Les vertus de l’échec.
Si nous ne voulons pas être conduit.es au renoncement peut-être faut-il déconstruire ce qui est trop souvent présenté comme allant de soi pour le mouvement ouvrier et ouvrir d’autres pistes inédites à explorer. Il ne s’agit pas de la pierre philosophale mais d’exploration et de tâtonnements. La normalité est notamment caractérisée par deux dimensions proposées conjointement : des luttes qui dressent le bilan de ce qui ne va pas et confient la réalisation des solutions à un autre espace, déterminé de manière étanche : le politique et l’attente d’un arbitrage de l’Etat. Outre l’aspect confiscatoire des partis vis-à-vis du mouvement social, cela induit grandement le type d’alternatives imaginées en mettant le corps social en extériorité vis-à-vis du politique.
Social et politique sont dans un bateau … ou l’autonomie du mouvement ouvrier
La culture militante dominante reste très marquée par cette répartition des rôles : aux syndicats et aux associations la protestation et les réclamations ; aux partis et aux élus les décisions politiques. Des expressions sont d’ailleurs très éloquentes. On dit : « les luttes revendicatives doivent trouver un débouché politique ». Mais est-il dans la nature des choses que le syndicat ou l’association, comme dans une course de relai, passe le témoin aux politiques pour les décisions qui touchent à l’organisation de la vie en société ?
Dans cette stratégie, l’objectif est de déléguer la prise du pouvoir d’Etat aux partis pour que ces derniers « satisfassent les demandes des intéressé.es » et « restituent, ensuite, le pouvoir au peuple ». On sait ce qu’il en est. Cette conception délégataire des luttes induit un rapport de subordination entre élu.es et citoyen.nes. Il verrouille de fait l’accès de celles-ci et ceux-ci à l’exercice des décisions politiques au profit des partis et des élu.es qui tendent à devenir des professionnel.les de la politique. La transformation sociale est rendue illusoire, dans la mesure où les intéressé.es ont un rôle marginal de soutien à des acteurs et actrices spécialisé.es. Cette espèce de division des taches empêche le syndicalisme d’être un syndicalisme de transformation sociale. De ce point de vue un contresens de la lecture de la charte d’Amiens est dommageablement partagé. Lorsque le congrès de 1906 insiste sur l’indépendance syndicale vis-à-vis des partis c’est parce que la social-démocratie est engluée dans le parlementarisme et c’est pour pouvoir mieux combattre « l’exploitation capitaliste » combat explicitement cité. Notre conception de l’autonomie des mouvements est aux antipodes de l’apolitisme, ils inscrivent le politique dans les luttes sociales et sociétales.
Il est vrai que des acquis ont été obtenus avec la démarche évoquée plus haut. Mais cela s’est fait au prix d’un malentendu. Jusque dans le milieu des années 70 du siècle dernier, le capitalisme indexait ses profits sur le travail et pouvait faire certaines concessions au mouvement ouvrier sous la pression des luttes. Mais on en a tiré la conclusion que le capitalisme était aménageable et que le mouvement pouvait obtenir des acquis sans remettre en cause le système et sans envisager des choix de société alternatifs. En fait, on peut se demander si la démarche délégataire et la démarche d’aménagement du capitalisme ne sont pas les deux faces historiques d’une même pièce.
La mutation du capitalisme rend illusoires aujourd’hui les compromis du type programme du Conseil national de la résistance (CNR). Associations, organisations syndicales et mouvements politiques sont donc obligés de choisir entre accompagnement et transformation. Il n’y a plus guère d’espace pour un entre deux ; chacune à leur manière le Brésil, la Grèce ou la Finlande nous en fournissent la démonstration. Rarement l’antagonisme entre exploité.es et exploiteur.ses n’a été si irréductible. Toute réforme, surtout structurelle comme la Sécurité sociale professionnelle, le salaire à vie, la pérennité et la généralisation des coopératives, etc., implique d’empêcherle surproduit du travail de partir dans les poches des actionnaires et des banques et de le rendre à la société sous forme de services publics, d’investissements utiles, de protection sociale, de réduction du temps de travail… Pour cela, il faut maîtriser les flux financiers et la manière de produire. La question de pouvoir faire est au cœur de tous les enjeux. Nous avons donc un anticapitalisme à usage immédiat à concevoir.
