L’empaillé, une presse libre ancrée dans les territoires
Chaque mouvement social, chaque lutte passée ou présente met en lumière la nécessité d’avoir des médias qui se positionnent en compagnon de route. Ils sont nombreux comme L’empaillé à tenter de surnager dans le marécage des kiosques, des librairies, d’internet, de la radio… Et si tout un tas d’initiatives sont réjouissantes, il faut se le dire : on ne fait pas – encore – le poids. Si nous souhaitons qu’un réel changement social advienne, la bataille des idées et de l’information doit venir s’additionner aux luttes sur le terrain, sans attendre un hypothétique grand soir.
Il existe une presse alternative à celle des grands groupes capitalistes, ancrée dans les territoires. Nous avons interviewé l’équipe rédactionnelle de L’empaillé.
Christian Mahieux – Quelques mots tout d’abord pour présenter L’empaillé ? D’où vient le projet ? Porté par qui ?
L’empaillé – A l’origine, nous sommes plusieurs aveyronnais et aveyronnaises qui décidons de mettre sur pied un journal diffusé sur le département. Une « presse libre », sans pub, sans actionnaires et sans subventions contraignantes. Nous avions des expériences dans la presse indépendante, et nous partions sur un trimestriel diffusé en kiosques à 5 000 exemplaires. Ça deviendra vite un « irrégulomadaire », en fonction des saisons, de l’actualité sociale et de pleins d’autres choses. L’équipe s’est peu à peu effritée, jusqu’à être réduite à deux ou trois personnes, et c’est pourtant à ce moment-là qu’on décide de tenter l’aventure régionale et le passage à un mode « semi-pro ». On commence par se caler sur un rythme trimestriel pendant un an pour se mettre en jambes, toujours en version aveyronnaise ; on prend ensuite six mois de pause pour chercher des contributions, commencer des enquêtes, trouver des subventions, etc. L’empaillé est devenu un journal diffusé sur l’Occitanie en mars 2021. Depuis lors, quatre numéros sont parus chaque année (soit dix à ce jour), en format tabloïd sur 40 pages, avec un tirage aujourd’hui autour de 20 000 exemplaires. Cette version régionale est une prolongation de l’aventure aveyronnaise, et nous gardons la même ligne éditoriale et le même mode de fonctionnement participatif. Le canard reste donc « au service » des luttes, de la pensée critique et de la création d’imaginaires subversifs. Et puis, « s’empailler » c’est débattre vivement, sans concession, et c’est un concept qui nous plaît bien, le débat d’idée, la confrontation… On essaie aussi d’être un contre-pouvoir médiatique, avec de l’enquête sur les pouvoirs politique et patronal au niveau local.
L’enjeu est également de parler « au plus grand nombre » : formulation facile, mais c’est quelque chose que l’on essaie de garder en tête. Ça passe par le canard lui-même, avec une forme et un contenu accessible, où on n’arrive ni avec nos gros sabots de gauchistes, ni avec des papiers à rallonge systématique. Un canard où on porte attention au fond et à la forme : c’est important pour ∙nous d’avoir une mise en page qui soit aérée, soignée, avec une place importante faite aux dessins et aux photos. Ça passe aussi par la diffusion en kiosque, ou l’envoi gratuit de journaux à tous les cafés, bibliothèques et une sélection d’associations et syndicats de la zone couverte.
C.M. – Pourquoi cette volonté d’ancrage territorial local/régional ? Comment ça s’articule avec l’analyse, la critique ou la contestation de politiques dont on sait qu’elles sont mondialisées ?
