Luttes ouvrières pour l’environnement dans l’Espagne franquiste
Entre 1950 et 1979 dans l’Espagne de Franco, les nuisances et les risques environnementaux associés aux usines chimiques, à l’agro-industrie, aux barrages, aux centrales thermiques et aux projets nucléaires provoquèrent des protestations populaires. Dans l’Aragon, une région où, pendant la guerre civile d’Espagne, il y eut des collectivisations socialistes et anarchistes, le mouvement ouvrier antifranquiste ne resta pas silencieux. Suivant une approche régionale, cet article analyse les raisons et les actions de ce mouvement par rapport à la question environnementale durant les dernières années du franquisme. Il considère également les limites ayant conduit aux premières divisions dans le domaine naissant de l’écologie politique pendant la transition démocratique. Ce texte est paru initialement dans le numéro 50 de la revue Écologie & politique, sous le titre « Une société environnementale et ouvrière ? Histoire de la lutte du mouvement ouvrier pour défendre l’environnement sous Franco (1964-1979) ».
En effectuant un travail de recherche aux archives nationales espagnoles, dans le cadre d’un ouvrage coordonné par Alberto Sabio Alcutén et Nicolas Sartorius en 2004 [1], j’ai découvert qu’un grand projet passé avait une résonance dans notre présent le plus immédiat. Le projet de détournement de l’Èbre que le gouvernement planifiait depuis l’année 2000 avait une antériorité. Un projet similaire avait été élaboré par le régime franquiste entre 1972 et 1974, provoquant une contestation sociale inédite [2]. Trente ans plus tard, ni les médias ni la population ne conservaient de traces de cette continuité, comme si ces politiques, cette technologie et cette hydrologie paraissaient inédites. La question suivante s’est imposée : comment un projet franquiste pouvait-il réapparaître, sans regard historique critique ni mémoire environnementale ?
Des précédents historiques existaient. Par exemple, l’histoire environnementale du XIXe siècle avait relevé le caractère conflictuel entre l’environnement et l’industrialisation depuis le célèbre día de los tiros à la mine de Rio Tinto, à Huelva en 1888 [3]. Au 20ème siècle, quelques articles signalent la succession des conflits sociaux au sujet de la pollution causée par les exploitations minières. Mais l’histoire environnementale espagnole, née de la sous-discipline de l’histoire agraire, a été plus féconde en matière d’étude des transformations des systèmes agro-sylvo-pastoraux. Néanmoins, il ressort de l’histoire environnementale des régimes autoritaires que les contestations environnementales ont fréquemment été masquées, parce qu’elles émanaient de milieux scientifiques ou locaux et ne semblaient perceptibles qu’à l’échelle régionale [4]. Les pistes ouvertes par les travaux de Geneviève Massard-Guilbaud m’ont permis de creuser plus profondément, en m’intéressant aux plaintes exprimées contre la pollution industrielle [5]. Ces plaintes étaient inattendues dans le cadre d’une dictature comme celle du général Franco. La suite de cette recherche a commencé à dévoiler une cartographie fragmentaire de protestations locales et légales contre l’implantation d’industries polluantes dans les villages aragonais (voir carte). D’autres sources témoignaient de conflits sociaux contre la réalisation d’infrastructures telles que des stations de ski dans les Pyrénées, des grands barrages, des bases militaires sur des terrains agricoles et des projets nucléaires. La poursuite des dépouillements exigeait une prospection documentaire dans des archives locales, ce qui m’a contraint à travailler sur une échelle régionale, d’autant plus que la censure des archives nationales espagnoles reste arbitraire. Ce choix, certes pragmatique, a permis d’entrevoir une évolution spatiale des conflits environnementaux entre « la base, la région et la nation [6] ». En outre, pendant la guerre civile espagnole, l’Aragon était une région divisée entre une moitié majoritairement anarchiste et socialiste et une autre moitié traditionnellement conservatrice. En conséquence, si la protestation environnementale s’exprimait à l’intérieur des régimes autoritaires, comment pouvaient réagir les organisations ouvrières qui ont été si importantes jusqu’en 1939 en Espagne et, plus précisément, dans l’Aragon ?
