L’appel pour l’autonomie du mouvement social (1998)
A l’été 1998, un premier Appel pour l’autonomie du mouvement social co-signé par une centaine de militant-e-s syndicalistes (SUD, CGT, SNUI, CNT, Ecole Emancipée …) et associatifs (DAL, AC Agir contre le chômage, Droits devant !! …) était publié dans le quotidien Libération
Retraités d’Air France, Pierre Contesenne et Léon Crémieux ont participé à la création de SUD Aérien en 1996, puis à l’animation du syndicat national jusqu’en 2015.
Les signataires et les mouvements dont ils étaient partie prenantes avaient été les protagonistes d’une lame de fond de mobilisations sociales qui a traversé les années 90. Au tournant de ces années, les deux septennats de présidence de Mitterrand s’étaient terminés par un large discrédit de la social-démocratie et du PCF, après les tournants de la « rigueur ». Le retour de la droite aux affaires s’annonçait avec un renforcement des politiques d’austérité et de chômage. Les classes populaires se sentaient de moins en moins représentées par les partis et de nombreuses préoccupations d’urgence s’expriment alors dans de nouveaux syndicats (SUD et FSU), l’activité de courants combatifs dans la CGT et la CFDT, la création de mouvements contre les exclusions et toute les formes de relégations sociales : Droit au logement (DAL) et Droits devant !!, Agir contre le chômage (AC !), APEIS, Comité des sans-logis (CDSL), collectifs de sans-papiers, Act Up, Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception (CADAC), Réseau d‘alerte sur les inégalités, Ras l’front… Plusieurs de ces mouvements sont des lieux de brassage de militant∙es syndicaux et associatifs. Tous ces mouvements s’alimentent d’une certaine radicalité, du rejet des politiques menées depuis les années 80, de l’absence de préoccupation dans la gauche, mais aussi souvent parmi l’extrême-gauche, de ces luttes contre les exclusions. Ils s’alimentent de coordinations de luttes européennes (Marches européennescontre le chômage et la précarité, Marche mondiale des femmes), autant de prémices du mouvement altermondialiste avec, aussi, la création d’ATTAC, la coordination contre l’AMI (Accord multilatéral sur l’investissement), l’Observatoire de la mondialisation.
Après la grève imposante et médiatisée des personnels au sol d’Air France de 1993 (avec occupation des pistes d’Orly et de Roissy [1]), la mobilisation qui va rassembler ces énergies et accroître l’activité de ce qui fut appelé par la presse les « nouveaux mouvements sociaux », fut la grande grève des cheminots et cheminotes de la SNCF en 1995 [2], qui aggloméra autour d’elle les salarié∙es de plusieurs secteurs du public et du privé et d’immenses manifestations populaires contre un plan d’attaque contre la Sécurité sociale et la SNCF. Ce mouvement avait été lui-même précédé, au printemps 1995, d’une grande grève des salariés de Renault pour les salaires, d’une grande manifestation en novembre organisée par la Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception. A l’automne 1995, le PS, la direction de la CFDT et nombre d’intellectuel∙les « de gauche » exprimèrent leur soutien au plan gouvernemental (plan Juppé) ou, pour le moins, le refus du « corporatisme archaïque » des grévistes [3]. A l’inverse, la grève de 1995 approfondit la dynamique de rejet de cette pensée unique néolibérale. Elle s’exprima par exemple dans un « appel d’intellectuels en soutien aux grévistes » [4], dans les débats menés Gare de Lyon autour des grévistes et de nombreux syndicalistes avec, notamment, Pierre Bourdieu. [5]
Ces dynamiques continuèrent avec la conscience que les mouvements sociaux avaient, en tant que tels, avec leurs militant∙es, un rôle politique central à jouer pour exprimer une alternative au capitalisme néolibéral, fondée sur les besoins sociaux fondamentaux, le rejet des discriminations et des exclusions. En cela, beaucoup se sentaient aux antipodes des orientations du PS et du PCF et souvent fort critiques vis-à-vis d’une extrême gauche figée dans la vision du « parti d’avant-garde » et des représentations du prolétariat et de la lutte des classes héritées des décennies 50 et 60. Pourtant, dans la préparation des élections européennes de 1999, cette dynamique, réelle, fut surtout perçue par les directions de certaines organisations politiques de gauche, de l’écologie et même d’extrême gauche, comme un argument pour se faire les « porte-paroles du mouvement social », proposant simplement aux animateurs et animatrices de ces mouvements de venir apporter leur caution par leur présence sur les listes des partis. En réaction à ces approches plus ou moins formalisées, ce premier appel « pour l’autonomie du mouvement social » affirmait en contrepoint la nécessité d’élargir cette dynamique horizontale de mobilisations et de luttes.
