Les Gilets jaunes : de l’urgence à poser des questions pour le syndicalisme
Entre les syndicats qui ont offert leurs services au gouvernement pour négocier en lieu et place de ce mouvement qu’ils ne soutenaient pas (voir la déclaration des organisations syndicales du 6 décembre que seule Solidaires n’a pas signé), et ceux qui ont tenté, à un moment ou un autre de le relayer, de lui proposer des appuis ou de s’en servir… les syndicats ont été globalement hors-jeu comme force dans cette période.
Les moyens que sont la grève, et la grève générale tout particulièrement, paraissent relativisés, même si certains Gilets jaunes (comme à Rouen par exemple) ont appelé à la grève générale au mois de janvier. Cela ne veut pas dire que la grève est une question dépassée. Elle demeure un instrument majeur dans certains conflits particulièrement durs : Onet, MacDo, Park Hyatt… et qui peuvent ainsi être victorieux. Elle a été l’enjeu de stratégies différentes dans le dernier mouvement à la SNCF. Et c’est aussi un des paradoxes de la situation, que de voir des mouvements sociaux comme les mouvements climat, les mouvements féministes, les mouvements antiracistes, reprendre à leur compte l’idée de la grève comme moyen d’action, de protestation, de revendication, y compris en portant cela sur le plan international.
Si ces éléments doivent être pris en compte, il n’empêche que les journées d’action mais aussi la propagande pour la grève générale, les blocages de l’économie par la grève… doivent être interrogées dans ce mouvement. Pas seulement dans leur efficacité au regard des échecs de mobilisations récentes (lois travail, retraites, SNCF…) mais aussi pour leur capacité à mobiliser les réflexions stratégiques dans les entreprises et les services, parmi les équipes syndicales et auprès des personnes qui étaient effectivement dans la rue, que ce soit au moment des Nuits debout ou dans cette séquence des Gilets jaunes.
Pourquoi cette incapacité des organisations syndicales à s’inscrire comme actrices majeures dans ce contexte ?
Il y a des raisons diverses : évidemment et en tout premier lieu, conséquence d’un rapport de forces dégradé, il y a les politiques néolibérales et les très nombreuses restructurations qui ont touché le travail, les entreprises, le marché du travail. Le développement effréné de la sous-traitance et la multiplication de statuts différents parmi les personnes travaillant dans un même lieu ont mis en difficulté tous les syndicats, y compris ceux, comme la CFDT, qui auraient pensé trouver un espace avec la mise en place, dès les années 2000, des possibilités de mandatement dans les petites entreprises. Les taux de syndicalisation très faibles parlent d’eux-mêmes. Les Gilets jaunes ont révélé cet émiettement, même si nombre d’entre eux et elles ont déjà participé à des mouvements portés par des syndicats.
Il y a aussi la dépolitisation des enjeux syndicaux : la suppression des élections prud’homales a laissé la place à la prise en compte des élections locales en entreprise, qui font la part belle à des enjeux moins politiques. La mise en place actuelle des Comités sociaux et économiques (CSE) en lieu et place de Comités d’entreprise (CE) et délégué.es du personnel, et de ce que risquent d’être demain les instances dans la fonction publique, au-delà de la diminution de nombre des personnes qui auront des mandatements, va amener une distanciation encore plus importante entre les élu.es syndicaux d’une part, les travailleurs et travailleuses d’autre part, visant à la suppression d’un syndicalisme de proximité là où il existait.
Le tout contribue déjà, et contribuera encore plus, à faire des syndicats une superstructure isolée du reste des travailleurs et travailleuses, dans un contexte où les modes d’organisation directe de ceux-ci et celles-ci dans les entreprises sont fortement attaqués : difficile de tenir des assemblées générales dans de nombreuses entreprises où c’étaient le cas auparavant, répression des prise de parole directes sur le lieu de travail (à La Poste par exemple) et de tout moyen d’action non normé par le Code du travail, la Fonction publique ou les RH locales… Le résultat pratique est aussi la difficulté de gagner des adhérentes et adhérents. Dans les pays où les taux de syndicalisation demeurent plus élevés, les syndicats ont parfois d’autres fonctions. Le gouvernement belge qui a voulu retirer aux syndicats les prérogatives de distribution des assurances chômage ne s’y est pas trompé, le caractère de masse des syndicats belges est aussi lié à cela.