J’étudierai ici les liens qui ont existé entre les protestations environnementales, tolérées ou non, et les actions des organisations ouvrières ou de classe, clandestines. Mon hypothèse était que les organisations ouvrières, réprimées mais reconstituées par la suite, ne pouvaient pas rester silencieuses puisque ces conflits exprimaient une rupture avec la dictature qu’elles affirmaient combattre. La période analysée va de l’éruption du mouvement ouvrier, après des grèves d’envergure dans les Asturies (1962-1963), jusqu’à la disparition des mairies franquistes en 1979, à la suite des premières élections municipales libres [7]. L’histoire environnementale insiste sur le fait que signaler les préoccupations environnementales et ouvrières ne conduit pas à placer ces organisations dans le champ de l’écologie, car elles relèveraient d’un autre type d’environnementalisme [8]. Et dans l’Aragon, on verra que l’émergence d’un mouvement écologiste à proprement parler reste associée au rôle des organisations ouvrières par rapport à l’environnement aux débuts de la transition démocratique. L’émergence d’un mouvement écologiste et l’existence des groupes écologistes à l’échelle nationale – histoire qui reste encore à faire ! – ne sauraient nier l’existence d’une place pour l’environnement dans le mouvement ouvrier. En conséquence, l’étude d’un « environnementalisme ouvrier », selon l’expression de Stefania Barca, ne doit pas être confondue avec celle d’un écologisme ouvrier ou syndical, apparu en Andalousie en 1986 [9].
Bien que je m’efforce d’analyser les actions des syndicats et des partis ouvriers séparément, la dissociation à l’intérieur du « mouvement ouvrier » reste très approximative en raison du phénomène de clandestinité propre à la situation dictatoriale. J’ai donc étudié les documents issus des syndicats, des associations et des partis ouvriers suivants : la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), la Confrérie ouvrière d’action catholique (HOAC), les Commissions paysannes (CC.CC.), les Commissions ouvrières (CC.OO.), l’Union syndicale ouvrière (USO), la Confédération nationale du travail (CNT) et la Confédération des syndicats unitaires des travailleurs (CSUT) en qualité de syndicats ou de groupes ouvriers chrétiens ; le Parti communiste espagnol (PCE), le Parti socialiste aragonais (PSA), le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et d’autres partis maoïstes, trotskistes ou marxistes léninistes comme le Mouvement communiste (MC), la Longue marche vers la révolution socialiste (LMRS), le Parti du travail en Espagne (PTE), la Jeune garde rouge (JGR) et, de manière exceptionnelle, le groupe armé du Front révolutionnaire antifasciste et patriotique (FRAP) en qualité de groupes politiques. Dans cette liste, uniquement la JOC et la HOAC étaient légalisées. Le régime ne toléra qu’un seul parti, le Mouvement national, et le syndicat vertical, l’Organisation syndicale espagnole, fusionnant les travailleurs et les patrons par branche.
UN MOUVEMENT OUVRIER ANTIFRANQUISTE UNI POUR DÉFENDRE L’ENVIRONNEMENT
Dans l’Aragon, à partir des années 1960, les groupes clandestins ouvriers soutinrent les actions locales des paysans contre les grands barrages [10]. Ce soutien se traduisit par des articles de propagande émanant du Parti communiste et des organisations ouvrières chrétiennes, certaines en exil, d’autres à l’intérieur du territoire aragonais [11]. Cette zone était composée des villages disposant d’expériences de collectivisation pendant la guerre civile. Caspe, la plus grande ville, était le centre de l’anarchiste et socialiste Conseil régional de défense d’Aragon, qui gouverna dans la zone républicaine d’Aragon pendant deux ans. Des grèves débutèrent vingt ans après ces expériences révolutionnaires, avant même la montée des protestations contre le réservoir de Mequinenza, où le barrage menaçait de rompre. Ce furent les premières grèves conduites depuis le début de la période franquiste dans cette région. Dès le 15 mai 1962, les grèves se déclarèrent dans les mines de Mina Petra et Mina Eugenia. Une semaine plus tard, mille deux cents mineurs et sept cents travailleurs de la compagnie nationale hydroélectrique ENHER se rassemblèrent au conseil municipal local ; ils disaient « faire grève pour l’augmentation des salaires » et affirmaient qu’« être comme les Asturiens, c’[était] être catholique », une allégation qui visait à légitimer et à convaincre la population sous un régime qui se présentait comme national-catholique. Le service de police de la garde civile de Franco fut informé de l’influence d’un curé local sur certains voisins, appelant à la grève et faisant des graffitis, ou encore de l’influence de la radio communiste clandestine La Pirenaica sur la région [12].
