfections, est emblématique d’une volonté qualitative de solidarité sociale et urbain. Et c’est le même président qui a initié le processus de « Grand Paris », estimant l’heure venue de donner à la capitale tout son éclat, car chacun sait combien elle souffrait d’atrophie par la création des métropoles d’équilibre en province sous De Gaulle ! L’objectif d’institutionnalisation s’est poursuivi avec la loi « Modernisation de l’action publique territoriale et affirmation des métropoles » (MAPTaM), élaborée sous le gouvernement Balladur et imposé avec la loi « Nouvelle organisation territoriale de la République » (NOTRe) sous F. Hollande. Avec le faux alibi de la simplification, la France est redécoupée en huit régions et autant de métropoles régionales pleinement intégrées dans la mondialisation (d’où l’obstination gouvernementale à ne pas lâcher sur Notre-Dame-des-Landes).

Dans le même temps, l’incantation du « durable », devenu concept publicitaire et logique techno-bureaucratique, évite les choix véritables, et crée une nouvelle souffrance en nous confrontant à des injonctions contradictoires, puisque, même responsable et éthique, il faut surtout continuer à produire et consommer toujours plus ! Les labellisations opérationnelles normatives (éco-quartiers, éco-cités, normes thermiques, etc.) opèrent des améliorations a minima, mais masquent mal le greenwashing d’un capitalisme cherchant une nouvelle légitimité, tout en occupant de nouveaux marchés porteurs. La promotion d’une certaine écologie performancielle, hautement technicienne et lourdement normative, au détriment de la mise en œuvre partagée d’une écologie populaire fondée sur sa pleine maîtrise et appropriation quotidienne par les citoyens aggrave les injustices environnementales. La réalité métropolitaine devient « centre de loisirs » pour les habitants et habitantes, tant les pratiques dites de concertation et de participation masquent mal la tentative du pouvoir à toutes les échelles de limiter la portée de leurs aspirations démocratiques grandissantes, et « jackpot et casino royal » pour le capital, qui a engagé la bataille de sa survie en mobilisant une puissance financière, matérielle et idéelle inouïe, à la mesure de sa démesure.

Une idéologie féroce tente tous les jours, par la promotion d’incessantes innovations technologiques, et l’hagiographie d’une nouvelle « classe créative » d’imposer de nouveaux avatars des villes et territoires. « Smart Cities », « Green Cities » … sont les pièces stratégiques d’une nouvelle mondialisation : celle des utopies éco-technologiques, des délires architecturaux, urbains et sociaux, au service des minorités possédantes et dominantes. Elles portent les risques immenses de nouvelles fractures sociales, culturelles, économiques et territoriales, d’une captation biopolitique des subjectivités, et d’un contrôle de nos vies et activités dans un état d’exception permanent !


« Votre métropole a des allures de taule », Toulouse, 2018. [larueourien]
« Votre métropole a des allures de taule », Toulouse, 2018. [larueourien]

L’architecture, l’urbanisme, le paysage, le génie urbain, les bâtiments, les espaces publics, les infrastructures… ne répondent plus, avant tout, aux attentes et aux désirs des habitant∙es et aux besoins urgentissimes d’une vie digne. Ce sont surtout des dispositifs réduits à la fabrique «d’objets spatiaux de marketing», dans un marché métropolitain mondial, un embrigadement de toutes les fonctions et usages au service de l’attractivité de « territoires-spectacles » trépidants et permanents, au bénéfice des élites mondiales ultraminoritaires, et dont l’obsolescence programmée induit un renouvellement incessant, entièrement dévolu aux cycles de plus en plus courts de la reproduction du Capital. Espaces naturels, ruraux, urbains, métropolitains, partout dominent déterritorialisation, non-lieux, espaces hétéroclites, mal-vies anxiogènes et harassantes, maladies chroniques, dynamiques séparatistes de relégation et de gentrification, indécences sociales et désastres écologiques… La déréglementation impose partout des projets hors-sol et transposables, et le plus souvent inutiles à tout autre objectif que celui du profit maximal et immédiat. C’est une nouvelle négation à l’échelle planétaire de toute la singularité des territoires-communs par la cacophonie spatiale. L’impérialisme métropolitain c’est la difformité du monde par le règne du « n’importe quoi – n’importe où ».

Impératifs climatiques, urgences sociales, bifurcations et alternatives territoriales

La primauté de la puissance économique relègue désormais les autres critères et fonctions au rang d’accessoires, dont la véritable prise en compte, au-delà des discours officiels, est priorisée en fonction de leurs impacts plus ou moins forts, positifs ou négatifs sur cette puissance. Il en découle ce fait incontestable : par-delà tout avantage que certains puissent leur trouver, aucune des grandes métropoles mondiales n’est reconnue et louée pour sa qualité de vie quotidienne, de bien vivre ensemble, de santé et de bien-être, ou ses vertus écologiques ! Alors les grandes métropoles se sont réunies au sein d’un club, C40 Cities Climate Leadership Group, qui regroupe aujourd’hui une centaine de villes, 600 millions d’habitant∙es, 25% du PIB mondial et 70% des émissions des gaz à effet de serres, pour échanger sur les expériences innovantes de chacune en matière d’écologie ! Première étape pour certaines métropoles mondiales, fortes de cette domination planétaire, de se poser en « gouvernement » du monde ? Car partout l’hypertrophie métropolitaine sans foi ni loi continue : en soumettant et rendant exsangue l’ensemble des territoires et villes, et à l’aide de leur puissance idéologique, politique et financière, les métropoles continuent d’être d’immenses attracteurs néfastes.

