Le syndicalisme et la forêt
Ce texte est rédigé par le Syndicat national unifié des personnels des forêts et de l’espace naturel (SNUPFEN Solidaires). Il relate une lutte pour la sauvegarde des forêts dans les Pyrénées. Un article précédemment paru dans Les utopiques racontait un moment de ce combat collectif ancré dans le territoire.
Le SNUPFEN Solidaires syndique l’ensemble dans l’ensemble du personnel de l’Office national des forêts (ONF). Désaffilié de la CFDT en 2003, il a fait le choix de rejoindre l’Union syndicale Solidaires lors de son congrès de 2005. Le SNUPFEN Solidaires est le premier syndicat de l’ONF, en nombre d’adhérent∙es et en nombre de voix lors des élections professionnelles.
L’émergence du projet Florian
À partir de 2019 a été découvert, dans les Pyrénées, le projet de création d’une scierie surdimensionnée du groupe italien Florin. Ce projet était porté par la Communauté de communes du Plateau de Lannemezan (CCPL), avec le regard bienveillant du Conseil régional Occitanie et de l’État. Cet investissement industriel de 11 millions d’euros devait être subventionné à 60 %. La demande de Florian était de disposer annuellement de 50 000 m3 de bois de hêtre de bonne à très bonne qualité (diamètre 40 et +, rectitude, pas ou peu de nœud, etc.) livrés usine. Un projet disproportionné par rapport aux capacités du massif concerné, ainsi que nous l’expliquons voir plus loin. Les 2/3 de l’approvisionnement étaient prévus en forêt publique. Majoritairement dans les forêts communales, depuis les Pyrénées-Orientales jusqu’au Pyrénées-Atlantiques, en passant par l’Ariège, la Haute-Garonne, les Hautes-Pyrénées et, comme si cela ne suffisait pas pour assouvir cet appétit d’ogre, le sud du Massif-Central. À cette scierie géante auraient été adossée une usine de cogénération par incinération des déchets connexes de la scierie pour produire de l’électricité, mais également un projet de culture par aquaponie, de séchage de plaquettes et de panneaux photovoltaïques. Après deux années de luttes, le projet est abandonné : une victoire pour la forêt et la mobilisation syndicale, associative, politique et citoyenne [1].
Éléments succincts de l’histoire récente de la forêt pyrénéenne
Historiquement la forêt des Pyrénées est jeune (60-150 ans), issue de l’abandon à la fin du XIXe siècle d’une sylviculture de taillis simple (charbonnage pour la métallurgie) et de la reconquête de terres agricoles et pâturages abandonnés depuis 1840 au fil des exodes du monde rural. Après une période d’importantes exploitations et la mise en place de schémas de dessertes à la fin du XXe siècle les coupes de hêtre se vendent moins bien.
Le surdimensionnement industriel : explication technique
Pour pouvoir disposer du volume de bois d’œuvre ad hoc il s’agissait de récolter chaque année, au vu de la qualité du hêtre dans les Pyrénées, entre 400 000 et 540 000 m3 de hêtre, soit au moins trois fois plus que ce qui est récolté annuellement dans les Pyrénées. En amont de cette annonce, trois études de ressource ont été commandées par l’État, la CCPL et l’UGSCOFOR (Union Grand sud des communes forestières), respectivement réalisées par l’Office national des forêts, l’Inventaire forestier national et un cabinet privé. Ces études, qui reposent sur des méthodologies fortement discutables, concluaient néanmoins qu’il y aurait le bois moyennant quelques conditions : nouvelles dessertes à créer, souvent plus difficiles à réaliser que celles des années 70/90 ; nouvelles coupes à câbles à mettre en place pour aller chercher les bois dans des zones non exploitées ; affouages [2] qu’il eut fallu dévoyer pour les mettre dans les contrats d’approvisionnement. Une certaine idée de l’acceptabilité sociale et toujours le fameux paradigme : récolter plus…
Avec une enquête de terrain sur un échantillon de forêts, le collectif Touche pas à ma forêt – Pyrénées [3], composé d’associations, de syndicats, de partis politiques et de citoyen∙nes, a abouti à la conclusion qu’un tel volume d’exploitation impliquerait une surexploitation de la hêtraie des Pyrénées. Même des professionnels de la filière annonçaient, à qui voulait les entendre, qu’il n’y avait pas ce bois.