Autour de ces mines, inondées progressivement en raison de la construction du barrage (entre 1964 et 1967), les femmes, les enfants et les hommes se rassemblèrent à deux reprises pour dénoncer le risque de rupture de l’ouvrage. Immédiatement, les organisations ouvrières chrétiennes et le Parti communiste engagèrent un travail de diffusion au-delà des localités affectées. Ils publièrent des articles sur la lutte contre le barrage entre 1965 et 1967. Loin d’attaquer l’énergie hydraulique en elle-même, les organisations célébrèrent la mobilisation sociale contre l’injustice autour de ces grands projets. La publication chrétienne des JOC attaqua l’« insécurité de l’œuvre » et l’injustice des dédommagements des grands barrages. Elle affirma que « l’opinion rest[ait] mal informée », tout en citant les critères de sécurité publiés lors du VIIIe congrès international des grands barrages, à Édimbourg, en mai 1964. Le Parti communiste salua la mobilisation des paysans de cette région « dont les terres ont été inondées par l’eau des barrages et qu’on prétend[ait] faire taire avec une indemnité misérable [13] ». Pour la première fois pendant le régime, les organisations ouvrières plus ou moins clandestines s’adressaient à l’ensemble de l’opinion publique nationale, en pointant des liens avec des événements semblables, comme la catastrophe de Vega de Tera (1959), celle de Malpasset en France (1959) ou celle de Vajont en Italie (1963), et les protestations à Castrelo de Minho en Galicie. Entre 1967 et le remplissage total du barrage de Mequinenza en 1973, le curé de la localité mena des actions de désobéissance. La presse syndicale clandestine aragonaise continua à faire campagne afin de mobiliser l’opinion publique, notamment par l’intermédiaire du syndicat paysan procommuniste CC.CC. et du syndicat chrétien Union syndicale ouvrière [14].
La mobilisation de l’opinion publique par le mouvement ouvrier se manifesta aussi lors d’un autre conflit hydraulique, celui du détournement de l’Èbre durant la décennie 1970. D’après les CC.OO. et le Parti communiste, le projet prévoyait le stockage de l’eau dans les barrages aragonais, comme celui de Mequinenza, et la construction de nouveaux réservoirs dans les Pyrénées. Contrairement à la pratique du régime consistant à tenir secrète sa politique hydraulique, entre 1972 et 1976 le comité régional du PCE publia les plans des ingénieurs de Franco et des constructeurs privés concernant ce détournement, prévoyant d’acheminer les eaux pour l’agriculture vers les villes. En 1971, le PCE publia le Manifeste pour l’Aragon. Ce manifeste commençait ainsi : « Le projet de détournement de l’Èbre au Jucar – détournement qui a déjà commencé – place l’Aragon face à une situation d’extrême gravité. » Les termes employés pour la mobilisation faisaient référence aux inégalités régionales et au sous-développement résultant de ces travaux. Pour le PCE, « [e]n Espagne, l’Aragon [était] décidément dans ce que nous pouvons appeler sans aucune exagération une situation de colonisation interne qui [conduisait] inexorablement à la dégradation économique, sociale et politique [15] ». Le Parti socialiste d’Aragon se rallia des années plus tard à ces campagnes dans les mêmes termes.
Enfin, un autre projet aux lourdes retombées environnementales conduisit aussi l’ensemble du mouvement ouvrier clandestin à participer à la formation d’une opinion publique environnementale. Il s’agissait du prétendu « plan de nucléarisation de l’Èbre », consécutif aux projets d’installation des centrales nucléaires, dont trois réacteurs étaient situés dans l’Aragon (à Chalamera, à Escatrón et à Sástago) [16]. D’après les socialistes aragonais, ce plan comportait une « tentative de faire de la vallée de l’Èbre la zone la plus remplie de centrales nucléaires et de construire de nouveaux barrages dans la province de Huesca [17] ». Le refus sans ambiguïté de l’énergie nucléaire et de la politique hydraulique faisait partie du Manifeste de la Junta Democrática pour l’Aragon publié cinq mois avant la mort du dictateur, en novembre 1975 [18]. Cette instance de coordination régionale rassemblait essentiellement le PCE, les CC.CC., les CC.OO., le PSA (officiellement fondé en 1976, mais en activité depuis la naissance de la revue régionaliste Andalán en 1972), les groupes carlistes autogestionnaires et le parti maoïste PTE. Dans ce manifeste, ils listaient les « revendications immédiates » suivantes : « 1° contre le détournement de l’Èbre ; 2° contre les centrales nucléaires ; 3° contre les camps militaires et le retrait de la base américaine ; 4° pour la remise en œuvre du train à Canfranc ; 5° pour l’obtention de salaires justes pour les travailleurs, contre le chômage et pour la garantie de travail pour tous ; 6° pour la liberté syndicale et le droit de grève. »
L’affichage de ces programmes politiques et la mobilisation de l’opinion publique par la propagande ne furent point les seules méthodes d’action au cours des années 1970. De juin 1975 aux élections municipales libres de 1979, les organisations de classe soutinrent des manifestations, des grèves et des campagnes de lutte contre ces projets qui menaçaient l’environnement aragonais. Il s’agissait d’appliquer à la défense de l’environnement les stratégies d’action classiques du syndicalisme : la grève, la mobilisation et la propagande. Concernant celle-ci, aux bulletins clandestins s’ajoutèrent des récitals et des arts plastiques divers : graffitis, fresques, affiches.