Mais la pandémie, les divers épisodes météorologiques extrêmes, et la vie mutilée, aliénée et aliénante qui y domine, ont commencé à produire sinon un exode, du moins un véritable désamour urbain. Désormais, ce n’est plus seulement le tamis socio-économique qui éloigne des cœurs métropolitains les couches sociales les plus fragiles. C’est l’exigence d’une toute autre qualité globale de vie quotidienne, et plus généralement, le désir de donner un autre sens à sa vie et la recherche d’autres finalités à ses activités, qui poussent des couches sociales les plus diverses à quitter un monde métropolitain qui manifestement ne tolère ces aspirations que dans ses marges les plus confinées, et ne conçoit d’existence alternative que comme contre-culture intégrée et hautement bancable. Nombre d’habitant∙es se sentent otages des grandes villes et rêvent de pouvoir partir, alors que d’autres ne cessent d’y venir.

Cela peut paraître paradoxal dans un pays devenu majoritairement urbain il y a un demi-siècle, que l’imaginaire urbain s’impose dans beaucoup de campagnes alors que l’imaginaire rural continue d’imprégner fortement les milieux urbains. En réalité, ce sont les deux faces d’une même réalité : sur tout le territoire, une immense majorité des citoyens et citoyennes est confrontée aux mêmes problèmes (logements, emplois, déplacements, éducation, culture, santé, alimentation…), se sent contrainte par des lieux et modes de vie, d’activité et d’habiter qu’elle subit, impuissante et fort éloignée de ses souhaits profonds ! Les souffrances, frustrations et insatisfactions générales et persistantes que cela provoque montrent que, par-delà la distinction rural/urbain, c’est l’ensemble de la structuration sociétale et du déploiement territorial qu’il faut revoir de fond en comble. L’amélioration urgente des conditions de vie invite à conquérir tout ce qui est possible dans le cadre même des systèmes économiques et politiques existants. Mais, ces luttes indispensables s’avèrent insuffisantes à amorcer les changements systémiques. Elles peuvent faire apparaître les limites et les failles des logiques à l’œuvre, mais elles peuvent aussi, sans le vouloir, aider à leur reproduction. C’est par exemple l’ambiguïté du rapport entre pouvoir d’achat et société de consommation. Ou encore des réponses à la question du logement ou de l’emploi qui peuvent accentuer les dynamiques territoriales existantes avantageant toujours plus les métropoles.


« La révolution sera la floraison de l’humanité ». [Collectif Auto Média énervé]
« La révolution sera la floraison de l’humanité ». [Collectif Auto Média énervé]

Dans le même temps des citoyen∙nes motivé∙es par la recherche d’autres manières de vivre et de faire en commun, font œuvre de résistances créatrices, dont la force consiste à la fois dans une nouvelle qualité de vie, et dans l’espérance qui nait, chemin faisant de la démonstration en acte que dès maintenant autre chose est possible autrement. Pour l’essentiel hors et loin des métropoles, ces expériences, même de plus en plus médiatisées, peinent à contribuer à des basculements. D’abord parce qu’elles sont tolérées, voire parfois un peu aidée, par des institutions qui les répriment férocement dès lors qu’elles remettent en cause les désastreuses logiques dominantes, par exemple sur les pesticides ou les méga bassines. Mais aussi parce que, confinées à l’échelle locales, elles ne trouvent pas de prolongement à des échelles plus grandes.

S’émanciper d’une vie subie par une vie choisie et épanouie appelle à associer étroitement toute personne à l’élaboration de l’ensemble des décisions et solutions qui impactent et façonnent ses sphères de vie, d’activité et d’habiter partout et à toutes les échelles. C’est la recherche d’une démocratie autogestionnaire et continue. Mais changer de système et faire advenir une véritable alternative, invite cette citoyenneté active à articuler les potentialités du « déjà-là » aux bifurcations du « jamais-vu ». Et à commencer par les fins : poser les visées radicales qui doivent orienter les modalités rassembleuses de ses pratiques, expériences et luttes quotidiennes de transformations quels que soient leur objet ou domaine.