Les luttes sociales n’ont pas pour enjeu seulement la réponse à des besoins urgents, Elles contribuent à une certaine redéfinition du réel : La sécu, les congés maternité, les congés payés apparaissent aujourd’hui comme normaux à tout le monde quelle que soit sa couleur politique. Leur création a pourtant été une plongée vers ce qui n’existait pas, le fruit de luttes sociales, des acquis sociaux arrachés à un patronat pour qui « ce n’était pas possible ».
Le mouvement ouvrier n’a pas toujours suivi une conception délégataire entraînant la dissociation du social et du politique. Il a obtenu ses grandes victoires structurelles dans les moments où il n’a pas délégué l’action politique aux partis, aux élu.es et au patronat et qu’il leur a disputé en actes l’exercice du pouvoir.
Nous en avons un bel exemple avec la création de la Sécurité sociale et des services publics. Quand on parle du programme du CNR, on oublie la démarche qui l’a rendu possible. Pendant la guerre, les « élites » sont discréditées et le mouvement populaire se substitue aux institutions qui collaborent. De fait, le peuple prend le pouvoir et imagine une autre société. Il vise la destruction de l’appareil d’Etat en place et s’y substitue, Il prend aussi la place de l’armée, il fournit un travail de portée législative. Dans ce contexte, la CGT, et même la CFTC, quand elles contribuent à l’élaboration du programme du CNR, ne se posent pas la question de savoir si elles font du syndicalisme ou de la politique. A ce moment- là, la « répartition des rôles » n’existe pas. Le syndicalisme, l’associatif, les partis et mouvements sont autant de portes d’entrée spécifiques pour contribuer à une construction politique à l’échelle de la société. A ce titre, la Résistance n’est pas seulement la lutte victorieuse contre l’occupant nazi, mais un grand moment d’exercice du pouvoir et de transformation de la société par et pour le peuple rassemblé. Et le « retour à la normale », auquel une grande partie du mouvement ouvrier a d’ailleurs largement contribué à l’époque, sonne la fin des avancées.
Cette division des taches n’existait pas non plus lors de la Première Internationale dans laquelle se retrouvaient côte à côte et à égalité, des syndicalistes, des associatifs et des politiques…et même une fanfare. Mais cette dimension« autogestionnaire » a été occultée par l’Histoire officielle et cette « omission » contribue à nous maintenir dans l’idée que les exploité.es ne peuvent que déléguer leur pouvoir aux spécialistes de la politique. L’écrasement de la Commune a été confondu avec un échec qui lui aurait été intrinsèque et son héritage abandonné.
Organiser notre classe sociale
Le syndicalisme est politique. Il rassemble celles et ceux qui décident de s’organiser ensemble sur la seule base de l’appartenance à la même classe sociale. Ensemble, ils et elles agissent alors pour défendre leurs revendications immédiates et travailler à une transformation radicale de la société. Les unes dépendent de l’autre et participent de la préfiguration de ce que doit devenir la société.
Depuis des dizaines d’années, un grand nombre d’associations jouent un rôle considérable dans le mouvement social. Quasiment toutes se sont construites parce que le syndicalisme a abandonné des champs de lutte ou les a ignoré et, de fait, elles font « du syndicalisme » tel que défini ici : associations de chômeurs et chômeuses, pour le droit au logement, de défense des sans-papiers, coordination de travailleurs et travailleuses précaires, etc. D’autres interviennent sur des sujets qui sont pleinement dans le champ syndical : elles sont féministes, antiracistes, écologistes, antifascistes, antisexistes, etc. Se pose aussi la question du lien avec les travailleurs et travailleuses de la terre. Il y a aussi les mouvements anticolonialistes, revendiquant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, antimilitaristes, pacifistes, etc. Tout cela concerne les intérêts et l’avenir de notre classe sociale et c’est de ce point de vue qu’il faut les traiter.
Si nous mettons en avant les mouvements sociaux, c’est parce que ce sont eux qui organisent les luttes, l’action directe des travailleurs et des travailleuses. Parmi ces mouvements, le syndicalisme a une particularité essentielle : comme dit précédemment, il rassemble sur la seule base de l’appartenance à la même classe sociale. C’est fondamental. Un syndicalisme de lutte bien sûr, mais aussi un syndicalisme qui ose des ruptures avec l’existant pour mieux avancer. La question de l’unité, voire de l’unification, est importante. Nous y revenons plus loin. Il s’agit aussi de redéfinir les contours de l’organisation syndicale. La notion de « centrale syndicale et populaire » n’est pas sans attrait1.