Les pollutions de l’eau et de l’air par les centrales thermiques et les industries chimiques (notamment cellulose et ciment), les projets nucléaires et la menace du détournement de l’Èbre poussèrent les syndicats et les partis ouvriers à continuer la bataille pour la défense de l’environnement, surtout en milieu rural. À Huesca, entre juin 1975 et juin 1976, deux manifestations se succédèrent. C’était la première fois que la population manifestait sous le franquisme dans cette province. Les CC.CC. soutinrent la marche spontanée contre le projet de centrale nucléaire en juin 1975, et participèrent à celle de la Coordination démocratique le 27 juin 1976, en faveur d’une « gestion démocratique des ressources naturelles », contre tout grand barrage et tous les projets de centrale nucléaire [19]. À Saragosse, le 26 mars 1976, comme à Huesca, pour la première fois depuis 1936, toutes les organisations de classe clandestines prirent part à la manifestation contre les politiques de développement, essentiellement contre le détournement de l’Èbre. C’était aussi la première fois depuis 1939 dans la capitale. Le succès fut considérable (deux mille personnes d’après les sources franquistes). En à peine trois mois, ils appelèrent à la grève contre les projets nucléaires et le détournement de l’Èbre. Cet appel fut lancé par la nouvelle instance de Coordination démocratique, à laquelle participèrent les membres de l’ancienne Junta Democrática, le PSOE, le MC, l’USO et la CSUT. La grève fut suivie par au moins mille cinq cents travailleurs, particulièrement dans deux usines, Walthon Weir Pacifique et Indasa, l’une produisant des valves utilisées dans les centrales nucléaires et hydroélectriques, l’autre du goudron [20].
Aux actions contre les centrales nucléaires et le détournement de l’Èbre, il faut ajouter la mobilisation contre la pollution et les risques associés aux usines dangereuses situées à l’intérieur de la capitale. Le règlement des industries classées de 1961 restait inappliqué à la capitale, comme ce fut le cas un peu partout pendant la dictature. Trois districts se mobilisèrent à partir de 1972, à l’Almozara, à El Picarral et à Las Fuentes. Dans chacun de ces quartiers et dans chaque usine, les voisins publièrent des bulletins et les syndicats et les partis ouvriers reproduisirent des tracts, des graffitis et des pancartes pour la défense de l’environnement urbain, pour des conditions de vie et une qualité de vie dignes. Dans ces quartiers, les explosions étaient aussi fréquentes que la pollution. Le 25 juin 1976, la CNT, suivie par l’ensemble des syndicats clandestins, appela à manifester contre les risques industriels. La raison fut une explosion dans l’entrepôt de gaz Butano S.A., qui provoqua six morts et trente-deux blessés dans la banlieue de Saragosse, à Utebo. L’ambiance de mobilisation contre les risques et accidents industriels se percevait depuis mars 1976, car les travailleuses et travailleurs de l’atelier textile Tapicerías Bonafonte, situé à l’intérieur de la ville de Saragosse, exprimaient leur mécontentement en raison du procès injuste de l’incendie qui avait causé la mort de vingt-trois travailleurs en 1973.
En 1976, on pouvait lire dans les bulletins clandestins (Acción Libertaria de la CNT, Socialista Aragonés fédérant l’Union générale des travailleurs (UGT) et le PSOE, et A nuestra clase du syndicat chrétien USO) que tous se déclaraient contre l’énergie nucléaire et l’insécurité au travail, et pour l’amélioration du cadre de vie des quartiers ouvriers menacés par les usines. Au sujet des centrales nucléaires, la CNT prévenait la population contre la « démagogie consistant à fournir des emplois [21] ». En 1977, ce syndicat anarchiste défendit « la sécurité des citoyens [en même temps] que le travail », face aux menaces que représentaient l’énergie nucléaire et les industries pour la population rurale. Il évoqua les conséquences (« altérations génétiques et dégradations ») que ces industries pouvaient avoir sur l’agriculture, et réclama : « Dehors les usines, les centrales nucléaires et la base yankee, allez-vous-en de nos quartiers et villages ! », contre l’impunité des patrons et du gouvernement [22]. Il proposa alors « des assemblées dans tous les centres de travail et les quartiers », ainsi qu’une « présence massive aux enterrements » des ouvriers [23]. La fédération socialiste adressa également une critique globale « aux menaces de destruction de l’environnement » dans les Pyrénées, qui incluaient les pistes de ski, le projet de centrale nucléaire à Chalamera, la pollution chimique à Monzón des usines de Monsanto Ibérica et d’Hidro-Nitro Española S.A (propriété à 40 % de Pechiney Ugine Kuhlmann), et les barrages hydroélectriques [24].
