Luttes syndicales et sociales en Suisse

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Malgré un certain renouveau dans les pratiques de luttes sociales et syndicales en Suisse incarné par la Grève féministe et la Grève du climat, bon nombre d’assurances sociales ont subi des réformes conduisant à des baisses de prestation notamment pour les femmes les moins rémunérées. Face à l’inflation, les salaires réels ont baissé de près de 2%. Les syndicats et la gauche réformistes peinent dans ce contexte à incarner un pôle de lutte face à la crise.


Après avoir principalement travaillé dans le canton de Neuchâtel, où l’industrie horlogère constitue l’activité phare, Edy Zihlmann est, depuis neuf ans, salarié du syndicat UNIA www.unia.ch/fr, membre de Union syndicale suisse ( USS www.uss.ch ). Il est chargé du secteur de la construction, de l’artisanat et du nettoyage.


Manifestation du 16 septembre 2023 à Berne
Manifestation du 16 septembre 2023 à Berne. [DR]

Des suites du COVID, des répercussions de l’invasion russe en Ukraine et d’une inflation importante, les conditions de vie des travailleuses et travailleurs les plus précaires, dans les domaines des soins, de l’hôtellerie-restauration, de l’industrie horlogère, du nettoyage et des autres métiers essentiellement féminins ont subi une détérioration importante de leurs moyens de subsistance ces dernières années. Dans un pays ultralibéral comme l’est la Suisse, la crise a toujours été utilisée par les classes dominantes comme un moyen de réduire les prestations salariales et sociales, justifié par le pseudo-risque d’un emballement de la dette publique, malgré le fait qu’elle est une des plus basses de l’OCDE. Environ 10% de la population se retrouve en situation de grave pauvreté, tandis qu’une importante partie de la population se paupérise rapidement et a recours pour la première fois aux dispositifs d’aides alimentaires [1].

En territoire helvétique, seuls quelques cantons latins (Neuchâtel, Jura, Genève et Tessin) connaissent un salaire minimum cantonal. Seul∙es 50% des employé∙es sont soumis∙es à une convention collective de travail ou un régime de droit public. La moitié des salarié∙es du pays travaille donc sous une législation de travail famélique et ultra-libérale. Bon nombre de conventions collectives entérine des dispositions plus contraignantes que le droit du travail telle que celle du travail temporaire. Dans ce contexte, les syndicats ont peiné à développer une stratégie de maintien et de conquête des droits essentiels, liés au filet social. Pire, les dernières votations populaires sur les grandes assurances sociales ont conduit à des défaites des syndicats et de la gauche au sens large. Cela a conduit à des diminutions de prestations qui touchent, encore une fois, majoritairement les femmes aux plus faibles revenus. Comme dans le reste de l’Europe, le taux de syndicalisation plonge, même s’il reste largement supérieur à la France à 14%, mais nettement inférieur à l’Allemagne par exemple. Face au peu de résultats concrets des syndicats « réformistes » et à des compromissions nombreuses lors de votations populaires, sous l’égide d’un pragmatisme souvent tenté de suivisme à l’égard du Parti socialiste, les travailleuses et travailleurs délaissent les organisations syndicales. Les adhérents et adhérentes du Parti socialiste constituant la majorité des cadres de l’USS (Union syndicale Suisse) et du plus grand syndicat du privé, UNIA, les mouvements sociaux peinent à voir dans le syndicalisme suisse majoritaire un partenaire fiable dans les luttes concrètes qui s’organisent telles que la Grève féministe [2] et la Grève du climat [3]. On peut difficilement leur en tenir rigueur.

Défaite sur les retraites

La plus importante des dernières défaites fut la votation sur l’AVS (Assurance vieillesse et survivants), le système de répartition de base pour les retraites, qui ne couvre qu’une infime partie de la prévoyance. Cette assurance de base et universelle a, depuis sa mise en œuvre en 1947, été constamment attaquée par la droite et par les assureurs privés en leur volonté d’élargir la retraite par capitalisation à l’ensemble du salaire (LPP – Loi sur la prévoyance professionnelle). Après des multiples refus de réforme de l’AVS en votations populaires, le paquet de loi AVS 21, porté par le Conseiller fédéral socialiste Berset [4], a été accepté par une très courte majorité de 50,50% de la population et des cantons le 17 décembre 2021. Elle a eu comme conséquence directe l’augmentation de l’âge de la retraite des femmes d’une année supplémentaire pour le porter à 65 ans, comme pour les hommes. L’argumentation fallacieuse qui a été développée par le gouvernement et les partis de droite est le risque d’une péjoration massive du taux de couverture financière de l’AVS. Cette obsession développée depuis une trentaine d’année ne s’est jamais révélée juste mais continue cependant de constituer le fond de commerce du patronat et de la droite.


