Les lycéens des années 68
Illustrant quelques épisodes du mouvement lycéen des années 1960/1970, les textes suivants sont issus de divers écrits de Robi Morder1. Ils montrent comment une génération de jeunes scolarisés a construit ses propres outils de lutte, développé l’auto-organisation et … désobéit massivement aux institutions et à leurs représentants et représentantes. Ce n’est pas sans lien avec ce qu’on retrouvera les années suivantes dans les entreprises…
Les Comités d’Action Lycéens
Des lycéens en action, et parfois nombreux, il y en a eu, et ce dès le 19èmesiècle. Mais un mouvement lycéen ? Dès qu’il s’agit de nommer non les individus mais la collectivité, c’est le vocable étudiant qui est d’abord utilisé, comme s’il s’agissait du seul légitime. Ainsi, par exemple, la « manifestation « étudiante » du 11 novembre 1940 à l’Etoile est à 80-90% composée de lycéens2, et chaque année l’association Mémoires des EtudiantsRésistantsen célèbre l’anniversaire devant le monument des six lycéensfusillés du lycée Buffon. Pendant la guerre d’Algérie, des actions (et affrontements) ont lieu dans les lycées, mais c’est l’UNEF et des étudiants qu’il est fait état en tant que groupe social, tant dans l’histoire « mythique » véhiculée par les organisations, que dans la recherche scientifique elle-même3.
De grandes mobilisations d’élèves de l’enseignement secondaire vont ponctuer le dernier tiers du 20èmesiècle, en deux grandes vagues : celles des « années 68 » et celle postérieure au mouvement « Devaquet » de 1986. Ce sont des mouvements, soit spécifiquement lycéens (affaire Guiot 1971, loi Debré 1973, réformes Fontanet et Haby 1974 et 1975, mouvement des lycées professionnels en 1979/1980, mouvements sur les budgets et les droits en 1990, 1998 et 1999), soit avec participation lycéenne importante (derrière le mouvement étudiant en 1976, 1986 et 1994)4. Jusqu’alors confondus avec les étudiants pour leur action collective, et avec les « jeunes » dans d’autres domaines, on peut considérer que c’est à partir du milieu des années 1960 qu’est affirmé un mouvement spécifique, avec la formation des Comités d’Action Lycéens (CAL) […]
La naissance des CAL5. En 1966/1967, une classe de Maths Sup au lycée Condorcet, après l’envoi au service militaire d’un de ses professeurs, envoie une lettre au Mondeet sort un tract. Une manifestation réunit 300 élèves, le professeur est libéré de ses obligations militaires. Quelques temps plus tard, un tract dénonçant les sanctions menaçant des élèves aux cheveux trop longs lance le mot d’ordre « non au lycée caserne ». Le 13 décembre 1967, à Decour, Turgot, Lavoisier, Louis-le-Grand, Camille See, Condorcet, lycées parisiens où existent des Comités Viet Nam Lycéens (CVL), des militants arrivent à entraîner dans la grève une majorité des classes de terminale et participent, dans les cortèges de l’UNEF, aux manifestations intersyndicales6. A la suite de cette journée, et des tensions avec l’administration, naissent un puis plusieurs CAL. C’et d’abord à Jacques Decour que les militants « pablistes7 » ont – avec des militants protestants – l’idée de créer une structure spécifique d’action lycéenne indépendante. Puis, ils sont suivis par les Jeunesses Anarchistes Communistes, et enfin par la Jeunesse Communiste Révolutionnaire. Un bulletin est édité dont la fonction est dans le titre : Liaisons. Le thème le plus mobilisateur, au-delà des questions pédagogiques et du problème de la sélection, est d’abord la lutte pour « la liberté d’expression » et contre « le lycée caserne ». Les CAL, refusant de se fondre dans l’UNEF comme l’y invitent certains8, participent aux initiatives prises par l’UNEF et le SNESUP sur les questions scolaires. A la veille de Mai 68, il y a une cinquantaine de CAL, dont une trentaine en province.