Le projet autogestionnaire à faire revivre
L’autogestion, le contrôle ouvrier, l’économie des travailleurs et travailleuses pour les travailleurs et travailleuses, ne sont pas des thèmes neufs pour le mouvement ouvrier français. On en trouve trace dès l’origine puisqu’au sein de l’Association Internationale des Travailleurs, et notamment de sa section française, le « travail coopératif » est un sujet abordé dès 1866, avec des mises en œuvre concrètes sous forme de coopératives2. Si les termes que nous utilisons aujourd’hui n’étaient pas ceux d’alors, le concept était, de fait, présent à travers les pratiques, les débats et les orientations du syndicalisme révolutionnaire du début du siècle passé. La « charte d’Amiens », adoptée lors du congrès de la Confédération Général du Travail en 1906, n’est certes pas un texte sacré mais elle est emblématique de ce type de syndicalisme. Dans le cadre de la « double besogne » du syndicalisme, outre « l’œuvre revendicative quotidienne », celui-ci a aussi une autre tâche : « il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir le groupement deproduction et de répartition, base de réorganisation sociale ». Bien sur, il convient aujourd’hui d’intégrer des éléments, à commencer par nombre d’expériences historiques, qui n’étaient pas connus, à l’époque, par les rédacteurs de cette Charte. Mais il n’en reste pas moins que « l’expropriation capitaliste » et le syndicat devenant « groupement de production et de répartition », renvoient très directement vers l’autogestion.
Une organisation « syndicale et populaire » qui rassemble tous ces secteurs sur une base de classe et sans les caporaliser, doit être possible. Il n’est évidemment pas question de fixer le cadre préalablement. Mais il nous apparait urgent de s’orienter concrètement vers un projet de ce type : parce qu’il nous parait répondre efficacement aux besoins de la lutte des classes et parce que c’est un moyen de recréer de l’envie, de l’engouement, de l’utopie. Dans la suite de ce texte, lorsque nous parlons de « syndicalisme », de « mouvement syndical », etc., c’est à une construction collective de ce type que nous faisons référence ; pas à la vision restrictive correspondant à la réalité actuelle.
Est-ce que cela veut dire que pour nous, le politique n’aurait pas sa spécificité ? Bien au contraire, cela veut dire que toute action a besoin, pour réussir, d’impliquer comment avoir la puissance d’imposer, d’interroger si la capacité à « instituer » c’est-à-dire à faire loi commune plutôt que de déléguer ce rôle à des spécialistes, auxquels, une fois élus, il ne reste qu’à obéir. Cela veut dire qu’aucune démarche ne doit s’automutiler. Démarche syndicale, associative, politique sont autant de portes d’accès aux pouvoirs qu’impliquent la transformation de la société.
Organisons l’auto-organisation !
Faire le choix de défendre et promouvoir l’auto-organisation des travailleurs et des travailleuses n’élimine pas le rôle des organisations. Il le transforme. Il ne s’agit plus de faire pour les travailleurs et travailleuses mais de leur fournir les informations et les initiatives qui favorise leur maitrise des luttes et du politique. Cela suppose aussi d’intégrer que les intéressés ne sont pas des ignorants et apportent aux mouvements et qu’ainsi la conduite des mouvements comme celle de l’élaboration de solutions est largement partagée. En termes de fonctionnement interne, cela renvoie à tous les aspects de la lutte contre la bureaucratisation (laquelle prend des formes très diverses et ne concerne pas que les échelons nationaux d’une organisation syndicale) : formation syndicale du maximum de membres, informations syndicales complètes et régulières diffusées aux travailleurs et travailleuses, processus de décision permettant aux structures de base de s’approprier les débats, périodicité, heures et lieux de réunions permettant une participation maximale des adhérents et adhérentes, limitation dans le temps des dégagements complets de la production (les permanents et permanentes), contrôle des mandats, etc. Dans les luttes, cela passe par l’organisation d’assemblées générales décisionnaires, dans des périmètres qui permettent à chacun et chacune de s’exprimer et de décider ; ces A.G. « de base » pouvant bien entendu se coordonner à différents échelons, selon les circonstances.
Cela entraîne de ne pas réduire la politique aux élections. Ou plus exactement faire de ces dernières un moment d’investissement du champ institutionnel par les actions. Dès lors, la vocation de tout type d’organisations change. Si cela pose des questions au mouvements syndicalau mouvement syndical, cela en pose aux partis. Aujourd’hui, ils sont conçus pour être tendus vers « la prise du pouvoir d’Etat ». concept fondé sur la dépossession du « simple » citoyen au profit d’une élite spécialisée et auto-proclamée. La démocratie, c’est-à-dire l’exercice complet du pouvoir par tous les citoyens renvoie à ce que l’on désigne, faute de meiuxmieux, l’autogestion.