Manifestation lors de la grève féministe du 14 juin 2023
Manifestation lors de la grève féministe du 14 juin 2023. [DR]

Ceci constitue une double injustice à l’égard des femmes [5]. Tout d’abord, les dernières études en date démontrent que l’écart salarial moyen entre homme et femme est de 18%, en augmentation depuis l’année dernière. Elle est d’autant plus forte dans les emplois majoritairement féminins tels que le secteur des soins et du nettoyage. De nombreuses femmes, vu le faible niveau de leur salaire et le nombre important de temps partiel, n’ont pas de fond de retraite par capitalisation (21 510 francs suisse annuels de seuil d’entrée) et doivent donc s’en remettre uniquement au pilier de base et aux éventuelles autres aides étatiques très variables en fonction des cantons de résidence. La retraite à 64 ans était donc perçue par une majorité de femmes et de la population comme une compensation à ces inégalités salariales et sociales multiples.

Ce résultat est d’autant plus déplorable que la lutte féministe a constitué un certain renouveau des mouvements sociaux en Suisse. Le 14 juin 2019, 500 000 manifestantes et manifestants ont envahi les rues du pays pour exiger des mesures immédiates pour une égalité concrète qui dépasse les slogans d’usage. Les syndicats se sont investis de manière variable en fonction des régions, mais ne sont pas arrivés, loin de là, à obtenir ce rôle de leader qu’ils considéraient comme acquis. De nombreuses personnes se sont rendues à ces mobilisations pour la première fois, en adéquation avec des changements de perceptions sociales du féminisme, notamment grâce à l’émergence du mouvement MeToo. Ces mobilisations ont accouché de souris législatives : une vague obligation de contrôler l’égalité salariale, sans dispositif contraignant dans les grandes entreprises ni régime coercitif légal, notamment en matière de pénalités financières. Les milieux patronaux et la droite parlementaire (70% des sièges aux chambres fédérales) ne se sont pas laissé impressionner par cette mobilisation et ont décidé de tenir une ligne dure face aux revendications. En proposant des projets de réforme du chômage et des retraites à la violence inégalée, ils ont décidé d’une confrontation totale, considérant que tout compromis constituerait, de fait, une incitation inadmissible aux revendications sociales.

Loin de tenter, dans ce contexte, de tenir une ligne de lutte face à ces propositions, l’USS a tenté de construire un compromis sur les retraites avec une des deux grandes associations patronales, en proposant un paquet législatif aux chambres fédérales. Ce projet prévoyait, entre autres, de baisser le taux de conversion des fonds de retraite capitalisés à 6% [6], ainsi que d’autres mesures techniques ; en échange étaient prévues des contreparties qu’on peut qualifier de médiocres, voire d’honteuses pour les femmes et de manière exclusivement transitoire. Les deux chambres ont massivement refusé cette proposition et ont conçu un nouveau projet reprenant les éléments essentiels de cette réforme, en les durcissant et en retirant une partie importante des quelques compensations prévues. Pris à leur propre jeu, les syndicats et la gauche au sens large ont dû se lancer dans une campagne référendaire [7]. Ayant réussi à déposer les signatures nécessaires, la campagne est désormais en route pour une votation prévue entre le mois de mars et juin 2024. La difficulté d’une telle campagne résulte évidemment de la nécessité de vouer aux gémonies un projet … dont les propositions ont essentiellement étaient portées par le président de l’USS, Pierre-Yves Maillard, membre éminent du Parti socialiste et conseiller national [8]. Le tour d’équilibriste consiste à expliquer que tout est différent, sans pouvoir réellement trouver ces différences. Heureusement, que le ridicule ne tue pas.