Les CAL en mai 1968. Après la première manifestation étudiante du vendredi 3 mai 1968, l’assemblée générale des CAL, réunie le 5 mai, appelle à la mobilisation générale. Durant toute la semaine, la mobilisation lycéenne va crescendo. Lundi 6 mai par exemple, dans le centre de Paris, des cortèges de lycéens se forment à partir d’un lycée et grossissent en passant d’établissement en établissement. Au fil des jours, ces « micro-manifestations9 » permettent de tester la combativité et de faire l’apprentissage de la rue. Le 10 mai 1968, elles convergent vers Denfert-Rochereau, rejoignant les étudiants, à la veille de la « nuit des barricades ». On compte 10 000 manifestants lycéens.
En mai 1968, dans 400 lycées occupés le sigle CAL est adopté partout, mais peut aussi bien correspondre à une assemblée générale, à un comité de grève, qu’à un groupe plus restreint. Les CAL ont leur propre structure et participent en tant que tels au mouvement de Mai 68. Des commissions se mettent en place dans les établissements, pour, certes organiser l’occupation (information, liaisons avec l’extérieur, service d’ordre, intendance,…), mais aussi la discussion. Le bureau national des CAL a regroupé des cahiers de revendications, des rapports, des journaux émanant de 250 lycées. Il en livre une synthèse avec un livre qui paraît à la rentrée de septembre : Les lycéens gardent la parole10. On y compte 6 pages de critique de l’enseignement, 58 pages de propositions pédagogiques (nouvelles structures, organisation des études, disciplines enseignées), 14 pages consacrées à l’enseignement technique, autant sur le contrôle des connaissances, à nouveau 14 pages pour de « nouveaux rapports sociaux au lycée », 20 pages enfin plus « politiques » sur l’ouverture au monde extérieur et la liberté d’expression. Ainsi, alors même que le bureau des CAL se situe à l’extrême-gauche, ce qui prédomine ce n’est pas le discours révolutionnariste, mais les critiques et les propositions de réforme. Comme pour l’université, nous sommes ainsi loin de l’image mythique du lycée « soixante-huitard » ultra politisé et désintéressé des revendications immédiates et quotidiennes.
Les lycéens, axe central de la jeunesse dans le post-68
Dans les années qui suivent 1968, les lycéens prennent le relais des mouvements étudiants, en butte à des difficultés : désyndicalisation et scissions. Ce sont d’abord en 1968-1969 de forts mouvements pour s’opposer au « retour à l’ordre » et pour « garder la parole », cette « liberté d’expression » revendiquée se combinant avec le maintien d’une activité politique dans les établissements. En février 1971, s’organise la protestation contre la condamnation à une peine de prison ferme d’un élève de classe préparatoire du lycée Chaptal ; Gilles Guiot est « coupable » d’avoir été spectateur d’une manifestation : en quelques jours, dans la capitale puis dans toute la France, ce sont des dizaines de milliers de lycéens et collégiens qi descendent dans la rue ; plus nombreux encore qu’en Mai 68. Inaugurant une nouvelle forme du répertoire d’action collective, une coordination des comités de grève parisiens – ni syndicat, ni mouvement politique – se constitue. Le mouvement débouche sur la libération du jeune Gilles Guiot.
Dans l’année qui suit, ce sont des protestations contre des exclusions de lycéens, puis à l’automne 1971 contre la « circulaire confidentielle » du ministre Guichard, donnant des consignes pour sanctionner « les meneurs ». L’apogée est constituée par le grand mouvement contre la loi Débré.
La grève lycéenne contre la loi Debré, une mobilisation de la jeunesse contre toutes les casernes
Au printemps 1973, la loi Debré sur la suppression des sursis à l’incorporation est le point de départ d’une contestation antimilitariste sans précédent. Alors qu’en 1968 l’armée était épargnée par la critique antiautoritaire, ce mouvement ouvre une période qui ébranle le consensus autour du service militaire.