L’empaillé – Disons qu’on fait avec nos moyens humains et financiers. Donc à quelques-unes, on estime que c’est déjà pas mal de couvrir – en contenu et en diffusion – une région comme l’Occitanie. Et oui, ça nous semble important que tous ces combats et ces initiatives locales soient relayés. De même, les pouvoirs locaux doivent être décortiqués, analysés. Cela étant, d’un côté on a certains papiers plus théoriques qui permettent de diffuser une critique sociale que ce soit sur la prison, ou récemment sur les violences conjugales. Mais d’un autre côté, chaque sujet, s’il est de portée locale, sera souvent mis dans un contexte national ou international si c’est pertinent. A noter qu’on est une publication ancrée localement, mais avec une ouverture vers « l’ailleurs ». Pour chaque sujet, on va chercher une résonance avec ce que l’on vit ici, mais on est preneurs de papiers qui concernent une autre région ou un autre coin du monde. On peut évoquer une lutte dans le Limousin, partir en Italie ou au Mexique…
C.M. – Comment ça fonctionne ? L’équipe du journal ? Le choix des sujets traités ? La diffusion ?
L’empaillé – Nous avons un comité de rédaction – actuellement cinq personnes dont quatre salarié∙es à temps partiel – avec un fonctionnement horizontal et une répartition des tâches par mandat : la maquette et le graphisme, la diffusion (abonnements, kiosques et réseau de dépôt-vente), l’administration et les dossiers de subvention, l’accompagnement des rédacteurs et rédactrices, la comptabilité, internet et les réseaux, etc. L’idée est de coupler ce comité avec une assemblée de rédaction réunissant au moins une fois par an l’ensemble des personnes contribuant au journal.
Pour les sujets, une bonne partie d’entre eux nous sont proposés par des contributeurs ou des contributrices extérieures. Ainsi, notre publication continue d’être un espace qui donne la parole à tous ceux et celles qui le souhaitent pour raconter leurs territoires, leurs vies, leurs luttes, dont une partie est très peu habituée de l’écriture. Le travail se fait en collaboration entre les personnes rédactrices et les membres du comité de coordination, avec un accompagnement lors des différentes phases de leur écriture grâce à plusieurs allers-retours. Nous avons une méthode de relecture avec différents paliers et différentes modalités d’intervention sur le texte selon les étapes (plan d’article, première, deuxième ou troisième version, version finale), en tentant d’amener l’auteur ou l’autrice jusqu’à une version qui soit la plus aboutie possible. Ce sont ainsi plus de 200 personnes qui ont participé à l’élaboration des dix premiers numéros régionaux, dans la rédaction ou l’illustration. Nous avons enfin un comité de relecture, composé de quatre ou cinq personnes, qui se relaient à chaque numéro pour relire l’ensemble des textes du numéro à venir, en vue d’une correction orthographique et syntaxique.
Évidemment, chaque parution demande un équilibre entre les thématiques des sujets et leur localisation géographique, et nous cherchons en partie à coller à l’actualité sociale et politique. Cela est discuté chaque semaine en comité de rédaction. Chaque article proposé est approuvé par un minimum de trois personnes du comité de rédaction. Une charte ortho-typographique a été mise au point ainsi qu’une fiche technique présentant les formats, les délais, le processus d’accompagnement, mais aussi des conseils rédactionnels et méthodologiques. Par ailleurs, ce sont de grands locaux qui nous attendent pour cette rentrée, à travers l’ouverture d’un nouveau lieu de travail collectif dans l’Aveyron !
C.M. – Pour la diffusion, ça se passe comment ?
L’empaillé – Nous sommes aujourd’hui diffusés dans tous les kiosques de la région Occitanie, avec une extension dans le secteur de Pau et d’Agen depuis le numéro 9. Le nombre de ventes totales atteint environ 6 500 exemplaires, ajouté à une diffusion gratuite d’environ 1 000 exemplaires. Le réseau de dépôt-vente est un peu notre dada depuis le lancement en régional. En effet, la diffusion en kiosques est indispensable mais insuffisante pour mener à bien notre objectif des 10 000 exemplaires vendus, seuil d’équilibre estimé – au doigt mouillé – pour notre publication. Nous avons donc décidé de construire un réseau de diffusion propre, afin de mettre le journal en dépôt-vente dans des centaines de lieux de la région et sans intermédiaires. Librairies, cafés associatifs, lieux militants, locaux syndicaux, cinémas, petits commerces, magasins bio et de producteurs, centres sociaux, étals sur les marchés, événements, etc : autant d’endroits pour créer un maillage de diffuseurs sur l’ensemble du territoire régional. Il y a un an et demi, nous disposions d’une liste de 150 points de dépôts. Aujourd’hui nous approchons les 400 lieux, dont 150 équipés de présentoirs en bois. Nous estimons ainsi avoir dépassé les 2 500 exemplaires vendus pour le numéro 8, sur plus de 6 000 exemplaires diffusés dans ces lieux. Cela nous conforte dans l’idée que l’Empaillé se développera grâce à ce réseau, car c’est certainement la meilleure façon de promouvoir et de faire vivre notre journal, puisque ce réseau est à la fois source de diffusion, de visibilité, quand il n’est pas source d’informations !
