Le sens du combat à l’époque de l’emprise totale du capital
Première partie
Aujourd’hui, le travail représente un profond danger1. Un danger construit et que l’on tente de cacher, mais qui se révèle spécialement dans des problèmes de santé aigus et inédits. Quel est-il ce danger ? Un danger qui, assurément, lorsqu’il est regardé en face, brûle les yeux et empêche ou devrait empêcher qu’on l’envisage selon une optique d’apaisement. Devant ce danger, l’alternative est claire : la débandade, rompre les rangs, ou bien le défier, le braver. Le combat semble être la seule réponse appropriée. Un combat à partir duquel pourraient s’entrouvrir les portes d’une humanité souveraine, d’une humanité réelle ou vivante, ayant retrouvé une sensibilité sauvage et une puissance vive, à distance des organisations du travail oppressantes à l’œuvre derrière les chimères de l’imminence d’une entreprise « libérante », mais aussi des conventions sociales plus que jamais suffocantes sous les oripeaux d’un supposé progrès de l’égalité.
Le travail, caractérisé par ce danger, pourrait donc être le creuset, un point de rencontre, à partir duquel se construirait et apparaîtrait une perspective nouvelle, arrachée aux pratiques et aux représentations, où foisonnent les simulacres, les faux-semblants, les artifices, les leurres, les trompe-l’œil, les visions sans réalité. Prendre la mesure de ce qui se trame dans les situations de travail, permet de comprendre que se détourner du combat, c’est accepter de le subir. La lutte se mène dans ce cas à l’intérieur de soi, contre soi, avec les conséquences que l’on sait désormais : les dépressions ou les suicides. Elle se mène aussi contre les autres, en tant que personnes auxquelles on attribue des fautes plus ou moins imaginaires, lorsque le danger véritable relève de ce qui, dans l’organisation et le management, fait du travail à la fois le principe et le premier réceptacle des violences.
Dans le travail, se nichent très certainement les mécanismes les plus puissants de la désorganisation du monde, bien au-delà de la seule entreprise. Des mécanismes soustraits au regard et dissimulés sous un dispositif imposant et redoutable, à plusieurs étages : production d’images anesthésiantes, promotion de « bonnes pratiques » réputées ayant fait leurs preuves, normes juridiques progressivement émancipées du déséquilibre existant entre le capital et le travail, institution étatique privée de l’autorité liée à la fiction référentielle que constituait le nom de Peuple, Entreprise [majuscule initiale] hissée arbitrairement au niveau d’une instance d’identification pour tous, etc.
C’est donc bien au plus nuisible, au plus pénible, à ce qui est le plus défavorable à l’humanité, que nous sommes confronté.es, et le combat – un combat nécessairement pacifique – consiste à mieux le connaître, ce nuisible, à lui faire face et à tenter d’en venir à bout. Le défi réside, à n’en point douter, dans notre capacité d’accumuler la puissance nécessaire à opposer à la force, à la ruse, à la séduction, que ce nuisible déploie afin de nous détourner du désir d’émancipation – c’est-à-dire de liberté et, donc, de vie. Pis encore : afin de détourner le désir de vie en sa faveur.
Deuxième partie
La stratégie mise en œuvre par le capital a pour objectif de soumettre la production des biens et des services exclusivement à l’accroissement de la valeur ajoutée. Et le moyen utilisé pour y parvenir, consiste à introduire partout – comme cela n’a jamais été fait auparavant – de la séparation ou, pour parler comme Bataille, de la discontinuité, jusque dans les endroits les plus enfouis du travail, là où par le passé les travailleurs parvenaient, peu ou prou et malgré tout, à mettre en œuvre le principe de continuité2.