Le 2 avril 1973, jour de départ du contingent, 200 000 lycéens, étudiants, collégiens manifestent à PARIS ; Ce jour-là, plus de 500 000 jeunes descendent dans la rue, dans 236 villes de France, pour manifester contre la « loi Debré ». Quelle est cette loi qui porte le nom de son promoteur, Michel Debré ? Il s’agit d’une réforme de l’ensemble du service militaire. Elle a été précédée de longues discussions à la Commission Armée Jeunesse (CAJ) qui réunit les représentants de l’Etat (et notamment de l’armée) et des mouvements de jeunesse11. Le 30 avril 1968 et de nouveau le 24 mars 1969, la CAJ se prononce pour la suppression des sursis, proposition qu’elle défend auprès du ministre de la Défense nationale les 14 novembre 1969 et 2 juin 1970. Le projet de loi est approuvé par l’Assemblée nationale le 10 juin 1970.
La réforme réduit le service militaire de seize à douze mois, mais supprime les sursis pour études, pénalisant ainsi les lycéens qui, s’ils s’inscrivaient à l’université, en bénéficiaient après le baccalauréat. Il s’agit d’un « service à la carte » pour tous, scolarisés ou non. On part au service militaire à vingt ans, sachant que l’appel peut être devancé à dix-huit ans, et reporté jusqu’à vingt et un ans pour ceux qui font des études supérieures courtes. Pour les étudiants en médecine, le report est possible jusqu’à vingt-sept ans, mais en contrepartie la durée du service est de seize mois.
Très largement adoptée à l’Assemblée nationale12, la réforme ne souleva, à l’époque, que des protestations des syndicats étudiants, des lycéens de l’Union Nationale des Comités d’Action Lycéens (UNCAL) et d’organisations politiques de jeunes, apparentées aux partis de gauche. Elles ne dépassèrent pas le stade de communiqués, pétitions, tracts et journaux. Il est vrai que, votée en 1970, la réforme des sursis ne devait intervenir qu’à partir de 1973. L’argument de l’égalité entre jeunes scolarisés et jeunes travailleurs ou collégiens avait aussi permis au gouvernement d’obtenir une certaine neutralité – une opposition mesurée -, de la part des mouvements de jeunesse, d’apprentis et de jeunes travailleurs.
Le démarrage : les feuilles de route et la grève des IUT13. Lors de la grève annuelle des IUT pour la reconnaissance des diplômes dans les conventions collectives, les étudiants d’IUT et de BTS14de Marseille, d’Orléans et de Cachan réclament également le rétablissement des sursis, des élèves de ces établissements ayant reçu leur « feuille de route » en plaine année d’études. Le 5 février 1973, à Marseille, 1 000 jeunes manifestent et la grève s’étend. A Cachan, les deux lycées techniques sont en grève pour soutenir les revendications des IUT en faveur de l’abrogation de la loi Debré. A l’initiative de militants d’extrême-gauche, l’assemblée générale des grévistes du samedi 10 février lance un appel pour une action nationale. L’après-midi, la rencontre nationale lycéenne des cercles rouges propose deux journées nationales d’action à la rentrée des classes, les lundi 26 et mardi 27 février15et invite les lycées à constituer des « Comités Contre la Loi Debré ». Les militants d’extrême-gauche et les lycéens sensibilisés au problème se regroupent dans les CCLD.
De la coordination des comités contre la loi Debré à la coordination nationale des comités de grève. Entre février et mars, des grèves et des actions sporadiques ont lieu. Ainsi, à Paris, le 28 février, 300 lycéens manifestent devant la caserne de Reuilly, centre de recrutement et siège du Tribunal Permanent des Forces Armées. Une coordination parisienne des comités se met en place, organise l’information et invite les comités de toute la France à une réunion nationale, le 14 mars. Cette coordination nationale se tient dans un contexte de grève qui s’étend depuis que le scrutin législatif des 4 et 11 mars est clos16.
A Paris, dès le 12 mars, les lycéens de Condorcet sont en grève, rejoints deux jours plus tard par ceux de Charlemagne, de Turgot et de Simone Weil. En province, le mouvement s’étend, y compris dans de petites villes sans tradition politique. A la coordination un délégué de la Lozère explique que son département est en grève totale. La coordination nationale adopte une plate-forme contre la loi Debré, lance un appel à la grève générale, avec des manifestations dans toutes les villes, le jeudi 22 mars. L’UNCAL et les Jeunesses Communistes rallient la coordination17. Il y a 100 000 manifestants à Paris, malgré l’interdiction de la police (200 000 le 2 avril). Au total, 400 000 personnes manifestent en province les 22 mars et 2 avril. La grève est effective, le ministère admet deux tiers « d’absentéisme » dans les établissements scolaires lors des journées d’action ’22, 27 et 28 mars, 2 avril).