Mais nous allons tenter de faire encore mieux, en montant les enchères : nous tablons désormais sur un total de 700 lieux de dépôt-vente à la rentrée 2025. Bien sûr cet objectif est lié à notre nouveau pari : prendre l’ensemble du Sud-Ouest dans notre zone de diffusion, avec notamment l’Aquitaine, l’Auvergne et le Cantal (les Pyrénées-Atlantiques, le Lot-et-Garonne, les Landes, la Gironde, la Dordogne, la Corrèze, la Haute-Vienne, la Creuse, le Puy-de Dôme, la Haute-Loire, le Cantal et l’Ardèche et la Drôme) [1].
C.M. – A propos de la diffusion, l’actualité c’est l’extension vers le Sud-Ouest ; est-ce qu’il n’y a pas une tentation de devenir « national », au risque de réduire la visibilité des territoires ?
L’empaillé – Oui c’est bien l’inconvénient de ce passage au quart Sud-Ouest. L’enjeu sera donc de réussir à causer de toute cette région sans augmenter la périodicité… En tout cas dans un premier temps ! Mais nous augmenterons le nombre de pages, avec tout de même huit pages supplémentaires, et le comité de rédaction s’est d’ores et déjà agrandi. D’une part, ça nous semble un périmètre de diffusion intéressant niveau contenu, avec parfois des projets industriels qui ne concernent pas uniquement l’Occitanie – par exemple le projet de LGV Bordeaux-Toulouse, et des réseaux patronaux qui peuvent également se situer à cette échelle. C’est aussi pertinent pour les réseaux militants… En tout cas on trouverait ça intéressant que ça le soit davantage. Si on prend l’Aveyron, on peut avoir trois heures de route d’un bout à l’autre du département… et les Corbières, la Creuse ou les Landes ne sont guère plus loin. Pourtant, dans nos activités militantes, on est beaucoup moins connectés avec le Bordelais qu’avec les milieux toulousains.
Mais on ne va pas se le cacher, il y a aussi la nécessité pour nous d’accéder à une zone de diffusion permettant l’autofinancement du canard et la poursuite de cette aventure avec une équipe de 4 ou 5 salarié∙es. Nous ne sommes pas un journal de gauche consensuel, et on a réalisé beaucoup d’effort pour parvenir à ces 6 000 ventes par numéro. On pense évidemment qu’on peut faire encore mieux sur l’Occitanie mais notre lectorat potentiel n’est pas illimité ; doubler le nombre de kiosques et de diffuseurs en dépôt-vente est alors pertinent. Attention, on n’est pas dans une logique comptable, et on se permet de diffuser gratuitement, avec les nombreux « services presse » (quelques centaines) ou des diffusions d’anciens numéros dans le métro, des festivals, etc. Mais pour que l’empaillé existe et soit diffusé, il nous faut un budget minimum. Bon après, avec cette extension, il est vrai que l’idée de piquer une tête dans l’océan après une journée d’affichage à Bordeaux ou Biarritz est très alléchante !
C.M. – Un aperçu des sujets traités dans les dix premiers numéros ?