« Unité », « unification », … plus que des slogans, une réalité à inventer et constuireconstruire3 !
Le processus d’unification/réunification du mouvement syndical ne se décrètera pas au plan national pour être appliqué ensuite localement. A l’inverse, ca ne fonctionnera pas sans coordination et impulsion nationale. Mais de viser partout aux rassemblements les plus citoyens possibles, c’est-à-dire les plus composites et menés sous l’égide des participants ensemble ne peut que contribuer à modifier profondément les termes dans lesquels l’unité syndicale se pose. Il est certain qu’une telle démarche nécessiterait un aggiornamento stratégique dans un grand nombre de structures syndicales et du mouvement social et des structures politiques. Il ne faut pas sous-estimer du coup ce qu’un tel projet d’unification, mis en débat largement, créerait comme émulation parmi des centaines, des milliers de collectifs militants. Et ce que cela pourrait dire en termes de regain de combativité, d’inventivité dans la lutte, d’imagination de nouvelles formes et moyens de contestation.
Du passé, avant de faire table rase, tirons les enseignements !
Le débat sur le pouvoir, et en fait sur l’autogestion, a traversé le mouvement ouvrier dans tous les pays et dans des périodes bien différentes. On sait ce qu’il advint de la révolution russe de 1917 et ce que furent les régimes autoritaires des pays dits « communistes ». Mais, en Russie, de 1917 au début des années 20, la remise en cause du pouvoir des conseils ouvriers (les soviets) a été contestée y compris au sein du parti bolchevik au pouvoir. Paradoxalement, c’est en 1922 qu’est officiellement créée l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, à un moment où le pouvoir qu’exerçaient directement les travailleurs et les travailleuses dans les usines, à travers les soviets, a été définitivement confisqué par le parti bolchévique, à travers les institutions qui y sont inféodés (dont les syndicats). En fait, le mouvement ouvrier du XXème siècle se constitue à partir du traumatisme qui découle de l’écrasement de la Commune de Paris. Contrairement à Marx, ce qui est retenu de la Commune n’est pas sa créativité mais son échec. La question de la prise de l’Etat devient de manière dominante le verrou de l’avenir. Les partis socialistes en concluent l’impossibilité de toute posture subversive et sombrent dans le parlementarisme. Les révolutionnaires se tournent vers la seule révolution réussie : celle de 1789, -l’irruption populaire faisant oublier le caractère de classe de la conception de la politique qui en est issue-. Point commun aux uns et aux autres : le système représentatif incontournable, le Parti qui doit assurer la prise du pouvoir d’Etat. Devant une adversité sanguinaire, la question démocratique cède le pas à ce qui semble être l’efficacité.
Socialisation, autogestion: une autre voie possible
Les questions que nous devons poser sont celles de la maitrise des leviers de l’économie, de l’utilisation des fruits des richesses produites et de l’organisation de la production (ce qui implique celles sur son contenu, son utilité sociale, ses implications écologiques, etc.).
La nationalisation de tel ou tel secteur, où seule la forme juridique de la propriété change en devenant étatique, ne bouleverse pas la logique du système dans son ensemble. À certains moments, elles ont pu permettre de sauvegarder les intérêts des salariés-es ; mais à l’expérience, on mesure que l’éloignement de de ces derniers de la maitrise des outils facilite les processus de privatisation. Une véritable transformation sociale du système suppose la socialisation de l’ensemble des moyens de production et d’échange donc la remise en cause de la propriété privée, et de l’exercice du pouvoir par les travailleurs-ses, au sein des entreprises mais aussi plus largement pour « l’administration de la société ». Cela implique également un cadre national de coordination des besoins sociaux énoncés, des ressources allouées pour les satisfaire, en tenant compte des impératifs écologiques. L’articulation de ces orientations, à l’échelle nationale et internationale, avec les besoins locaux, ceux des entreprises et des branches, pose la question de l’ensemble de la « chaîne démocratique » pour assurer des choix cohérents au profit de la collectivité dans son ensemble.
Au-delà des mots différents (autogestion, collectivisation, socialisation,…), ce que pose la notion d’autogestion c’est que les classes sociales qui produisent la richesse collective4, aujourd’hui sans pouvoir, peuvent gérer l’économie (donc les entreprises, les services, etc.) et plus généralement la société. Ceci suppose l’appropriation collective directe des outils de production et des moyens d’échanges.