L’impact sur la biodiversité et le naturel commun forestier
Les forêts pyrénéennes ont déjà vu leur qualité écologique se dégrader avec l’intensification des exploitations, la réduction des diamètres d’exploitabilité, la mécanisation en forêt (impact sur les sols) et la pression depuis plusieurs décennies de toujours récolter plus… Plus encore qu’avant, avec le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité, il est urgent de conserver plus de bois morts en forêts, de laisser des gros et très gros bois, de maintenir des forêts en libre évolution jouant le rôle de réservoir de la biodiversité et de « pharmacie » des forêts diminuées. Tout à l’inverse de ce qu’aurait généré ce projet avec une exploitation toujours plus importante. Les impacts sur les espèces emblématiques des Pyrénées (gypaète barbu, grand tétras, ours, aigle, etc.) n’ont pas non plus été évalués. L’intensification du nombre de coupes aurait aussi eu un impact sur les usages en forêts (randonnée, cueillette de champignons etc.), sur le paysage via les coupes rases, l’augmentation du nombre de grumiers dans les vallées, … Autant de questions sur « l’acceptabilité sociale ». Certains se drapaient derrière la garantie de gestion durable apportée par les aménagements forestiers pour déclamer que rien de tout cela ne pouvait advenir. C’était nier les pressions déjà à l’œuvre pour avoir plus de coupes, nier la réalisation, en dehors du cadre légal, de coupes dans des zones dans lesquelles il n’en était pas prévu.
Les risques collatéraux
Le risque d’une telle scierie aurait été aussi la position hégémonique de cette dernière dans la transformation d’une partie (la plus belle) des bois de hêtre -avec l’aide de la politique des contrats d’approvisionnement- et donc la mise en danger des quelques scieries locales restantes dispersées sur l’ensemble des Pyrénées. En outre, le débouché de cette multinationale (qui a déjà 17 scieries en Europe) est principalement orienté vers l’export massif des plots de hêtre de qualité vers l’étranger. L’on peut aussi imaginer la formation d’un oligopole industriel conséquent avec l’usine papetière de Saint-Gaudens (1 100 000 tonnes par an), à 50 km de Lannemezan, qui ne peut voir que d’un bon œil l’apport supplémentaire de bois d’industrie qui en découlerait. C’est d’ailleurs par son intermédiaire que le groupe Florian a été mis en contact avec le président de la CCPL. Bien réel était le risque d’augmentation exponentielle de la circulation des grumiers [4] sur le réseau public (estimé entre 10 000 et 13 000 grumiers supplémentaires par an) pour alimenter ce pôle industriel.
La création de SOS Forêt Pyrénées puis du collectif Touche pas à ma forêt – Pyrénées
Après s’être impliqué dans la création de SOS forêt Pyrénées début 2019, le SNUPFEN-Solidaires s’est engagé activement dans la dynamique de rassemblement citoyen qui a émergé avec la CGT forêt, France Nature Environnement, des élus du Parti Communiste Français des Hautes-Pyrénées et des citoyen·nes mobilisé·es autour du projet Florian. Le collectif Touche pas à ma forêt – Pyrénées voyait le jour début 2020. La vie du collectif est très riche, foisonnante et toujours respectueuse des diversités sociales représentées par diverses expressions y compris artistiques : cf. la chanson « le grand hêtre » [5]. Avec une dizaine de réunions publiques sur toute la chaîne des Pyrénées, plusieurs assemblées générales publiques sont initiées durant l’été 2020. S’en suivent un premier rassemblement politique et festif en septembre 2020, puis plusieurs marches dans toutes les Pyrénées en octobre 2020, une manifestation sur la place du Capitole à Toulouse en février 2021, de nouvelles marches en mars 2021 à l’occasion de la journée internationale des forêts, une mobilisation en mai 2021 et juillet 2022. Le tout entrecoupé d’actions en octobre 2021 pour l’Appel pour des forêts vivantes et en mars 2022 pour les premières Rencontres nationales des luttes forestières, organisées dans les Pyrénées. Ce furent des milliers de citoyen·nes qui se sont déplacé·es (de 300 à 1 500 selon les actions). Au fur et à mesure de ces réunions, 50 organisations se fédèrent : des associations locales, ATTAC 65 et bien d’autres, nationales (Greenpeace, FNE, A.R.B.R.E.S.) des partis politiques (FI, EELV), ainsi que de nombreux et nombreuses citoyen·nes. Les médias se saisissent de ce sujet au niveau local (La Semaine des Pyrénées, La Dépêche, etc.) mais aussi national (Le Monde, Le Canard enchainé, Reporterre, L’Humanité, etc.). Le succès des premières mobilisations a « soudainement » ouvert des portes. Entre novembre 2020 et janvier 2021, un débat contradictoire est organisé au Conseil communautaire de la CCPL avec le collectif (une cinquantaine d’élu∙es présent∙es). Le préfet des Hautes-Pyrénées reçoit à plusieurs reprises le collectif. Après le vice-président, c’est la présidente de la région Occitanie qui le reçoit également. En parallèle, des rencontres avec les élu∙es de la Région (PC, EELV, LFI) sont réalisées.
Les attentes et demandes de la société pyrénéenne
Parmi les revendications qui ressortent le plus il y a une demande de plus de démocratie, d’écoute des citoyen·nes et de transparence dans ce type de dossier impactant, qui plus est ici, deux éléments forts comme la forêt et la montagne pyrénéenne. Il y a aussi un fort intérêt pour une meilleure connaissance de l’organisation forestière en France et de la sylviculture. S’est également manifestée une volonté viscérale d’une plus forte protection de la forêt avec également une prise en compte du devenir économique et social du maillage des scieries locales.
