Mai 68 au Sénégal
L’université de Dakar a été créée en 1957. Elle est la première dans ce qui est encore l’Empire français d’Afrique. S’y retrouve une population d’origines diverses. En 1968, on y trouve « 23 nationalités différentes, 27% de Français sur les 3138 inscrits,les autres se répartissant entre 32% de Sénégalais, 38% autres Africains francophones, 3% autres1 ». La France y règne encore : par la langue parlée, par les enseignements, par le mode d’organisation, par le personnel, par le financement. C’est aussi le lieu où une certaine opposition au régime de parti unique2persiste à exister à travers les mouvements de jeunesse.
En octobre 1967, la commission des allocations scolaires de l’enseignement supérieur du Sénégal décide le fractionnement des bourses dans l’enseignement supérieur. De fait, cela signifie une réduction à la moitié, voire au tiers, de leur montant. L’Union des étudiants sénégalais (UDES) proteste contre cette mesure. Des négociations débutent avec le gouvernement ; elles traînent, mais n’aboutissent pas. Le 18 mars 1968, l’UDES appelle à une première journée d’action. Mi-mai, malgré une nouvelle journée de grève et de nouvelles séances de discussions, rien n’est réglé. Le 24 mai, une assemblée générale convoquée par l’UDES appelle à la grève générale reconductible, à compter du 27. S’y ajoute le mot d’ordre de boycott des examens. A la veille de la grève, l’UDES diffuse un Mémorandum de 9 pages qui va bien au-delà de la seule question des bourses. La politique gouvernementale en matière d’Education est frontalement remise en cause. Les moyens financiers sont dénoncés comme insuffisants (d’autant qu’y sont comparés les dépenses propres au gouvernement pour son fonctionnement et le coût de la police, de l’armée…). Le colonialisme français est aussi visé :« Dans le domaine de l’Enseignement supérieur, toute perspective d’une juste politique de formation des cadres est annihilée par le fait qu’au-delà des déclarations qui prétendent l’université sénégalaise à vocation universelle, le gouvernement sénégalais n’effectue aucun contrôle sur celle-ci, qui n’est en réalité qu’une Université française installée au Sénégal3 ».
L’Union des étudiants de Dakar (UED), qui rassemble au-delà des seuls Sénégalais, est partie prenante du mouvement. Des piquets de grève sont organisés, à l’université, mais aussi devant les lycées,les collèges et les écoles. La grève se généralise rapidement parmi la jeunesse scolarisée et étudiante. Comme dans le texte de l’UDES, les revendications exprimées localement tournent autour des moyens pour l’Enseignement, de la qualité de celui-ci, mais aussi du régime imposé aux jeunes : relents colonialistes chez une partie du corps enseignant français, discipline très stricte, mauvaises conditions matérielles, privation de tout droit au chapitre dans le fonctionnement des lycées… L’université de Dakar est occupée à partir du 27 ; la Cité universitaire aussi.
En réponse, c’est comme dans bien d’autres pays, l’escalade répressive. Le gouvernement ferme tous les établissements scolaires. A Dakar et dans la périphérie, des jeunes se retrouvent dans les rues, manifestent et s’affrontent à la police. Les résidences du ministre de l’Education nationale, du Maire du Grand Dakar, et de quelques autres personnalités sont prises d’assaut. Thiès, Saint-Louis, Rufisque,ou Kaolack connaissent des situations similaires. Le 29, les forces armées gouvernementales envahissent l’université occupée. Il y a 1 mort et 69 blessés : tous les étudiant.es présent.es sont arrêtés. Les Sénégalais sont internés dans un camp militaire, les étudiants originaires d’autres pays africains sont expulsés.