Pour l’essentiel, les signataires affirment « ce qui nous motive et nous réunit dans la diversité de nos interventions, c’est le désir de participer à un projet de transformation sociale sans lequel il n’y aura pas d’alternative possible au libéralisme, c’est la volonté d’agir au quotidien pour inscrire cette alternative dans la réalité, au prix d’immenses difficultés que nous ne saurions ignorer. » et « dans les tous les cas, nous faisons pourtant le constat d’une même conception d’un rapport hiérarchisé et instrumentalisé du mouvement social vis – à – vis du mode de représentation politique institutionnel ». L’appel suscitera quelques réactions politiques, notamment le reproche incongru fait aux signataires de ne pas vouloir « mettre les mains dans le cambouis » et d’être « si méfiants envers la dimension politique des luttes sociales » [6]. Certain∙es signataires auront perçu la première critique comme quelque peu caricaturale, notamment les animateurs et animatrices d’associations de lutte contre les exclusions à qui certaines organisations politiques avaient promis des places éligibles sur les listes en vue des élections au Parlement européen … Où se situe le cambouis ? Enfin, les signataires ne contestaient surtout pas la dimension politique des luttes sociales, bien au contraire, puisque cet appel a été motivé par la conviction partagée de la capacité créatrice et auto-organisatrice des mouvements sociaux, partie prenante sans exclusive d’un projet de transformation sociale au prix d’immenses difficultés.
Cet appel sera suivi, le 4 octobre 1999 d’un deuxième, plus élaboré, intitulé « Résolument pour une alternative, le développement des luttes et l’autonomie du mouvement social », signé par une centaine de militant∙es syndicalistes et associatifs, quelques chercheurs dont Pierre Bourdieu. Le préambule de l’appel est sans équivoque : « Les dernières échéances électorales ont mis en lumière une profonde crise de confiance dans les modes de représentation politiques, confirmée lors des européennes par l’ampleur des abstentions, des votes nuls, blancs et protestataires : perte de légitimité des institutions politiques, crise des repères démocratiques, crise de la délégation de pouvoir, crise de la fonction et de la forme Parti, sur fond de crise de la société ». Quant au contexte : « Pendant ce temps la crise sociale s’exacerbe, la misère croît et, faute d‘une perspective de transformation de la société, c’est le spectre réactionnaire qui continue à grandir en Europe (fascismes, intégrismes, racismes, homophobies, sexismes) » . Vingt ans plus tard, ce constat est encore plus évident !