Bientôt, les étudiants rejoignent le mouvement et s’opposent à la réforme qui fait du DEUG18un « superbac » dont on craint qu’il ne soit sélectif et concorde avec la suppression des sursis19. Les élèves des collèges (et lycées) d’enseignement technique (CET) – bien qu’ils ne soient pas sursitaires du fait qu’ils ne destinent pas à des études supérieures – rejoignent les grévistes et constituent une coordination séparée de celle des lycéens20. Les manifestations du 2 avril sont organisées par les trois coordinations : lycées, CET, universités.
Le 9 avril, à la veille des vacances de Pâques, une dernière manifestation, cette fois-ci co-organisée avec la FEN et les confédérations CGT et CFDT mais numériquement bien moins importante, clôt un mouvement sans précédent dans la jeunesse qui, s’il obtient peu de concessions (un simple réaménagement de la loi), marque une génération de jeunes et secoue l’institution scolaire – surtout l’enseignement secondaire. Les années suivantes, plusieurs dizaines de milliers de jeunes hommes ayant participé à cette mobilisation se retrouvent dans les casernes […]
Une tradition antimilitariste ou un contenu antiautoritaire ?Il existe dans la jeunesse un sentiment critique à l’encontre de l’armée, mais elle en conteste surtout les institutions autoritaires. Ce n’est pas le service militaire en soi qui est remis en question (sauf pour les objecteurs et les pacifistes), mais la « vie de caserne ». En 1968, les Comités d’Action Lycéens (CAL) manifestent « contre le lycée-caserne ». En 1973, ce sont les collégiens qui vilipendent le « CET-caserne, CET-usine ».Dans tous les cas, ce sont des lieux où l’on impose une coupe de cheveux, une manière de se vêtir, une discipline basée sur l’obéissance aveugle et l’absence de droit d’expression des jeunes. La caserne symbolise tout cela. Le printemps 1973 est d’abord l’expression d’un mouvement antiautoritaire, plus qu’antimilitariste. Les jeunes filles se mettent en grève alors qu’elles ne sont pas directement concernées par les sursis. Les collégiens et les étudiants se mettent en grève, mais l’armée n’est pas la seule mise en cause : la sélection, les conditions de vie en collège, la reconnaissance des diplômes, le chômage qui menace… sont mis en question. La plupart des mouvements ayant une cible manifeste (ici la loi Debré) n’ont-ils pas, souvent, un contenu latent plus significatif ? Il faut dire que l’institution militaire, dernier bastion de l’ordre et de la hiérarchie, concentre toutes ces critiques. Ce n’est pas un hasard si, en 1973, le discours du général Vanuxem (écrit en 196921) est distribué en tract par les militants : « la famille et la religion font aujourd’hui défaut pour apporter à nos jeunes le pain des nécessités morales et civiques. L’école devra faire l’effort pour redevenir éducatrice au plein sens du mot. Elle devra s’associer à l’armée qui, par l’âge où elle reçoit la jeunesse, doit être le lieu où se forment définitivement l’homme et le citoyen […] Il est nécessaire d’associer l’armée et l’école. Il faut les faire suivre dans leur action avec le moins de coupure possible […] l’âge d’incorporation des jeunes se situe vers la fin de leur dix-huitième année, permettant à l’adolescent de passer de l’école à l’armée sans transition, en évitant ainsi certaines contagions désastreuses ».
Dans Le mondedu 31 mars 1973, Michel Field exhume le numéro de la revue des officiers de réserveArmée et défensede décembre 1972, où l’on peut lire que « la jeunesse est une masse malléable, disponible, facile à entraîner22 ». Sur le plan de l’utilité du service militaire, Gérard Vincent note que, en comparant des enquêtes de 1967, 1969 et 1972, « la peur de la guerre tend à diminuer » et qu’un antimilitarisme latent – « ou tout le moins, le sentiment que le service militaire est devenu inutile « – semble imprégner la mentalité des jeunes23. Ainsi, le mouvement de 1973 s’inscrit dans les grèves « ras-le-bol », lot des lycées dans les années 1970, mais aussi des facultés, des foyers de jeunes travailleurs. Là s’exprime le décalage grandissant entre la jeunesse et les institutions en crise – parmi elles, l’institution militaire : « le mouvement lycéen contre toutes les casernes » titre
une brochure de l’Alliance Marxiste Révolutionnaire (AMR).