L’empaillé – Nos pages sont consacrées tant au monde rural et paysan qu’aux quartiers des métropoles, aux luttes sociales, féministes et écologistes, en passant par des textes critiques et des récits d’expériences de toutes sortes. Nous tenons également à faire vivre un espace réservé à la fiction, à la poésie ou aux papiers intimistes. Notre format trimestriel nous a permis de réaliser des enquêtes fouillées, dont celles sur le monopole de presse de la famille Baylet, le photovoltaïque en plein champ, les cercles de la bourgeoisie régionale ou le projet d’extension de Port-La-Nouvelle. De la même façon, des dossiers ont été pensés plusieurs mois à l’avance, que ce soit sur le féminisme, les médias indépendants ou la vidéo-surveillance. On pourrait évoquer aussi les papiers sur la fermeture d’un collège à la Reynerie à Toulouse, la lutte de la SAM à Decazeville ou celles des habitant-es de Sète contre un parking souterrain, des articles sur les sages femmes, les IVG hors délais ou l’usine d’uranium de Malvési, et bien d’autres ! Dans le dernier numéro, on a notamment abordé les violences conjugales, la lutte des dockers de Gènes, les faucheurs volontaires, les hôtels du 115 à Toulouse, la répression contre les militant∙es lors du mouvement des retraites et à l’égard des jeunes des quartiers populaires à la suite du mouvement de révolte, ou encore une fiction autour de la psychiatrie.
C.M. – Une question directement liée à ce que sont Les utopiques : quels liens entre L’Empaillé et les mouvements sociaux et particulièrement les organisations syndicales ?
L’empaillé – Notre ligne, c’est de porter les combats et les idées sur un spectre assez large : si on tient à notre boussole grosso merdo libertaire, on veut résonner bien au-delà : des syndicalistes déter de la CGT aux autonomes, des associations militantes aux collectifs de toutes sortes, de la (vraie) gauche à l’ultra-gauche extrême, des paysans aux travailleurs de l’aéronautique, des chômeurs et chômeuses aux squatteurs et squatteuses.… Alors, bien sûr, on cherche à être connecté∙es aux syndicats, qu’ils nous lisent et qu’ils écrivent ou qu’ils nous transmettent des infos. Ça reste trop timide, mais il y a des choses à souligner, comme certains papiers écrits par des cégétistes ou des militant∙es SUD/Solidaires, des syndicats locaux (des sections de la CGT, de Solidaires, de la Confédération paysanne ou de la CNT) qui nous achètent en gros ou nous diffusent en dépôt-vente. Et de nombreuses unions locales reçoivent le journal gratuitement, comme de nombreuses associations et collectifs : depuis le départ du régional, on a constitué une liste d’environ 350 structures qui reçoivent le journal… en espérant qu’elles le lisent !
Si on se sent proches de toutes ces associations et syndicats, on tente de garder un regard critique, autant que possible. Montrer les défauts de telle initiative ou telle lutte nous semble important ; on n’est pas là pour faire de la propagande à sens unique. Ça ne nous empêche pas, de temps en temps, de laisser un collectif ou un syndicat écrire lui-même sur son combat, mais c’est alors plusieurs allers et retours pour tenter d’éviter un effet d’autopromotion.
C.M. – La presse dite alternative, les journaux dits de contre-information furent très nombreux en France dans les années 1970/80. Il en reste, bien sûr, mais, comme toute la presse papier, ça a beaucoup diminué. Vous avez des contacts, des histoires communes avec les équipes de certains titres ?
L’empaillé – L’un d’entre nous avait participé au journal lillois La Brique à ses débuts, alors on suit de près ce qu’ils deviennent, tout comme la maison d’édition des Etaques, fondée par des anciens du canard. On a aussi des liens avec CQFD, l’Age de Faire, Saxifrages, la Mule du Pape, Le Poing Iaata, Silence et bien d’autres. C’est l’idée du Syndicat de la presse pas pareille : se regrouper avec un maximum de médias indépendants, pour fabriquer un réseau solide, afin de s’entraider, et de visibiliser notre travail. Ce syndicat en est à ses prémices, avec une création il y a quelques mois, et un grand rendez-vous prévu mi-octobre, lors des assises annuelles de la presse pas pareille organisées par le journal Le Mouais à Nice.
⬛ L’empaillé, propos recueillis par Christian Mahieux
[1] La cagnotte de soutien : www.helloasso.com/associations/l-atelier-mediatique/collectes/l-empaille-journal-trimestriel-de-l-occitanie-au-sud-ouest
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