La responsabilité propre des organisations syndicales
Toutes les organisations ont des formes de conservatisme. Même pour un syndicat comme Solidaires, ouvert sur les mouvements sociaux et qui n’a pas la culture du syndicat dominant, adapter ses méthodes, sa stratégie, y compris en tant qu’organisation minoritaire, est quelque chose de difficile. Il peut être tentant de s’en tenir à un jeu habituel d’interpellation des autres syndicats, de mimer la mobilisation des équipes syndicales…. Ainsi, si Solidaires a été le seul syndicat à reconnaître les Gilets jaunes comme mouvement social et à appeler à y participer, dans les faits, la participation est restée le fait de militants et militants, souvent présent.es à titre individuel sur les ronds-points, voire dans les manifestations… Si c’est positif et a été le résultat de débats, on est très loin d’une situation où Solidaires aurait mis toutes ses forces dans la bataille. Pourtant, très vite le mouvement des Gilets jaunes a mis sur le devant de la scène des éléments majeurs de la critique des politiques gouvernementales portés depuis des années par une frange importante du mouvement social. Tout cela est arrivé dans un contexte qui touche l’ensemble des organisations syndicales, avec un repli sur les secteurs professionnels qui constituent certes le cœur du syndicalisme, mais le cœur dans un syndicalisme de plus en plus minoritaire ne saurait suffire.
Il y a donc une certaine inadaptation des structures syndicales à toutes ces nouvelles situations. Nous avons un syndicalisme professionnel affaibli, parce que fortement attaqué, et des embryons de prise en charge d’un travail syndical dans les milieux plus difficiles ou plus précaires, parmi les auto-entrepreneurs.euses par exemple. C’est est loin d’être suffisant, d’autant que s’y ajoute, toujours, très peu de présence syndicale dans les petites entreprises. Le reste suit : la formation syndicale pas toujours adaptée, les réunions et modes de décisions qui s’appuient sur les grosses structures. Il faut ajouter que défendre l’égalité des travailleurs et travailleuses dans leur ensemble, comme déclaration générale, est relativement facile. En revanche, faire que l’ensemble des militantes et militants des secteurs professionnels à statut encore relativement protégé se tournent vers les travailleurs et travailleurs qui ont d’autres statuts en est une autre ; ce, d’autant plus que ces statuts dégradés sont, en général, combattus (comme précaires, comme non-salariés…).
Pour défendre le salariat comme il est
Nous sommes face à un mouvement syndical ancré sur de gros secteurs professionnels ou entreprises, qui reste majoritairement blanc, masculin, assez âgé et qui ne s’adapte que très peu ou très lentement aux transformations du salariat. Au-delà du conservatisme d’organisation, le problème renvoie à la difficulté du mouvement ouvrier et du mouvement social français à penser l’articulation des dominations de classes, de genre et de race comme constructions sociales. Peu de femmes dans des postes à responsabilité en particulier dans les niveaux intermédiaires, ce qui laisse la place à toutes les pratiques dénoncées par les mouvements #metoo. Peu de personnes racisées en responsabilité, résultat de l’écrémage opéré à chaque niveau de responsabilité, mais aussi des difficultés, pour les syndicats des secteurs professionnels employant majoritairement des personnes racisées, de trouver leur place au niveau interprofessionnel (nettoyage, sécurité, services à la personne…).
Il ne s’agit pas d’un simple problème de représentation de minorités ou de parité, mais bien de la prise en compte de revendications spécifiques, d’actions contre les discriminations, de personnes en situation professionnelle difficile, précaire… qui constituent une grande partie du salariat aujourd’hui. Les divisions sont profondes et sont autant de possibilités d’affaiblir notre combat face à ceux, gouvernement et patronat qui les connaissent et les utilisent pour mieux exploiter, mais font aussi mine de les combattre par des discours sur l’universalité.
Un syndicalisme de lutte minoritaire
La question de l’unité syndicale ne peut pas être contournée même si le syndicalisme de lutte reste minoritaire. Ce n’est pas parce que Solidaires pratique une intersyndicale avec CGT, FSU et parfois FO que la question de l’unité est réglée. Pour des perspectives de lutte victorieuse, l’unité syndicale limitée à cette équation partielle n’a pas réussi à entraîner plus largement lors des dernières mobilisations. Cela ne veut pas dire qu’il faut changer les bases de l’unité, la rechercher à tout prix. En revanche cela signifie que nous ne pouvons pas prétendre réaliser plus que ce que nous avons déjà fait par cette unité-là. Elargir l’unité doit rester un objectif, avec les autres syndicats quand c’est possible, avec d’autres mouvements si nous le pouvons.