Mais nous ne sommes plus dans les années 1970 où nous étions face à un capitalisme encore largement patrimonial, familial, avec un pouvoir de décision unique et identifié. L’internationalisation du capital, les centres de pouvoir opaques et insaisissables, l’interdépendance économique à l’échelle planétaire, la domination des multinationales sur l’ensemble des filières, des PME (petites et moyennes entreprises), et du marché des matières premières, impliquent de redéfinir le contenu des réponses alternatives et les stratégies syndicales et politiques.
La perspective de socialisation des secteurs clés de l’économie et autogérés par les salariés.es suppose d’anticiper la chaîne de conditions économiques de production et de la repenser au-delà des murs d’une seule entreprise. En d’autres termes, l’autogestion n’est pas concevable en l’organisant uniquement entreprise par entreprise, sans prendre en compte les interactions entre de nombreuses entités tout au long de la production d’un produit ou d’un service. Cela ne veut pas dire que des espaces d’expériences autogestionnaires sont impossibles, comme les SCOP (sociétés coopératives et participatives, la dénomination officielle jusqu’en 2010 était «société coopérative ouvrière de production») en France ou plus abouties et plus nombreuses comme en Argentine (les entreprises «récupérées»), mais dans tous les cas ce sont dans des secteurs et des créneaux restreints. Ces expériences sont souvent issues de conflits sociaux importants, notamment pour sauvegarder l’outil de travail face à des multinationales qui décident de fermer une entreprise car considérée comme «non-rentable»: c’est notamment le cas des Fralib/SCOP TI (à Gemenos, Bouches-du-Rhône) où après une lutte de 1336 jours, l’entreprise a redémarré en 2015 en coopérative, avec un autre fonctionnement (hiérarchie des salaires en particulier) mais aussi une recherche d’une autre type de production (produits locaux, bio…). Le mode d’organisation en SCOP permet des ruptures importantes avec le schéma dominant dans l’économie capitaliste: sur la propriété, la hiérarchie, la répartition des tâches, etc. Dans un autre registre, mais avec la même aspiration, le développement des AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) pose les questions des circuits courts entre paysan.nes et consommateurs.trices, de l’inutilité des grands groupes prédateurs de la distribution mais aussi la qualité de la nourriture produite et du soutien à une agriculture non productiviste. Mais la plasticité avec laquelle le système capitaliste est capable d’absorber de telles expérimentations pose la question de la mise en cohérence au niveau de toute la société.
Travailleurs.euses, usager.es, consommateurs.rices…
De ce fait, un défi est posé au syndicalisme et à l’action politique: celui de la conception du sujet social, acteur de cette perspective de transformation sociale: ne sommes-nous pas arrivés au stade où les forces sociales les plus diverses qui ne sont pas liées au capital se retrouvent frappées par la même prédation ? Cela ne diminue en rien le rôle des exploités, bien au contraire cela leur confère le fait que c’est à eux de concevoir la société. La cohérence des choix économiques, des finalités de production de biens communs, nécessite une vision globale qui dépasse les intérêts d’une seule communauté de production ou de service. Transformer l’ensemble des rapports sociaux suppose d’aller au-delà de la question de l’appropriation sociale des moyens de production et de développer une réflexion sur les sujets de la démocratie sociale, la citoyenneté et l’égalité pour sortir de la figure unique du producteur émancipé.
L’émancipation des travailleurs.ses sera l’œuvre descitoyen.nes eux-mêmes
La transformation de la société, le centre de gravité du rassemblement à construire ne sont plus d’abord dans les institutions, ni dans l’état mais dans la recherche d’autonomie et de pouvoir par le mouvement populaire lui-même. Dans cette construction, tous les acteurs du mouvement social : syndicalistes, associatifs, politiques, sont amenés à redéfinir leur positionnement par rapport aux citoyen.nes, aux institutions et à la société ainsi que la nature des rapports des différentes organisations entre elles : si ces derniers doivent devenir les acteurs principaux de leur propre émancipation c’est vrai quels que soient les parcours qui les y conduisent. Le syndicat et l’association sont producteurs de politique au même titre que les partis. Mais ils le font à partir de leur porte d’entrée spécifique. Le syndicalisme, le politique, l’associatif, le culturel sont autant de chemins différents qui convergent vers une même réalité : comment le mouvement populaire, composite et rassemblé se transforme en lieu de pouvoir.