Les problématiques des élus locaux
La création de cette scierie géante était perçue par des élu∙es comme une voie pour solutionner la mévente des coupes de hêtre de montagne depuis une quinzaine d’années, avec des contrats d’approvisionnement permettant d’abonder les budgets des communes forestières de montagne. Ce miroir aux alouettes, réduit à la seule dimension financière de la forêt, attire plusieurs élu∙es. Mais c’est une vision à courte vue car une fois le capital forestier actuel surexploité (déjà pas abondant) cela aurait rapidement été la période de disette. En outre, Florian ne fait qu’arriver avec ses machines et louer un local créé par la CCPL qui en reste le propriétaire. Une fois la ressource devenue insuffisante, et après avoir empoché au passage les subventions publiques, Florian n’aurait plus eu qu’à trouver un autre site pour extraire les bois. Le bâtiment restant sur les bras des élu∙es.
Autre sujet qui a l’effet d’un aimant sur des élu∙es : la création d’emplois. Le président de la CCPL faisait miroiter 25 emplois -dévalorisés, des ouvrier∙es derrière des machines sur des chaînes automatisées- pour la scierie à Lannemezan. Ramené aux 50 000 m3 de bois, cela faisait un bien piètre ratio. Il est aussi question d’environ 100 emplois dans l’exploitation (bucherons, débardeurs et chauffeurs de grumiers). Mais par quelle magie ? Depuis plusieurs années ces métiers manquent déjà dans les Pyrénées avec déjà des travailleurs qui viennent du Portugal, de la Roumanie, du Maroc… et des conditions de travail ne respectant pas toujours le niveau social des travailleurs et travailleuses en France. Si un développement de la formation forestière aurait permis de pourvoir quelques emplois, difficile d’envisager comment serait apparu rapidement trois fois plus de bucherons, etc. Qui aurait eu les reins suffisamment solides à la sortie de l’école pour investir dans des tracteurs forestiers et des grumiers valant plusieurs dizaines à centaines de milliers d’euros l’unité ? En outre, ce calcul ne prenait pas en compte la destruction des emplois qui suivent ce processus d’installation de grosse structure, amenant les petites à mettre la clef sous la porte. Aucun impact n’a été étudié sur cet aspect. Ces perspectives d’emplois n’étaient étayées sur rien de tangible, de professionnel, si ce n’est un pari, une déclaration d’intention qui n’engage en rien. Mais, en revanche, qui engageait la dégradation de la hêtraie des Pyrénées et du tissu industriel local.
Les grandes forces de la lutte
Elles sont diverses. On peut les résumer ainsi : une mixité citoyenne, associative, politique et syndicale ; la création du collectif et son organisation qui a permis, par exemple, un suivi médiatique local, régional et national ; la reconnaissance d’un travail d’analyses sérieux, de déconstruction des clichés et imaginaires de chacun, et d’opposition de qualité (la forêt naturelle, la mise sous cloche versus l’exploitation forestière et la récolte de bois, les coupes rases, la gestion forestière etc…) ; une cohésion et une cohérence militante ; un mélange social atypique pour les rendez-vous festifs : artistes, associations, militant·es politiques et syndicaux·ales, citoyen·nes.
Perspectives, comment pérenniser la dynamique
Pour le collectif, une continuité « naturelle » s’est dessinée rapidement avec la célébration de la victoire par une fête baptisée « fête de l’abandon (de Florian) » en octobre 2022. Puis se profile un autre engagement qui concerne la création de deux usines de cogénération et de fabrication de pellets à Lannemezan, avec des approvisionnements venant de forêts résineuses et feuillues environnantes. Vigilance. Enfin, la commission ambition alternatives forestières du collectif travaille depuis deux ans sur une autre organisation forestière dans les Pyrénées et la présentera lors d’un Forum écoconstruction, rassemblant professionnel·les et citoyen·nes. Parmi ces propositions, figure l’idée originale de créer des comités de vallée où professionnel·les et sphère publique pourront débattre des choix pour la gestion du « naturel commun » qu’est la forêt, des multiples usages au-delà de la seule récolte de bois, de méthode de gestion répondant à la fois aux aspirations citoyennes, aux enjeux de résilience liés au changement climatique et de la diminution de biodiversité, et aussi de la revalorisation de l’usage du bois, tout particulièrement en circuit court.
La forêt nous rassemble, protégeons-là !
⬛ SNUPFEN Solidaires
[1] Une synthèse a été faite par six étudiant·es du Master « risques, science, environnement et santé » de Sciences Po Toulouse, résumant bien les enjeux techniques et géopolitiques : www.scieriedelannemeza.wixsite.com/controverse/carrieres
[2] L’affouage est la possibilité donnée par le Code forestier à un conseil municipal de réserver une partie des bois de la forêt communale pour l’usage domestique des habitants et habitantes.
[4] Camions servant au transport du bois.
[5] www.youtube.com/watch?v=gLlEda7eNNk
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