Reconnaître les éléments positifs dans la situation actuelle
Les Gilets jaunes ont mis dans le débat public des questions qui sont à l’agenda syndical depuis des années : justice sociale, fiscale, écologique, revendications concernant les politiques gouvernementales, etc. Evidemment, ce mouvement est très divers mais le fait est que ces éléments ont pris le dessus. Il y a donc, en dépit de toutes les difficultés, un fort ressort en France sur les questions sociales et ce ressort s’est exprimé totalement en dehors des syndicats, ce qui n’était pas le cas des Nuits debout qui s’inscrivaient dans et à côté des mobilisations syndicales et qui avaient en partie le même agenda. Il y a une contestation radicale de l’ordre établi, des réflexions démocratiques… une radicalité qui s’exprime dans une exigence d’engagement personnel fort, des élans unitaires. Il y avait dans les Nuits debout, les cortèges de tête, aujourd’hui parmi les Gilets jaunes aussi, une volonté de faire ensemble en dehors des divisions syndicales ou simplement des cortèges séparés. On n’est pas en intersyndicale, on est dans un ensemble (des individus qui font peuple pour les Gilets jaunes, un cortège de tête uni devant des syndicats séparés…). Tout cela a contribué à une forte politisation même si elle peut être partielle.
Des ambiguïtés demeurent, bien sûr, et la présence de l’extrême droite dans la mobilisation montre qu’il n’est pas si simple de mettre de côté les questions qui marquent la vie politique publique depuis des années : immigration, racisme… En revanche, il faut reconnaître que le refus volontaire de traiter ces questions a eu pour effet jusque-là de rejeter ce que certains et certaines portent depuis longtemps : le lien entre crise sociale et immigration. Rien n’est durablement gagné mais les manœuvres du Rassemblement national (RN) ou de Philippot au début du mouvement n’ont pas eu, pour le moment, les effets qu’ils et elles escomptaient.
Revoir les stratégies syndicales
Dans ce contexte, il y a eu de la part des syndicats au pire un rejet, au mieux une reconnaissance de ces mouvements comme faisant partie d’un rapport de forces social ; mais jamais de réflexion sur une adaptation des stratégies. Il est significatif que les organisations syndicales de contestation aient maintenu, dans le contexte des Gilets jaunes, une stratégie strictement identique à celle qu’elles mettent en œuvre depuis des années : journées de grève en semaine, pas de véritable tentative de jonction, pas de tentative de lien. Le mouvement des Gilets jaunes, parce qu’il est complexe, divisé, ne répondrait pas nécessairement de manière positive, mais les tentatives de liens n’ont pas véritablement eu lieu. C’est pour ces raisons aussi qu’on a assisté à des mobilisations juxtaposées : actes les samedis, journées de grève à géométrie variable. Et pendant ce temps-là, évidemment, le gouvernement qui montre combien il peut avoir peur, continue cependant à avancer : réforme des retraites, de la Fonction publique et lois répressives à répétition. Sur les échéances majeures, c’est comme si on n’avait pas avancé.
La propagande pour la grève générale ou le blocage du pays n’est pas la réponse à cette situation. Reconnaître que nous n’avons pas la main, que nous ne donnons pas le rythme de la mobilisation, cela implique de reconnaître que d’autres le font. Bien sûr, que le terrain de nos entreprises et services ne peut pas être ignoré et que c’est ce travail que nous devons faire. En revanche, répondre à la situation par la méthode habituelle de la journée de grève mensuelle n’est manifestement pas la solution. Il fallait accepter d’être présent et présente dans les formes décidées par d’autres. Et résister à la méfiance face à une colère populaire qui ne prend pas les cadres et méthodes établis. Cela renvoie aussi à une situation où, en dehors des questions que des syndicats ont souhaité appuyer parce qu’elles renvoyaient à leurs propres revendications, il y a aussi peu d’inscription dans ce qu’a porté de spécifique ce mouvement : sur la démocratie notamment. Ce, alors que cette question, au moins depuis le référendum de 2005, hante la vie politique française et les débats des mouvements sociaux sur l’Europe. C’est aujourd’hui un manque, un impensé de la réflexion syndicale.