COLONIALISME, SÉCURITÉ ET JUSTICE ENVIRONNEMENTAUX
Le mouvement ouvrier justifia la défense de l’environnement auprès des travailleuses et des travailleurs et de leurs communautés, avec des raisonnements qui lui étaient propres. Il en vint à parler de « colonisation intérieure » et de système d’« inégalités régionales » pour analyser la politique hydraulique et énergétique [25]. Le PCE, dans le Manifeste pour l’Aragon de 1972, critiqua le « sous-développement économique », s’inscrivant dans une politique de « pillage » et de « spoliation [26] ». Le syndicat CC.CC. le suivra, en employant les mêmes analyses et en soulignant les injustices subies par les communautés rurales n’ayant pas d’accès à l’eau potable [27]. D’après l’analyse que fit le PCE en 1977 de l’aménagement du territoire dans l’Aragon, ce colonialisme environnemental était à la base des injustices des politiques de développement franquistes : « Ce développement inégal [permettait] […] une répartition injuste des sacrifices écologiques (industries polluantes, centrales nucléaires, polygones de bombardements militaires expérimentaux) [28]. » Contre de tels « déséquilibres régionaux », le mouvement ouvrier proposa une « solidarité régionale », c’est-à-dire un « développement équilibré » entre toutes les régions espagnoles [29].
Cet environnementalisme du mouvement ouvrier est aussi à l’origine d’une forme de justice environnementale de classe. Elle provenait de la mobilisation populaire et de la solidarité entre les sociétés rurales les plus pauvres, incapables d’émigrer et de recommencer une vie ailleurs. En s’opposant aux grands barrages, le mouvement ouvrier soutenait les actions citoyennes de résistance contre la disparition des terres paysannes et contre le monopole des entreprises nationales et internationales, comme Monsanto, Rohm and Haas ou Pechiney Ugine Kuhlmann. Ces protestations évoluèrent de la mobilisation publique vers la désobéissance civile. Le mouvement ouvrier considéra que les dangers industriels et l’« insécurité des quartiers » relevaient d’une même source d’injustice. L’incendie de Tapicerías Bonafonte (Saragosse, 1973) et l’explosion de l’usine de Butano S.A. (Utebo, 1976) illustrèrent la double exposition au danger : d’abord en tant que travailleurs et travailleuses à l’usine et ensuite en tant que résidents et résidentes dans les quartiers ouvriers. Les syndicats USO, CC.OO., CSUT et CNT dénoncèrent les conditions de travail à l’intérieur des usines à Saragosse et l’absence de justice sous un régime dictatorial, à la suite des faibles sentences prononcées contre les patrons coupables. Les campagnes populaires contre les mauvaises conditions de vie de ces quartiers réunirent la critique environnementale urbaine et la question de la ségrégation entre les classes sociales : ouvriers, émigrants ruraux et pauvres résidant dans les quartiers industriels, périphériques et pollués ; et classes moyennes, bourgeoises et riches protégées restant isolées dans des quartiers dépollués, plus centraux et embellis.
Tous les syndicats clandestins rapprochèrent ainsi l’insécurité environnementale à l’intérieur et à l’extérieur des usines et l’insécurité des centrales nucléaires, au moins avant l’institution des élections démocratiques. L’action politique des groupes communistes, trotskistes et chrétiens fut renforcée par la CNT reconstituée et le PSOE. Cette expérience d’insécurité était la raison essentielle pour laquelle tout le mouvement ouvrier antifranquiste attaqua la politique de développement du régime. Elle provenait, tout d’abord, des barrages qui avaient déjà causé des accidents en Espagne, en France et en Italie entre 1959 et 1963, des affaires largement diffusées par les organisations de classe en exil et à l’intérieur du pays. Les accidents industriels à Saragosse entraînant la mort de plus de trente personnes entre 1973 et 1976 s’insèrent aussi dans une décennie de terreur ou de violence environnementale au sein du régime industriel méditerranéen [30]. Le discours syndical amalgama littéralement les « sécurités tant citoyennes qu’ouvrières [31] » ; l’exposition au danger était alors une question de classe. L’environnementalisme ouvrier naquit à partir de ces réalités locales, à l’occasion de campagnes publiques concrètes contre ces dangers matériels vécus.