Malgré toutes ces difficultés et tentatives de compromis rétrogrades, le 14 juin 2023 a vu une mobilisation importante de la population dans le cadre de la Grève féministe. A nouveau, un demi-million de personnes ont prises la rue dans nombreuses villes du pays. De nouvelles revendications ont émergé dans le mouvement en radicalisant les revendications face à celles plutôt molles des syndicats et partis réformistes. Loin de considérer le travail comme une finalité, dans une société très marquée par le protestantisme et sa vision particulière du travail, le droit à ne pas porter son existence au travers de l’emploi, marque une véritable rupture. Les revendications autour de la réduction du temps de travail, la critique du compromis social et des classes possédantes longtemps considérées comme des éléments essentiels de la richesse du pays, la volonté de mettre fin au régime de retraite par capitalisation au profit d’un régime unique redistributif et universelle en opposition à la ligne syndicale de l’USS et du PS, comme les demandes relatives à des vrais dispositifs de préventions et de lutte face aux crimes et violences sexuelles, deviennent de plus en plus prégnantes dans les mouvements sociaux. Dans une société habituée à considérer les élu∙es de gauche réformistes et les représentant∙es des syndicats comme les porte-voix des luttes sociales, cette dynamique ouvre des possibles pour changer quelques orientations classiques vieillottes au profit d’un renouveau plus radical et plus en phase avec les difficultés vécues par les travailleuses et travailleurs les plus exploité∙es.

Les salaires

Face à ces mouvements sociaux (féminisme, climat,…), dont les idées n’ont encore que peu de relais concrets dans la majorité de la population, les syndicats et partis de gauche réformistes ont établi un plan de campagne sur le pouvoir d’achat, les augmentations de salaire et des rentes, en tentant de se rétablir sur le terrain de la lutte sociale. Cette orientation n’est pas étrangère aux élections fédérales de fin octobre 2023. Le point d’orgue de celle-ci fut la manifestation du 16 septembre 2023 à Berne. 20 000 manifestant∙es ont battu le pavé, ce qui constitue un chiffre fort honorable dans un pays qui n’a pas une tradition en la matière comparable à la France. Cependant, les négociations en cours dans d’importantes conventions collectives de travail dans le domaine manufacturier et artisanale ne donnent pas des résultats acceptables en matière d’augmentations salariales. La demande de l’USS d’augmenter les salaires de 5% et de porter les salaires des emplois non qualifiés à CHF [9] 4000 par mois et qualifiés à CHF 4500 semble un vœux pieu, tant que des mesures de lutte réellement offensives ne sont pas organisées. Les pétitions et les rassemblements se succèdent, les négociations passent et les résultats déçoivent les militant∙es syndicaux, qui voient inexorablement le salaire réel baisser (-1.9% cette année).


Manifestation du 16 septembre 2023 à Berne
Manifestation du 16 septembre 2023 à Berne. [DR]

Sans un durcissement des luttes et l’organisation, où cela est possible, de débrayages et de grèves, il est peu probable que les résultats satisfaisants pour les travailleuses et travailleurs émergent. L’amoncellement, jusqu’à l’indigestion, de campagne de votations populaires et de référendums, de pétitions et autres artifices de participation, ne constituent pas un horizon d’améliorations concrètes des conditions de vie. Pire, elles entérinent souvent des dégradations réelles des assurances sociales, et offrent une légitimité « démocratique » à celles-ci. Il y a donc, à l’image des mouvements sociaux, une nécessité à radicaliser nos luttes, à revenir à la rue et ne pas fétichiser, au sein des syndicats, ce ronron politique dont on connait les limites, mais surtout les méfaits.


Edy Zihlmann


[1] www.caritas.ch/fr/la-pauvrete-en-suisse-reste-elevee-0/

[2] www.grevefeministe.ch et www.laboursolidarity.org/fr/europe/n/2706/la-greve-feministe-du-14-juin

[3] www.climatestrike.ch/fr

[4] Le gouvernement fédéral (exécutif) est composé de sept conseillers fédéraux avec une répartition par une règle non écrite appelée « formule magique », soit deux sièges pour les trois partis arrivés en tête et un siège pour le quatrième.

[5] A ce propos, voir Jean-François Marquis, « Expliquer les inégalités ou les effacer ? », Les utopiques n°11, éditions Syllepse, été 2019.

[6] Le taux de conversion correspond au pourcentage annuel du capital individuel versé par année. Il est aujourd’hui de 6,8%

[7] La majorité des lois fédérales peuvent faire l’objet d’un référendum populaire si 50 000 citoyens et citoyennes ayant le droit de vote le demandent.

[8] Représentant à la chambre fédérale, élu à la proportionnelle totale.

[9] CHF : francs suisses. Un franc suisse = 1,04 euro.

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