Les effets de 1973. Ce sont les organisations, les militants révolutionnaires et antimilitaristes affirmés qui vont diriger un mouvement aux objectifs finalement plus limités. Ces organisations mènent un travail « antimilitariste » qui ne se résume pas à la dénonciation de « l’embrigadement de la jeunesse ». En effet, avec Mai 68, la « révolution » est autant souhaitée par certains que craint par d’autres. Les missions de « maintien de l’ordre » de l’armée ont été transformées : le modèle colonial a laissé la place au modèle de la Défense Opérationnelle du Territoire (DOT) où « l’ennemi intérieur » (ouvriers, jeunes, paysans) est en ligne de mire. L’existence de noyaux révolutionnaires dans l’armée favorise la volonté de maintenir une armée de conscription mais avec des droits d’expression et d’organisation pour les soldats. Ce travail interne aux casernes doit se nourrir d’un travail « civil ». Dès le printemps 1970, une campagne pour la libération de trois soldats du contingent (Hervé, Devaux, Trouilleux) avait vu naître des dizaines de comités dans les lycées. L’antimilitarisme est toujours présent sous différentes formes : campagnes contre la répression qui frappe les objecteurs et les insoumis, mobilisations contre l’extension du camp militaire du Larzac,… La légitimité de la Commission Armée Jeunesse est remise en cause. Le 28 mars 1973, la délégation des coordinations avait été refoulée. En guise de protestation, la CFDT, la JEC, le MRJC quittent la salle et le général Loridan lui-même déclare que cet organisme « dans son état actuel, n’est absolument pas représentatif ».
Après les vacances de Pâques, le mouvement de grève retombe et les divisions reprennent le dessus. L’idée de prolonger les Comités Contre la Loi Debré par une campagne commune unissant forces de gauche et d’extrême-gauche pour « le service militaire de six mois » (mesure promise par le Programme commun de la gauche) fait long feu, chacun préférant se retirer sur son pré-carré. Les organisations politiques, syndicales, antimilitaristes recrutent.
Si le mouvement est un échec du point de sa revendication officielle – la loi Debré n’est pas abrogée, ni sérieusement modifié, ni boycottée, et dans l’université la réforme des DEUG est maintenue -, les effets de cette grève générale qui a touché des millions de jeunes de treize/quatorze ans à vingt-cinq/vingt-sept ans se font sentit les années suivantes. Du point de vue des questions militaires, le mouvement de 1973 nourrit les manifestations du Larzac (été 1973) et les comités de soldats des années suivantes – puisque ce sont les lycéens et étudiants de 1973 qui, alors, font leur service. Du point de vue de l’enseignement, des choses sont modifiées : les CET devient des « Lycées d’Enseignement Professionnel », on introduit des « 10% pédagogiques » hors programme scolaire, l’autorité administrative est de nouveau affaiblie ; mais c’est plus en termes de « climat » ou « ambiance » que de réformes ou de modifications mesurables. Le printemps 1973 est une manifestation de la jeunesse (dans sa diversité). En 1974, Giscard d’Estaing abaisse le droit de vote à dix-huit ans.
Autogestion et autogestionnaires dans les mouvements étudiants et lycéens après 1968
La question de l’autogestion dans les mouvements de la jeunesse scolarisée se pose de façon spécifique, et différente d’autres secteurs de la société. Dans la mesure où il n’y a pas production de marchandises ou de services que l’on peut vendre, et comme l’université ou le lycée n’est pas une entreprise, ce sont des forces politiques qui vont être en compétition pour désigner, qualifier comme autogestionnaires (ou non) telle ou telle pratique. Ainsi, les courants se réclamant de l’auto-organisation vont insister sur la dimension « autogestionnaire » de coordinations, contre-cours, là où d’autres mouvements verront « l’auto-organisation », la « grève active » ou de simples formes d’action et de mobilisation […].