Cela suppose que la conception des luttes change : Elles peuvent, dans leur contenu et leur forme, montrer que les citoyennes et les citoyens sont capables de gouverner les entreprises et la société. Elles peuvent donc, tout à la fois, s’attaquer plus directement aux outils d’exploitation et de domination et porter l’imaginaire d’une autre société. Les grandes victoires ont eu lieu lorsque le projet de société imaginé par la classe ouvrière a réussi à devenir celui du peuple tout entier.
Au-delà, la mondialité des enjeux, la globalisation du capitalisme pose la question de savoir si de telles transformations sociales et politiques qui impliquent la disparition du système capitaliste et de toute exploitation peut subvenir dans un seul pays, sans au moins de fortes convergences
Où on reparle de l’hégémonie culturelle…
On le voit, cela suppose de voir les rapports sociaux et de se voir affranchit de l’influence idéologique du capital. Cela aborde, dans un même mouvement, pratiques et pensées. Quand on est « demandeur d’emploi », on se voit comme dépendant de « l’offreur » : le rapport social de dépendance est établi comme allant de soi. Il y a une bataille essentielle à mener, celle de l’hégémonie culturelle car nous sommes défaits sur ce terrain depuis de nombreuses années ; peut être faut-il prendre cela à bras le corps dans nos organisations et reconstruire ; ce qui signifie faire une priorité de cela.
Lors du mouvement de 2016 contre la loi Travail 1, des possibilités de lancer une grève reconductible interprofessionnelle auraient pu exister autour d’autres secteurs professionnels : raffineries, ports et docks, routiers, … Mais, soit le moment de ces grèves ne correspondait pas à une possibilité d’élargissement interprofessionnel, soit il n’y avait aucune volonté d’élargir de la part de la majorité des animateurs et animatrices de ces mouvements ; les deux explications pouvant par ailleurs se cumuler. Mais d’autres questions se posent : y-a-il vraiment besoin d’un secteur professionnel moteur ? Quel est la marge entre cette demande de « locomotive » du mouvement et les grèves par procuration dont on parle tant depuis 20 ans ? Qu’y a-t-il de commun à un ouvrier métallurgiste, un enseignant et un « auto- » entrepreneur” ? Ni la revendication salariale, ni les conditions de travail, ni souvent les revendications d’ordre culturelles… C’est dans le combat contre la prédation du capital et dans la quête d’une société fondée sur la reconnaissance du rôle de chacun qu’ils peuvent se rencontrer.
S’appuyer sur l’expérience collective, être disponibles à l’inattendu
Ne plus se concevoir comme un simple contre-pouvoir, mais se poser comme une force porteuse d’un projet de société face au capitalisme est une des conditions pour inverser le rapport de forces et rendre à nouveau possible l’avènement d’un autre monde. L’internationalisme est partie intégrante de ce processus. Si personne ne peut prétendre avoir un modèle clé en main d’un processus de transformation sociale, ni des formes achevées d’une organisation sociale autogestionnaire, commencer à se poser quelques questions fondamentales c’est tenter d’y répondre. Et surtout, l’histoire nous enseigne que les mouvements sociaux produisent eux-mêmes les outils nouveaux de la transformation sociale. Être attentifs aux nouvelles formes d’organisation collectives et disponibles à l’inattendu, c’est être fidèle au combat de l’émancipation sociale.
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1 Par exemple, au Brésil, la « Central Sindical y Popular » CSP Conlutas regroupe en sein, à la fois des organisations syndicales au sens traditionnel du terme et ce que nous appelons « mouvements sociaux » : Movimento Mulheres em Luta (Femmes en lutte), Movimento Terra, Trabalho e Liberdade (Terre, travail et liberté), Movimento Urbano dos Sem-Teto (Mouvement urbain des Sans-Toît), Movimento Quilombo Raça e Classe (Quilombo, race et classe), etc.
2 La banque coopérative du Crédit au Travail fonctionne dès 1863 et jusqu’en 1868 ; mais le mouvement s’élargit rapidement à d’autres coopératives de consommation et de production, sous l’impulsion de militants « internationalistes » ; elles seront anéanties avec la Commune, en 1871.
3 Le texte de ce paragraphe est repris de l’article « Invoquer l’unité, oui … La faire c’est mieux » [Théo Roumier, Christian Mahieux], Cahiers Les utopiques n°4.
4 C’est-à-dire celles et ceux qui vivent de leur travail et non de l’exploitation de celui d’autrui. Par ailleurs, comme indiqué précédemment, nous ne traitons pas ici de la question paysanne.