En résumé, jusqu’à 1977, nous pouvons parler de mobilisation coordonnée pour défendre l’environnement et les travailleurs. Le maintien des plans d’irrigation dans les programmes du PCE et des partis socialistes atteste d’une prise en compte de l’environnement, mais non d’un point de vue écologiste, car ils ne critiquèrent pas l’industrialisation de l’agriculture associée à ces plans d’irrigation, comme le fera plus tard le mouvement écologiste [32]. Cette étape fut complémentaire de celle que l’on peut qualifier plutôt de processus de « verdissement » du mouvement ouvrier et qui se concentrait sur l’appel à l’opinion publique entre 1964 et 1977.
L’ENVIRONNEMENT A DES FINS ÉLECTORALES ET LA FERMETURE DES USINES : LA FIN DE L’UNION DU MOUVEMENT OUVRIER
Néanmoins, à partir de la promesse d’organiser des élections libres et de garantir la liberté syndicale à l’échelle régionale, on constate une substitution politique de l’action environnementale. Ce type de processus, déjà décrit par Jane I. Dawson lors de l’indépendance des républiques soviétiques, consiste à subordonner les questions environnementales revendiquées à un nouvel agenda établi lors d’un changement de la situation dictatorial. Certains partis et syndicats ouvriers majoritaires, signataires du pacte de La Moncloa en septembre 1977 [33], soumirent les actions et discours environnementaux à d’autres priorités politiques de plus grande envergure, prétendument nationales. Ils proposaient d’attendre, de réinterpréter les priorités ou de tenir compte de leurs propres besoins politiques. Ce fut le cas des CC.OO., de l’UGT, du PCE et du PSOE. Il s’agissait des partis ouvriers qui obtinrent une représentation parlementaire lors des élections nationales de juillet 1977 et des syndicats qui participèrent aux négociations avec les nouveaux ministres. À Saragosse, le gouverneur civil mit en place un système de négociation qui privilégia l’avis du syndicat majoritaire CC.OO. En 1978, il nota sur une demande de manifestation des riverains qu’il devait « demander à CC.OO. avant de décider ». Ce syndicat procommuniste s’opposa au déplacement de l’usine chimique Industrial Quimica alors que les riverains, soutenus par les syndicats et partis plus révolutionnaires, intensifièrent leurs luttes. La direction préféra la fermeture totale, permettant de réaliser une opération immobilière, plutôt que de maintenir les emplois dans une autre localité. Les CC.OO. renoncèrent ainsi à envisager les alternatives portées par les riverains et les syndicats révolutionnaires.
Le syndicat socialiste UGT et le PSOE, malgré leurs motions politiques régionales prônant l’action environnementale, ne participèrent guère aux actions. C’est pourquoi la marche écologiste de 1979 rassembla uniquement le mouvement écologiste naissant, les partis non représentés au Parlement et les syndicats révolutionnaires, comme Jeune garde rouge, le Parti du travail en Espagne ou la CNT. Ce clivage et cette rupture de l’action syndicale unitaire furent suivis de l’approfondissement d’un écologisme politique dans les secteurs minoritaires de ce mouvement. En décembre 1978, il existait déjà le Collectif écologiste Albahaca, et en mai 1979 fut créée l’Assemblée écologiste de Saragosse [34]. Manuel Gil affirma en 1979 que « l’écologie, comme n’importe quelle autre plate-forme, [était] un véhicule valable pour la gauche afin d’assurer l’établissement de liens avec la population et pour accroître son influence parmi le plus grand nombre de courants et de classes sociales ». Selon cet auteur, une certaine substitution était déjà visible entre 1976 et 1977. La soumission des questions environnementales populaires à d’autres priorités politiques nationales montrait bien comment elles restaient finalement « subordonnées à la chasse au vote », une forme d’instrumentalisation à des fins purement électorales [35]. Après les actions environnementales du mouvement ouvrier, la formation des groupes écologistes concrétisa, sur le terrain, des thèses proprement écologistes et non uniquement antifranquistes.
Les efforts pour affiner les analyses et pour associer la question ouvrière à la mobilisation populaire en défense de l’environnement se diluèrent à chaque coup électoral. Le PCE, les partis trotskistes et maoïstes (MC, PTE, LMRS), les socialistes et même le Front révolutionnaire antifasciste patriotique avaient créé des « groupes d’études », des « équipes » et autres formes variées de pensée collective et de contacts avec le monde universitaire. La critique anticoloniale et environnementale menée par le mouvement ouvrier provenait de ces groupes. Ils étaient composés d’intellectuels engagés, comme Mario Gaviria, Luis Germán, José Antonio Biescas Ferrer, José Bada et Enrique Bernad. Leurs approches marxistes et anticoloniales expliquent pourquoi la critique environnementale était fondée davantage sur l’injustice de la distribution des ressources naturelles et de l’exposition aux dangers que sur des conceptions exclusivement écologiques. Les ouvrages publiés entre 1974 et 1976, les tracts et les bulletins clandestins des syndicats antifranquistes font circuler ces nouveaux concepts sur l’environnement et la question ouvrière élaborés par ces intellectuels, même si cela n’aboutira pas à un écologisme syndical majoritaire.