Là encore, cet appel fera l’objet de critiques de la part de certaines organisations, appel qualifié d’« apolitique » [7]. Les signataires adresseront un communiqué à l’AFP pour préciser que l’appel n’était en aucun cas dirigé contre la manifestation contre le chômage du 16 octobre 1999, organisée entre autres par le PCF, comme le disait la presse [8], en affirmant qu’il s’agit d’initier un débat de fond, durable, sur la question des relations entre institutions, les partis politiques et les mouvements sociaux. Ce débat concerne la relation parfois conflictuelle, ou à tout le moins compliquée, entre celles et ceux se définissant comme partie prenante d’un mouvement social en capacité d’être porteur d’un projet de transformation sociale et des partis politiques, débat dont la véritable pierre d’achoppement (au-delà des caricatures parfois exprimées d’un côté comme de l’autre vis-à-vis de l’autre bord) est le fameux « débouché politique » des luttes. Ce qui constitue un vrai débat ! Car ce « débouché politique » ou plutôt ce prolongement dans des institutions politiques, pose le débat concret sur des décisions politiques (et pas seulement des programmes électoraux) bousculant réellement l’ordre capitaliste. Bien évidemment, ce débat ne peut pas exister avec, d’un côté, les militant∙es évoluant dans la sphère éthérée des luttes anticapitalistes considérées comme autosuffisantes et, de l’autre, celles et ceux qui mettent « les mains dans le cambouis » au sein des institutions politiques existantes comme seule perspective possible. En fait, il ne manque pas, dans l’histoire récente, d’appels pour « refonder » une gauche institutionnelle anticapitaliste, associant mouvements sociaux, partis et organisations politiques : de l’appel « Nous sommes la gauche », déclamatoire et maladroit, largement porté par Act Up lors des législatives de 1997 et qui fera un flop, à l’appel « Pour une alternative à gauche » en 2003, l’appel « Maintenant, la gauche », après l’échec des élections présidentielles en 2007 ; ou encore l’appel pour des « Etats généraux pour construire un projet d’alternatives pour la transformation sociale » …. Avec le succès que l’on connait.
Ce débat n’est bien sûr pas nouveau et part souvent de l’appréciation et de l’analyse que l’on fait de la Charte d’Amiens de la CGT, élaborée lors du congrès de 1906, qui affirmait la nécessaire « double besogne » du syndicalisme révolutionnaire, en lutte pour la défense immédiate des droits et intérêts des travailleurs et travailleuses et pour des acquis nouveaux, dans la perspective politique future de « l’expropriation capitaliste ». Bien évidemment, la Charte d’Amiens reste une référence pour de nombreux∙ses syndicalistes qui se revendiquent d’un courant anti-autoritaire et autogestionnaire du mouvement ouvrier. Mais il est tout autant évident qu’elle doit être réinterprétée et réactualisée au regard du paradigme économique qui dominait essentiellement l’analyse de l’exploitation capitaliste par le syndicalisme révolutionnaire du début du 20ème siècle [9]. Notre contribution doit être considérée comme un rappel historique du contexte politique de l’époque où ont été diffusés ces deux appels successifs pour l’autonomie du mouvement social et les questions qu’ils génèrent dépassent largement le cadre de cette contribution. Toutefois, au regard de notre propre expérience militante, il nous parait essentiel, dans un contexte politique de droitisation galopante, en termes de lois liberticides et de répression des mobilisations sociales, de crise des alternatives anticapitalistes, de considérer l’actualité de ces appels en défense des luttes sociales sans instrumentalisation par des organisations politiques.