Les coordinations…Après Mai 68, l’éclatement de la représentation syndicale étudiante par le jeu des divisions et scissions, comme l’absence de tradition « syndicale » lycéenne dans un secteur où se manifeste parmi les premiers la « crise de la délégation de pouvoir » va permettre l »émergence de « l’auto-organisation », c’est-à-dire de coordinations. Désormais, ce seront les assemblées d’étudiants et lycéens qui éliront des délégués dans des coordinations ; celles-ci décidant des mots d’ordre et des initiatives. On rompt ainsi avec la conception ancienne de syndicats décidant des programmes et initiatives. Même en consultant la « base » (assemblées générales dans les établissements), dans cette tradition c’était le syndicat – ou le cartel d’organisations – qui synthétisait et centralisait. Cette « autogestion des luttes » est une nouveauté mais demeure une forme d’organisation de mouvements ponctuels.
La grève active…La grève des étudiants et des lycéens ne peut se concevoir comme un simple arrêt de travail. Elle « ne gêne personne » (sinon les élèves eux-mêmes qui s’absentent). Contrairement aux entreprises, elles n’arrêtent ni services, ni production. C’est un des enseignements que tirent les militants étudiants de Nanterre après la grande grève « sur le tas » de l’automne 1967. Pour qu’une grève de jeunes scolarisés ait un poids, il faut qu’elle soit « active », qu’elle « se montre » (d’où les « manifestations » : cortèges, communiqués, popularisation par tracts, prises de parole) et il faut aussi « occuper » les grévistes en occupant les locaux. Des commissions sont ainsi mises en place pour rendre actifs les grévistes. On utilise les moyens de l’université ou du lycée (téléphone, reprographie, locaux) au service de la lutte.
Si les assemblées générales d’étudiants de l’UNEF étaient passées de la vente de polycopiés de cours à des expérimentations de Groupes de Travail Universitaires, puis à la « critique de l’université » (et de celle-ci à la « critique de la société tout entière), en 1973, ce sont des lycées en grève contre la loi Debré que vont naître des « contre-cours ». Il s’agit – dans le cadre d’une grève longue – pour les élèves des classes supérieures de donner des cours aux élèves des classes inférieures, pour ne pas prendrede retard par rapport aux examens. Ainsi, au lycée Charlemagne – composé essentiellement de classes scientifiques et mathématiques – les « prépas » donneront des cours de maths aux terminales. Les élèves peuvent ainsi, tout en restant grévistes, préparer le baccalauréat. Au lycée Arago, ce sera plus systématique et organisé. Des étudiants viennent y aider les lycéens de terminale. L’expérience est citée dans la presse : « Les cours parallèles attirent davantage d’élèves que les cours normaux, sans toutefois accueillir tous les grévistes ». Les réactions des enseignants – même ceux qui se déclarent favorables au mouvement lycéen – seront très hostiles car ces « cours de rattrapage » ou « contre-cours » semblent remettre en cause la place de l’enseignant, et plus généralement, la pédagogie. Si la loi Debré n’est pas abrogée, le gouvernement instituera toutefois à partir de la rentrée 1973/1974 des « 10% pédagogiques ». Il s’agit de laisser un dixième du temps scolaire à la disposition d’activités hors programme. Les lycéens d’extrême-gauche mèneront une campagne pour « les 10% sauvages », c’est-à-dire pour que les activités ne soient pas contrôlées par l’administration, mais décidées par les lycéens. Il est vrai que depuis juin 1973, les Lipfabriquent des montres et que les militants lycéens diffusent informations et suscitent des actions de soutien.
Robi Morder
Avec Didier Leschi, Robi Morder vient de publier aux éditions Syllepse, Quand les lycéens prenaient la parole, 300 pages, 15 euros.
1« Les Comités d’Action Lycéens » est le résumé d’une communication au séminaire du GERME du 20 novembre 2003, dans le cadre d’un cycle consacré aux mouvements lycéens.