CONCLUSION
Le besoin de saper la légitimation économique du régime, basée sur le développement, fonda une approche de classe et la création d’une opinion publique environnementale opposée aux projets hydrauliques, aux industries polluantes et à l’énergie nucléaire. Les actions syndicales traditionnelles telles que la propagande, l’éducation, la grève et la mobilisation furent mises au service d’un environnementalisme propre au mouvement ouvrier, assez éloigné des concepts de l’écologie. Cet environnementalisme répondait essentiellement aux luttes locales concrètes, face à l’insécurité liée aux barrages, aux accidents industriels et aux projets nucléaires. La critique du secret et de la confidentialité de la politique hydraulique de la dictature, les conceptions anticolonialistes de l’environnement et les concepts d’inégalités environnementales constitutifs de cet environnementalisme ouvrier donnèrent aux populations en lutte la possibilité de comprendre l’envergure des phénomènes d’exploitation, de la colonisation d’un pouvoir centralisé et des inégalités régionales.
En Espagne, ce caractère à la fois local et global de l’environnementalisme ouvrier persista jusqu’à 1977, au moment de la formation d’un consensus politique à l’échelle nationale. Après l’adoption d’une voie parlementaire démocratique centralisée et capitaliste, la substitution politique de l’environnement répondait au niveau local à l’incapacité de penser à d’autres alternatives contre la menace de fermeture des usines ou, d’après la formulation de Renaud Bécot [36], à la fragmentation séculaire entre droit du travail et droit de l’environnement. Au niveau supra local, cette fluctuation correspondait à l’enjeu électoral national et aux consignes des pactes des comités centraux auxquels participa une majorité du mouvement ouvrier à l’issue de la clandestinité. Les futures recherches devront expliquer ces divergences entre l’échelle locale et l’échelle nationale. Alors que les actions et les raisonnements environnementaux communs d’une majorité du mouvement ouvrier contribuèrent à la chute du régime, l’écologie politique de cette majorité se compartimenta peu à peu. Dans la transition démocratique espagnole, cet environnementalisme ouvrier éphémère ne parvint pas à se faire entendre. En conséquence, un mouvement vraiment écologiste et une écologie politique non parlementaire et contraire au pacte strictement national commencèrent à se distinguer.
[1] El final de la dictadura, A. Sabio Alcutén et N. Sartorius, Temas de Hoy, Madrid, 2007.
[2] « Partager les eaux de l’Èbre. La presse régionale aragonaise contre les projets de transfert », S. Clarimont, Mélanges de la Casa Vélazquez vol. 36, n° 2, 2006, p. 149-170 ; « De la plainte légale à la subversion environnementale. L’aménagement des rivières dans l’Espagne franquiste (Aragon, 1945-1979) », Vingtième Siècle nº 113, P. Corral Broto, 2012, p. 95-105.
[3] « Le jour des coups », c’est ainsi qu’a été nommé le conflit des ouvriers de Rio Tinto, des paysans et des voisins du village contre la pollution atmosphérique qui émanait de cette mine de la compagnie anglaise. La garde civile et l’armée avaient répondu aux protestations par des coups des fusils.
[4] « Les voies du politique en URSS. L’exemple de l’écologie », M. H. Mandrillon, Annales ESC nº 6, nov.-déc. 1991, p. 1375-1388.
[5] Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914, G. Massard-Guilbaud, Éditions de l’EHESS, Paris, 2010.
[6] «The Structure of Environmental Politics since World War II», S. P. Hays, Journal of Social History vol. 14, nº 4, 1981, p. 719-738.
[7] Franco décéda en novembre 1975. L’Assemblée franquiste concéda des élections libres par le référendum du mois de décembre 1976. Les premières élections libres au Parlement national datent de juillet 1977. Alberto Sabio Alcutén et Nicolás Sartorius (op. cit.) placent ici la fin du franquisme, et considèrent l’existence d’un processus de transition à partir de la mort du dictateur. La Constitution fut approuvée en décembre 1978 et un nouveau Parlement élu. Les pouvoirs locaux et régionaux continuèrent à être gouvernés par les politiciens franquistes jusqu’en avril 1979 et j’arrête mon analyse à cette date. La fin de la « transition » peut aller jusqu’au coup d’État de février 1981 ou à l’entrée de l’Espagne dans la Communauté économique européenne en 1986.