Si, à première vue, la séparation entre les humains, et entre les humains et le matériel servant à la production, semble motivée par des considérations économiques, son but premier est de nature politique et le mécanisme permettant de l’atteindre d’une ampleur métaphysique. Un but de nature politique : le capital n’accepte pas que les travailleurs et travailleuses accèdent à une quelconque forme de souveraineté qui les émanciperait de son emprise désormais totale. Les travailleurs et travailleuses ne sauraient par conséquent prétendre être, de temps à autre, les témoins de rapports de travail conçus comme un milieu où les Hommes se rapprocheraient les uns des autres et les choses s’animeraient au contact des Hommes. Un milieu, où pas une personne n’imaginerait les êtres et les choses engagés dans le travail sous la figure d’un environnement manipulable, d’une périphérie dont elle serait le centre. De tels travailleurs, contemporains d’un lieu où la vie déploierait sa puissance au cœur de l’espace conçu pour l’étouffer, de tels travailleurs avant-hier perçus comme des ennemis, hier comme des adversaires sous la pression d’un droit du travail conséquent, de tels travailleurs – considérés désormais comme des « partenaires » – sont la cible d’une opération de privation absolue de leur vitalité, de son ablation. Une vitalité à laquelle on substitue une vivacité de façade, une agitation de tous les instants, une course après des objets imaginaires, la poursuite de buts inaccessibles, etc.
Un but de nature politique, donc, mais aussi un mécanisme à la portée métaphysique considérable permettant de l’atteindre : les travailleurs et travailleuses sont scindé.es, effectivement et non pas seulement sous le mode d’une fiction efficace comme par le passé, la discontinuité venant séparer radicalement le sujet et le corps. Autrement dit, les travailleurs et travailleuses sont incité.es à se comporter avec leur corps en l’assimilant à un objet complètement extérieur, dont ils et elles seraient en quelque sorte les propriétaires. De sorte que les corps sont soumis au même traitement que n’importe quel moyen de production, que n’importe quel objet nécessairement sans vie. Le sujet et le corps sont ainsi disposés en vis-à-vis, et c’est là une discontinuité première et majeure, sur laquelle viennent s’empiler les discontinuités successives que l’on peut rencontrer dans le travail et auxquelles nous venons de faire allusion : discontinuité entre les Hommes, entre les Hommes et le matériel servant à la production, mais aussi entre les Hommes et les espaces où se réalisent les tâches. L’ensemble des discontinuités étant coiffé par une discontinuité ultime, celle qui sépare les êtres et les choses engagés dans le travail de leur accession à la réalité. Un mot encore sur la réalité, en nous assurant du concours d’un poète, même si son propos peut paraître, à première vue, éloigné de notre question. Evoquons – après d’autres3 – le premier alinéa, d’une grande simplicité apparente, du troisième poème bien connu de la suite appelée « Enfance », contenue dans le recueil Les Illuminations, composé par Arthur Rimbaud : « Au bois, il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir ».
Arrêtons-nous donc, nous aussi, et prêtons l’oreille à ce que nous « chantent » ces mots. Le passant, sans doute un enfant échappant encore à la lourdeur des préjugés qui émoussent toujours les sens, s’arrête. Le temps est suspendu. Les volets, qui se referment habituellement sur le temps, s’écartent et laissent pénétrer, comme un rayon de clarté, un rythme neuf. L’arrêt est l’expression de l’ouverture du corps, de son accueil, de son écoute du chant. Le chant ne produit pas un simple étonnement passager, il ne suscite pas un intérêt de circonstance. Il bouleverse celui ou celle qui l’entend et se met à l’écouter. Il l’émeut. Il l’ébranle et l’éveille à lui-même. « Son chant […] vous fait rougir », dit Rimbaud, sobrement. L’oiseau, par le chant et sans le vouloir, touche le passant et, à travers le toucher, glisse en quelque sorte dans le monde des humains. Le passant, par l’écoute et sans le vouloir lui non plus, découvre l’oiseau dans sa plénitude d’animal et d’une certaine façon le voit en tant que tel, en tant qu’être vivant et singulier, c’est-à-dire sans le filtre de la représentation humaine, dont le penchant consiste à classifier, à répertorier et, au bout du compte, à figer. Par là, le passant – avec sa sensibilité désormais en éveil – découvre le monde des oiseaux. Ainsi, le chant brouille les lignes, ouvre les mondes et, en un point somme toute minuscule, mais réel, les fait s’interpénétrer, s’entremêler et s’imbriquer l’un dans l’autre. Et le miracle réside, ici, sans le secours d’une quelconque transcendance, dans le fait que le brouillage des lignes ne constitue pas une nouvelle menace pour la vie, car il est tout simplement étranger à la dialectique de la forme et de l’informe. Tout au contraire, il intensifie la vie en faisant exister la réalité à travers le mouvement qui rapproche les mondes l’un de l’autre, qui les place dans une proximité – une continuité – inconnue auparavant. L’entrecroisement des mondes fait éclore une sorte de lieu nouveau au sein même de l’espace qu’est le bois d’avant le chant. La préposition « au » dans le complément de lieu « Au bois » indique bien une proximité profonde, une appartenance réciproque du lieu et des deux êtres reliés par le chant. Le bois n’est plus un endroit parmi d’autres – l’oiseau et le passant ne sont plus des êtres extérieurs l’un à l’autre, occupant des places distribuées « dans » le bois -, il est ce lieu en-chanté où la vie est vraiment vivante, où elle est portée au-delà d’elle-même.