« Les lycéens, axe central de la jeunesse dans le post-68 » est extrait du livre « 68, une histoire collective », sous la direction de P. Artières et M. Zancarini-Fournel (La découverte, 2008).
« La grève lycéenne contre la loi Debré, une mobilisation de la jeunesse contre toutes les casernes » a paru en 2002 dans la revue Autrement, collection Mémoires, dans le cadre d’un numéro intitulé « autopsie du service militaire 1965-2001 ». « Autogestion et autogestionnaires dans les mouvements étudiants et lycéens après 1968 », provient du livre « Autogestion, la dernière utopie ? », sous la direction de F. Georgi (Publications de la Sorbonne, 2003).
3Les colloques consacrés à cette période traitent des « intellectuels » ou des « étudiants ». Le GERME a tenté dans son séminaire du 27 novembre 2001 de commencer à se pencher sur la spécificité lycéenne, avec des témoignages d’acteurs de « comités antifascistes » d’un lycée parisien et d’un lycée de Rouen. Compte-rendu dans les Cahiers du GERME n°21, 1ertrimestre 2002.
4La comparaison entre ces deux vagues de mobilisations et mouvements lycéens est développé dans « le lycéen, nouvel acteur collectif de la fin du 20èmesiècle », communication au colloque « Lycées et lycéens en France. 1802-2002 », Paris IV Sorbonne, 9 et 10 juillet 2002.
5La revue Partisansn°49 de septembre-octobre 1969 est consacrée au « mouvement des lycéens » et donne un historique détaillé, avec un volume intéressant de documents et textes des CAL. Il convient également de se référer à la filmographie, et notamment au film de Romain Goupil, « mourir à trente ans », qui comporte de nombreuses séquences sur les CAL, y compris une reconstitution d’une assemblée des CAL.
6Il s’agit d’une journée de grèves et de manifestations, appelées par la CGT, la CFDT et la FEN, contre les ordonnances sur la Sécurité Sociales.
7Ce courant, bien qu’issu du mêle groupe, refuse de construire la JCR, au nom d’une perspective de rassemblement plus large. Il fonde néanmoins l’AMR (Alliance Marxiste Révolutionnaire) en 1969.
8La Fédération des Etudiants Révolutionnaires (trotskystes de tendance dite « lambertiste » – aujourd’hui POI ou POID) le propose lors du meeting parisien des CAL du 26 février 1968.
9Pour reprendre l’expression de Michel Dobry à propos du mouvement de 1986 dans sa contribution à l’ouvrage collectif La manifestation, FNSP, 1988.
11Entre autres, l’Union Nationale des Etudiants de France (UNEF) qui préside le groupe de travail sur le service militaire, la CFDT, la fédération enseignante FEN, la fédération des Maisons de Jeunes et de la Culture, la Jeunesse Etudiante Chrétienne (JEC), la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC), le Mouvement Rural de Jeunesse Chrétienne (MRJC), etc.
12Les partis de Droite et du Centre votent pour, trois députés s’abstiennent, seul Michel Rocard (PSU) vote contre.
16Rappelons que les lycéens – et une grande partie des étudiants – n’ont pas le droit de vote. Ce n’est qu’en 1974 que les jeunes pourront voter dès dix-huit ans et non plus à vingt et un ans.
17Ayant tout d’abord dénoncé les « provocations gauchistes », l’UNCAL et le MJCF changent de position après l’échec de leur manifestation séparée du 21 mars.
19On obtient un diplôme à Bac+2 vers vingt/vingt et un ans, ce qui correspond au dispositif prévu par la loi Debré de report à vingt et un ans pour préparer un diplôme de l’enseignement supérieur court.
20C’est l’organisation Lutte Ouvrière qui va choisir de s’investir dans la jeunesse « pré-ouvrière », qu’elle oppose à la jeunesse « petite-bourgeoise » des lycées et facultés.
22Néanmoins, Le mondedu 23 mars 1973 rappelle que « tous les militaires ne sont pas favorables à l’incorporation de trop jeunes reçues » et signale que la réduction du nombre des diplômés, conséquence de la loi, « inquièterait davantage les états-majors ».
- Les lycéens des années 68 - 29 avril 2018