Mettre notre outil syndical au service de la lutte : des pratiques à renforcer
Pour nous qui sommes syndicalistes, les instruments que nous avons construits sont ceux qui permettent, non seulement la résistance aux attaques néolibérales, la défense des intérêts de ceux et celles qui travaillent dans le rapport capitaliste, mais aussi la transformation sociale, la gestion de la société par ceux et celles qui travaillent. Savoir comment faire de ces instruments des éléments efficaces dans le combat social actuel est une question centrale. Il y a un sujet qui contribue à développer un nouvel imaginaire rendant crédible et nécessaire la transformation sociale. La mise en avant des thématiques écologiques est un puissant facteur de remise en cause du mode de production capitaliste et de la mondialisation néolibérale. Pour une organisation syndicale, c’est surement un grand écart ; mais lier combat social et écologique, est un élément décisif pour les jeunes générations. Il y a peu d’avancées sur la campagne « un million d’emplois pour le climat », sachant que l’avancée sur ce terrain nécessiterait de mobiliser de l’énergie militante pour un travail sur des alternatives, ce que le syndicalisme fait peu aujourd’hui. Il y a des alliances que nous pratiquons déjà mais qui ne sont pas généralisées dans le mouvement syndical, qui apparait aux yeux de celles et ceux qui sont sensibles aux enjeux écologistes comme des organisations assez dépassées. La mobilisation des Gilets jaunes a porté ces questionnements qui demeurent très largement sans réponse de la part des organisations. En arrière-plan, c’est l’enjeu de la place du travailleur ou de la travailleuse dans la société actuelle qui se pose : travailleur-travailleuse, citoyen-citoyenne (ou non), consommateur-consommatrice, usager-usagère…
Il faut un syndicalisme qui regarde le monde avec les yeux d’une femme, d’une personne racisée, d’un chômeur ou une chômeuse, d’une habitante ou un habitant de quartier populaire ou déshérité, d’un ou une jeune en contrat précaire ou sans contrat. Pour redonner des racines de masse au syndicalisme, il faut faire ce travail : adapter notre syndicalisme interprofessionnel au monde ouvrier tel qu’il est aujourd’hui ; c’est à dire faire du syndicalisme un outil que chacun et chacune se sente prêt.e à utiliser. En dépit des réformes gouvernementales et des modifications des modes de représentation dans l’entreprise, le syndicalisme demeure l’outil unique, dans l’entreprise, pour la défense des intérêts de ceux et celles qui travaillent et à ce titre un instrument incontournable du combat social.
Nous ne sommes pas libéré.es d’une vision classique du mouvement ouvrier qui est celle des bastions syndicaux, des secteurs capables de bloquer l’économie. D’où les attentes désespérées, depuis de nombreuses années, de voir les cheminots et cheminotes rejouer décembre 1995. Les derniers grands mouvements ont montré que ce n’est pas ainsi que ça marche aujourd’hui. Les « bastions » se mobilisent, mais sans réussir à entraîner véritablement. Cela a été vrai de la SNCF, des industries pétrolières…. Ce qui est en cause, ce n’est pas la capacité du syndicalisme dans ces secteurs à mener des combats professionnels, mais le pouvoir d’entraînement au niveau interprofessionnel sur lequel on peut compter.
Dans toute mobilisation il y a des leçons organisationnelles à tirer
Solidaires est certainement l’organisation qui est la plus à même de bouger, mais les enjeux sont tels qu’il faut sans doute le penser au-delà de ce qu’est Solidaires aujourd’hui. La crise sociale actuelle montre que le syndicalisme doit se dépasser. Les risques sont nombreux : inutilité sur le plan interprofessionnel, éloignement des salarié.es avec les nouvelles instances, risques de repli corporatiste et menace dans tous les syndicats de rétrécissement encore de leur base sociale. Créer les structures interprofessionnelles qui puissent répondre aux préoccupations de tels mouvements, y participer de façon plus concrète, faire la place dans nos structures syndicales à toutes les travailleuses et tous les travailleurs, tels sont les enjeux incontournables, même si les moyens sont faibles et les ressources militantes peu disponibles.
Depuis 1995 et ce qu’on a appelé les nouveaux mouvements sociaux (dans les faits, de nouveaux mouvements sociaux naissent sans arrêt), les syndicats qui sont actuellement membres de Solidaires ont constitué des cadres d’alliances nombreux et divers avec ces mouvements. Certains et certains de nos militant.es sont actives et actifs dans ces mouvements. Cette unité peut être renforcée en s’appuyant entre autres sur l’initiative d’Attac et du Crid, d’université des mouvements sociaux. Il y a une dynamique actuelle nouvelle qui veut préserver l’autonomie des mouvements mais tente aussi de renforcer leurs moments de rencontres et d’actions communes. Cela a été le cas avec l’engagement du Comité Adama dans la mobilisation des Gilets jaunes, dans le travail pour faire converger en partie les mobilisations Gilets jaunes, climat, antiracistes le 16 mars. L’objectif devrait être de créer des dynamiques mobilisatrices supérieures. Le travail commun des militantes et militants de différents syndicats existe dans divers domaines ; c’est le cas à Attac, ou sur les questions féministes avec les intersyndicales femmes et la préparation du 8 mars, ou encore dans le travail antiraciste et contre l’extrême droite. Ce peut être un point d’appui pour renforcer les dynamiques militantes et de réflexion dans d’autres domaines. Il ne s’agit pas de construire des alternatives à des « directions traitres », mais de contribuer à construire une dynamique entre militantes et militants de diverses organisations syndicales qui se posent des questions communes sur l’avenir du syndicalisme.
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