[8] « L’invention syndicale de l’environnement dans la France des années 1960 », Renaud Bécot, Vingtième Siècle nº 113, janvier-mars 2012, p. 169-178, et, du même auteur, « Les germes de la préoccupation environnementale dans le mouvement syndical. Sur les rapports entre syndicalisme et productivisme », dans C. Pessis, S. Topçu et C. Bonneuil (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, La Découverte, Paris, 2013, p. 231-248.
[9] Le syndicalisme paysan et journalier, comme le Sindicato de Obreros del Campo, a proposé un pacte en Andalousie avec le mouvement écologiste, susceptible de défendre autant l’emploi dans l’agriculture que l’environnement.
[10] P. Corral Broto, art. cit.
[11] CNT: Órgano Oficial del Comité Nacional del M.L.E. en Francia, vol. II, nº 717, 25 janvier 1959, p. 2.
[12] ADELGA (Archives de la délégation du gouvernement dans l’Aragon, ancien gouvernement civil), série «Trabajo Sindicatos», carton 24, 1962.
[13] PCE, «El Partido Comunista ante los problemas agrarios hoy», Nuestra Bandera n° 53, 1er trim. 1967, p. 23, et «La ENHER exige rectificación. No encontramos nada que rectificar», Juventud Obrera nº 97, août 1965, p. 3.
[14] P. Corral Broto, art. cit.
[15] «Manifiesto por Aragón», Ofensiva, mai 1972, p. 3-5.
[16] ADELGA, série «SIGC», cartons 2 et 4, mars 1973 et 1er juin 1976 ; AIT-CNT órgano de la Confederación Nacional del Trabajo, vol. IV, nº 9, déc. 1976, p. 3. SIGC : Système de renseignement de la garde civile
[17] «Una alternativa para la economía aragonesa», J. A. Biescas Ferrer, A Brispa nº 1, mars 1977, p. 8-9
[18] ADELGA, série «JSP», carton 18, Manifiesto de la Junta Democrática de Aragón, juillet 1975. JSP : Notes de renseignements de la Direction supérieure de police
[19] P. Corral Broto, art. cit
[20] ADELGA, série «JSP», carton 24, Dia de Acción por Aragón, 1er juillet 1976.
[21] «Soria pura», Acción Libertaria nº 11, décembre 1976, p. 3.
[22] ADELGA, série «SIGC», carton 4, Asunto: remisión de propaganda arrojada en esta capital, 25 juin 1976.
[23] ADELGA, série «SIGC», carton 4, A toda Zaragoza (Sindicato de la construcción de la CNT), 25 juin 1976.
[24] ADELGA, série «JSP», carton 23, El Socialista Aragonés. Órgano de las federaciones Aragonesas del PSOE y la UGT, nº 3, mars 1976.
[25] «Aragón Abandonado», Ebro nº 22, janv.-fév. 1972.
[26] Ofensiva, mai 1972.
[27] Ebro nº 35, mars-avril 1974.
[28] AMZ, FPC, série «Política General del PCE. Antes de 1977», carton 42505, La ordenación del territorio en Aragón, 1976.
[29] Ebro nº 35, mars-avril 1974.
[30] Cette période s’étendrait de l’explosion de la raffinerie à Feyzin en 1966 (France), à l’accident de l’industrie chimique à Seveso (Italie) en juillet 1976.
[31] ADELGA, série «SIGC», carton 4, A toda Zaragoza (Sindicato de la Construcción de la CNT De Zaragoza), 25 juin 1976.
[32] Le PCE se prononça « contre le détournement de l’Èbre, le barrage de Campo, la centrale nucléaire de Chalamera, pour l’irrigation, etc. », et le PSOE fit de même avec le graffiti « Non au détournement. Non aux centrales nucléaires. Irrigations. Parti socialiste ».
[33] Dans un contexte de crise économique et de conflits sociaux, ce pacte (en fait une succession de pactes) entrava l’opposition des partis représentés au Parlement et des syndicats majoritaires CC.OO. et UGT aux mesures économiques drastiques promues par le nouveau gouvernement de Suárez.
[34] Tous deux participèrent à la marche écologiste et aux manifestations antinucléaires à Chiprana en 1979. Dans l’Aragon, ce sont les premiers groupes proprement écologistes.
[35] «El imperativo ecológico y la izquierda en España», M. Gil, Zona Abierta nº 21, 1979, p. 51.
[36] De Renaud Bécot : « Une histoire syndicale de l’environnement », Les utopiques n°1, 2015.