Lycéens.es,étudiant.es … et enseignant.es se rassemblent. Le Syndicat universitaire de l’enseignement laïc (SUEL) décide à son tour la grève. Et surtout, le bureau de l’Union nationale des travailleurs sénégalais (UNTS4) lance le mot d’ordre de grève générale pour le 30 mai à minuit. La confédération syndicale affiche ainsi son autonomie, alors que depuis plusieurs années, elle est soumise à la pression de celles et ceux qui veulent son intégration dans le parti unique. Militant.es de l’UNTS et de l’UDES travaillent ensemble à la réussite du mouvement. La Casamance reste très en retrait, mais partout ailleurs les salarié.es des services publics et parapublics partent en grève, rejoignant ainsi la jeunesse. L’Union régionale UNTS du Cap-Vert, qui avait fortement pesé pour l’appel à la grève, est à la pointe de la lutte. Des ordres de réquisition sont délivrés ; ils sont massivement ignorés, malgré les menaces de sanction qui, finalement, seront pour la plupart abandonnées.
Le30 mai, Léopold Sédar Senghor s’adresse à la population, à la radio. Il rejette les revendications, notamment celles du mouvement étudiant. Le couvre-feu est décrété, l’armée est chargée du « maintien de l’ordre ». Le lendemain matin, l’armée intervient à la Bourse du travail de Dakar. 200 personnes qui participaient à un meeting sont arrêtées. Elles sont transférées au Camp de Dodji ; la veille, le président sénégalais avait fait appel à l’armée française pour le rendre opérationnel. Après ces arrestations, la manifestation, initialement prévue vers la Bourse du travail, se dirige vers le centre-ville. Il y aura 2 morts, beaucoup de blessés et 900 arrestations.
Le pouvoir accepte finalement de négocier. Le 9 juin, il libère les syndicalistes. Le 13, des accords sont signés par le gouvernement, le patronat et les organisations syndicales ; les salaires sont augmentés, notamment le SMIG de 15%. Vis-à-vis du mouvement étudiant, les discussions iront moins vite ; elles ne débutent officiellement que le 6 septembre. La présence des élèves n’est pas acceptée par le gouvernement ; l’un d’eux, Mody Diop, fut « déguisé » en étudiant pour intégrer la délégation de l’UDES5. Des accords seront signés, le 14 septembre avec les étudiant.es, le 26 avec les lycéen.nes. Les bourses sont revalorisées, une réforme de l’Université est engagée, les prix du restaurant universitaire baissent, des engagements sont pris quant à la construction de logements universitaires, les élèves expulsés des collèges et lycées sont réintégrés… En septembre, toutes celles et tous ceux qui se présentent aux examens sont reçus.
L’UNTS sera dissoute deux ans plus tard. Entre temps, en 1969, le pouvoir avait largement contribué à la fondation de la Confédération nationale des travailleurs sénégalais (CNTS), qui accepte alors« la participation responsable6 » que l’UNTS avait rejetée. A compter de 1977, notamment sous l’impulsion du courant Renouveau syndical7, ce suivisme syndical est remis en cause au sein de la centrale, avant d’être officiellement abandonné … bien plus tard8.
Christian Mahieux
Momar Sall.
1 http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article167386, notice Mai 1968 au Sénégal par Françoise Blum.
2 L’Union progressiste sénégalaise (UPS), au service du pouvoir, est la seule organisation politique du pays ; plus exactement, les autres sont interdites.
3 Dans la même veine que ce rapport de l’UDES, la confédération syndicale UNTS, écrivait fin avril 1968 : « « Les grands trusts qui contrôlent notre économie sont dominés par les capitaux français dans l’ordre de 70% pour les entreprises commerciales, de 80% pour les industrielles et de 56% pour les banques. »
4 La très grande majorité des syndicats du pays est alors affiliée à l’UNTS, qui a obtenu plus de 90% des voix lors des dernières élections professionnelles.
5 Omar Gueye, Mai 68 au Sénégal. Senghor face aux étudiants et au mouvement syndical, Editions Karthala, 2017.
6 Cela se traduit par l’inféodation de la centrale syndicale au parti-Etat.
7 Madia Diop, Aperçu historique de l’évolution du mouvement syndical au Sénégal, CNTS, 1990.
8 Au 8ème congrès de la CNTS, en novembre 2001 : « le congrès adopte à l’unanimité la fin de la participation responsable et la désaffiliation de la CNTS au Parti socialiste ».
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