Tout est là. A quoi donc renvoie la réalité qui se manifeste dans le travail ? A l’apparition, à contretemps, de rapports inédits de contiguïté, de proximité, de voisinage, à travers lesquels le corps du travailleur déborde les limites imposées et développe une puissance de pensée et de sensibilité inattendue. Une puissance et une sensibilité à l’instar de celles du passant de Rimbaud. La réalité renvoie dès lors à un moment et à un lieu, « aux confins du travail », où les Hommes n’aspirent pas à être le principe ni le fondement – attributs au demeurant inaccessibles. Elle trouve sa consistance dans l’émergence de rapports de réciprocité, de coïncidence, où les hommes « font cause commune avec les choses »4. Être les témoins de cette réalité, c’est-à-dire être libres, être souverains et échapper aux lois du travail enchaîné à la logique de la production, voilà donc ce qui est en passe d’être définitivement interdit aux travailleurs et travailleuses.
Troisième partie
Provoquée par un travail habilement organisé et un management en ordre de bataille, la mise à distance de la réalité semble donc sur le point de devenir irréversible. Tel est l’ultime danger. Et cette irréversibilité est rendue possible grâce au mécanisme de dédoublement effectif du travailleur évoqué plus haut. Un dédoublement qui en fait un sujet et un corps séparés. Le corps est ainsi objectivé, desséché, désensibilisé. Or, il ne peut y avoir d’accès à la réalité, il ne peut y avoir de souveraineté, sans la réactivation de la sensibilité. En s’assurant avec ténacité de la réduction du corps à un objet, le capital le met dans l’incapacité d’entretenir un quelconque rapport vivant, concret, réel, avec les éléments constituant son environnement de travail. Ainsi neutralisé et mutilé, le corps s’expose dès lors à l’exploitation intensive pour laquelle il est « accommodé » ou « apprêté ». Il aura été auparavant pourvu en « ressources », après avoir été transformé en un réceptacle docile, susceptible de recevoir comme autant d’éléments extérieurs les connaissances et les « outils », fournis aussi bien par une expérience anémiée que par des organismes de formation publics et privés, de plus en plus conçus comme une logistique au service de la stratégie déployée. Le travailleur ou la travailleuse ayant été soumis à la réduction faisant de son corps un objet que rien ne vient affecter et ayant acquis la qualification adéquate, est en conséquence réputé.e « autonome », posséder les « compétences » pour une prise de poste réussie et l’exercice « performant » d’une fonction définie.
En contrepoint de la diminution du corps, le sujet est mis en scène en tant qu’acteur responsable. Désormais sous les projecteurs, il se divise, lui aussi. Sur l’un de ses versants, il est l’instance sollicitée et orientée par le management de telle sorte qu’elle atteigne coûte que coûte les objectifs fixés. Le décor organisationnel étant campé, ce dernier engage ses troupes dans une bataille d’un enjeu capital. Une bataille, dont le but consiste à détourner à son profit le désir de réalité et, au bout du compte, le désir de souveraineté auxquels les travailleurs et travailleuses demeurent toujours attaché.es. Grâce à un mécanisme judicieux dont les techniques d’évaluation sont la clé de voûte, le sujet n’est pas refoulé, mais transformé en un pôle de commandement apte à adresser à son propre corps une demande indéfinie. L’univers de l’hyper-performance par l’abolition de la réalité peut ainsi prendre pied et prospérer. Parce qu’il a besoin d’accroitre indéfiniment son empire sur le travailleur, le capital ne reviendra pas de son plein gré sur l’interdiction de l’accession à la réalité, sur le mécanisme de dédoublement, sur le rabaissement du corps et sur la promotion du sujet présumé libre. Aller de l’avant, sans limite, c’est-à-dire en faisant fi de la vie, est son credo, et c’est dans la perspective de le réaliser qu’il mobilise des forces offensives dites « stratégiques », parmi lesquelles la « fonction Ressources humaines » (RH) à laquelle il adresse une sollicitation pressante et dont il renforce la dimension dénommée dans l’idiome consacré : « Business Partner ».