« Le territoire de la République est le patrimoine commun de la Nation ». Le premier alinéa du Code de l’urbanisme est d’une portée inouïe : non seulement il institue que, par-delà des titres de propriété publiques ou privées, le territoire ne nous appartient pas, mais aussi que c’est un leg des générations précédentes dont nous n’en sommes que les simples dépositaires avant de le transmettre aux générations suivantes. Cela cadre notre liberté par notre responsabilité : celle de prendre soin de sa part mémorielle, de répondre au mieux aux exigences et urgences d’aujourd’hui et de le transmettre en meilleur état. Le territoire n’est pas une donnée naturelle, c’est la matérialisation géographique, à des rythmes et sous des formes variées, de l’évolution générale de l’humanité faisant monde, et de l’histoire singulière des sociétés et civilisations, dans des configurations sociales et spatiales produites. C’est la plus haute et œuvre physique et mentale humaine, un mixte de matières inertes indispensables à la vie (l’air, l’eau et la terre), des biotopes de l’ensemble des vivants non-humains (faunes et flores), et de l’habiter des humains par l’ensemble de leurs artefacts de plus en plus élaborés, dont les impacts massifs caractérisent l’Anthropocène comme notre horizon inéluctable au regard du nombre des habitants et habitantes sur Terre. Continuer de privilégier des modes de vie, d’activité, d’habiter, de déplacement, de production et de consommation désastreuses c’est persévérer dans l’absence d’horizon d’une Capitalocène mortifère. A l’heure des impératifs climatiques et des urgences sociales, l’agir territorial condense des enjeux anthropologiques et écologiques, sociétaux et politiques, éthiques et techniques colossaux. Prendre conscience que toute transformation écologiquement vertueuse et socialement émancipatrice suppose une nouvelle alliance entre les humains, communautés, sociétés et leurs artefacts avec la part naturelle des territoires dans toutes leurs singularités, c’est œuvrer à l’avènement de l’horizon durable du Symbiocène. L’humain fait monde en se faisant et se fait lui-même en faisant monde. Ce caractère unique parmi les vivants ne lui donne nullement tous les droits, surtout pas celui de saccager le monde, mais lui confère une responsabilité incommensurable, celui d’en prendre soin.


[larueourien]
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Habiter ce n’est pas résider quelque part, c’est laisser des traces durables et réciproques. C’est une compétence anthropogénétique aussi universelle et singulière que le langage, une faculté humaine, à la fois aptitude innée et habileté acquise. Mais c’est aussi une compétence sociogénétique, collectivement élaborée et socialement construite. Les interrelations entre individus et sociétés, les imbrications entre sphères intimes et publiques, les divisions sociales du travail, et les conflictualités de classes constituent nos rapports sociaux d’habiter. Est habitant∙e tout citoyen∙ne qui, quotidiennement et par l’ensemble de ses sphères de vie, d’activité, et de relation, fait lieu et lui donne sens, et pour qui ce lieu fait sens. Et nous n’habitons jamais seul∙es : nous sommes toujours en co-présence et co-existence avec d’autres humains mais aussi d’autres vivants non-humains, donc des cohabitants en droit d’une maîtrise partagée du devenir territorial à toutes les échelles. Il ne faut pas confondre l’indispensable articulation transversale des échelles (micro/macro) avec l’empilement vertical de niveaux hiérarchiques toujours source de domination (infra/supra), ni avec la succession horizontale des échelons toujours source d’éloignement (intra/extra). Chaque territoire est enchâssé dans d’autres, il existe en soi mais non pour soi. Le local est l’échelle élémentaire constitutive de toutes les autres, et les échelles globales sont toutes constituées et vécues d’échelles plus petites. Les problèmes rencontrés à chaque échelle trouvent une part, parfois importante, de leurs solutions à d’autres échelles. Le local est donc une échelle ni à sacrifier ni à sanctifier. Elle est celle, primordiale, à partir d’où chacun∙e déplie sa citoyenneté à toutes les échelles sur l’ensemble de ses sphères de vie, d’activité et de relation, en tissant sa part de notre en-commun, et où quelques que soient l’échelle des solutions, elles doivent se déployer dans le respect des singularités des écosystèmes, et la valorisation des spécificités des territoires et communautés. S’enfermer dans le localisme crée l’illusion mortifère qu’une maîtrise démocratique n’est possible qu’à petite échelle.

Mais le territoire ne se transforme pas par un coup de baguette magique ! Changer radicalement de paradigme : territoires accueillants et non attractifs, droit à l’accessibilité et non à la mobilité, coopérations et non concurrence, amorcer la démétropolisation, ménager plus qu’aménager, commencer à réparer et prendre soin du territoire pour réduire notre dette écologique, sont autant de changements structurels qui demandent du temps pour devenir des transformations vraiment structurantes. Repenser de fond en comble notre condition territoriale c’est conjuguer le « penser global, agir local » soucieux de biens communs sources de vie, et le « penser local, agir global » garant des singularités et spécificités intrinsèques, conditions de bio-diversités et socio-diversités durablement réconciliées. Cela peut être un vecteur hors du commun, à la fois d’une coévolution symbiotique et d’un co-développement métabolique, et d’une coévolution synergique et d’un co-développement solidaire des territoires par une maîtrise démocratique et des coopérations multiformes inédites, sources d’une intelligence collective et d’un agir en commun territorial pour un bien être partagé et un bien vivre ensemble. Bref, la sortie de notre préhistoire faite de violences entre humains et aux autres vivants par un changement progressif de civilisation.


Makan Rafatdjou


[1] Également nommé « Architecture moderne ».

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