Dans l’espoir de renforcer son image de pôle d’identification pour tous, l’Entreprise promeut depuis quelques années des « chartes éthiques », ou bien accueille favorablement les normes « souples » (soft law) régissant la désormais fameuse Responsabilité sociale des entreprises (RSE). Elle s’adresse en conséquence à un second versant du sujet, dans l’espoir de le pousser à atténuer la demande adressée au corps, à se présenter aux autres sous une forme humaine rassurante et à réaliser un « travail vivable ». La fonction RH est invitée à investir, dans cette perspective, une deuxième dimension appelée « Human Partner ». Il est désormais question non seulement de développer le « capital humain », mais encore de l’entretenir. L’hyper-performance ne doit plus être associée à l’image de la lutte de tous contre tous, mais évoquer quelque chose comme une compétition sportive maîtrisée. Une compétition que pourrait émailler, ça et là, quelque forme de violence, mais qui serait dans son ensemble respectueuse des règles. Management et fonction RH promeuvent dès lors un dispositif inédit, dont le but éminemment contradictoire est proprement irréalisable : faire respecter les règles d’un travail réputé vivable et stimuler une compétition ouvertement immodérée.
Epilogue
En vérité, le travailleur soumis à ce régime est tout simplement balloté en dehors de la réalité et de la vie. Enivré du désir d’hyper-performance chez lui exalté, il est rappelé dans le même temps au devoir d’être raisonnable. Animé par la recherche d’un excès tournant le dos à la vie, il doit veiller à ne pas perdre de vue les bienfaits de la tempérance. Et cætera. L’humanisme affiché n’est pas une issue, il est le pendant5 de l’hyper-performance. C’est pourquoi dans l’organisation du travail et le management, il nous faut ouvrir une brèche. La brèche par où réapparaîtra la réalité, dans sa dimension d’hétérogène irréductible. C’est le sens du combat. De nouveaux concepts sont donc à forger, de nouvelles pratiques à inventer, malgré l’époque saturée de solutions, d’outils, de modèles, de savoirs dits stabilisés.
« Il est grand temps de rallumer les étoiles », écrivait Guillaume Apollinaire6. Eh bien, rallumons-les !
Sidi Mohammed Barkat
1 Les premières lignes de ce texte reprennent le ton si particulier et, je crois, revigorant qu’affectionnait Georges Bataille dans le rapport qu’il établissait entre la littérature et le mal. Voir La littérature et le mal, Paris, Gallimard, « folio essais », 1990, ainsi que l’entretien accordé en 1957 à Pierre Dumayet (Georges Bataille à propos de son livre « La littérature et le mal » – INA, video, 21 mai 1958, 9 minutes 01. Disponible sur : http://www.ina.fr/video/I00016133).
2 Sur l’expérience de la continuité : Georges Bataille, L’Erotisme, dans Œuvres complètes, t. 10, Paris, Gallimard, 1987.
3 Par exemple, Pierre Jacerme dans Martin Heidegger, pensée du divin et poésie, émission « Une vie une œuvre », France Culture, 12 décembre 2006, 89 minutes 09 (Disponible sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=fyN1Jg1yhro).
4 Sur cette question, je me permets de renvoyer à mon article : « Les confins du travail. Dialogue avec les choses », dans Claire Chevrier, Il fait jour, Paris, Loco, 2012, pp. 17-21.
5 L’expression « en même temps », devenue célèbre lors de la dernière campagne présidentielle, loin d’être un tic de langage sans importance, trouve sans doute ici la matrice où elle a puisé non seulement son caractère en apparence si naturel, mais encore la force qui lui a permis d’être acceptée comme promesse d’une réconciliation générale susceptible d’ouvrir la voie à un dynamisme économique, politique et « sociétal » inouï.
6 Les mamelles de Tirésias dans L’Enchanteur pourrissant, Paris, Gallimard, « Poésie », 1972.