Pour contrer cette fascisation rampante, la convergence entre mouvements sociaux et organisations politiques de gauche sur le terrain des luttes est bien sûr souhaitable, tout en étant conscient que la logique des institutions, notamment sur le plan électoral, tire tendanciellement plusieurs de ces partis vers des positionnements politiques encore inimaginables il y a quelques années : voir, entre autres, les déclarations hallucinantes, il y a quelques mois, des dirigeants du PS et PC, en soutien aux manifestations de policiers largement sous l’influence de l’extrême droite. Ce phénomène est d’autant plus inquiétant que les futures luttes sur le terrain des mouvements sociaux auront à s’affronter, en première ligne, avec les « forces de l’ordre ». Aussi, la convergence mouvements sociaux/partis politiques doit se faire en urgence a minima et concrètement sur des exigences sociales, sur le rejet des discriminations et des atteintes aux droits démocratiques. Dans le contexte actuel, dans le jeu électoral des prochaines présidentielles, cette perspective semble a priori quelque peu incertaine …
De ce point de vue, il existe au moins une similitude avec les années 90. A l’opposé de l’abandon des projets d’émancipation ou du caractère peu audible venant de la gauche politique, la vigueur des mouvements sociaux contre le racisme et les violences policières, du mouvement féministe contre les violences machistes et patriarcales, du puissant mouvement pour le climat témoignent d’une certaine radicalité et d’une transversalité assumée par les jeunes générations militantes en quête d’un réel projet d’émancipation sociale. Il en est de même des luttes menées par les catégories les plus précaires du salariat. Aussi, en ce qui concerne le « débouché politique », dans la perspective de possibles luttes sociales en terme de contre-pouvoir, il reste à analyser lucidement qu’un rapport de force électoral même important dans les institutions serait illusoire pour résister de l’intérieur à la machine de l’Etat capitaliste : la réaction du pouvoir réel – concrètement un noyau dur autour d’un président de la République investi de prérogatives phénoménales que permet une constitution de type bonapartiste [10] – avec en appui un appareil médiatique puissant et, entre autres, le réseau de pouvoir des grandes banques et des principales entreprises. La panique générée par cet objet politique non identifié par le pouvoir, constitué par les mobilisations des Gilets jaunes, ne peut qu’être une leçon de choses sur cette capacité de réaction.
Quel que soit le niveau, le paysage est inquiétant : un parlement godillot, un Sénat historiquement réactionnaire, des institutions régaliennes de plus en plus perméables à l’idéologie ultra réactionnaire, des forces politiques institutionnelles de gauche en dérive, sans boussole réellement programmatique pour beaucoup, des institutions fondamentalement anti démocratiques, une main mise grandissante des milliardaires sur les média, un désintérêt et une méfiance grandissante de la population vis-à-vis du jeu électoral institutionnel … et surtout un Etat capitaliste structuré autour des intérêts des grands groupes bancaires et industriels. Dans ce contexte, peut-on imaginer une stratégie de mobilisation électorale « majoritaire » suffisante pour porter des « forces de gauche » au pouvoir permettant, dans un cadre institutionnel, d’inverser cette lourde tendance ? Il nous parait évident que les mobilisations sociales, les mouvements sociaux qui en sont l’expression, dégagés de toute vision électoraliste, restent plus que jamais le pilier, l’armature d’action pour toutes les urgences politiques immédiates et une réelle lutte anticapitaliste.
Pierre Contesenne, Léon Crémieux
[1] Voir « La journée de la chemise… et 30 ans de luttes radicales à Air France », Pierre Contesenne et Léon Crémieux, Les utopiques n°2, 2015.
[2] Voir « 1995 Victoire, défaite, perspectives… », Christian Mahieux, Les utopiques n°12, Editions Syllepse, hiver 2019.
[3] Texte publié le 24 novembre 1995, à l’initiative de la revue Esprit.
[4] « Nous nous reconnaissons pleinement dans ce mouvement qui n’a rien d’une défense des intérêts particuliers et moins encore des privilèges mais qui est en fait une défense des acquis les plus universels de la République ». Voir dans ce numéro : « Actualité de Pierre Bourdieu ? ».
[5] Le 12 décembre 1995, dans la salle de spectacles du Comité d’établissement régional SNCF Paris Sud Est, rue Traversière, juste devant la Gare de Lyon.
[6] « Le diable et le Bourdieu », Daniel Bensaid, Philippe Corcuff, Libération, 21 octobre 1998.
[7] Lutte Ouvrière du 22 octobre 1999.
[8] Le Monde du 15 octobre 1999.
[9] Au sujet de l’actualité de la Charte d’Amiens, lire Aurélie Trouvé (ex-porte-parole d’ATTAC ), interview Reporterre,15/07/21 et l’échange entre Théo Roumier (SUD Education ) « Réinterroger la Charte d’Amiens, et pourquoi pas ? », blog Mediapart 22/07/21 et Pierre Khalfa (ex co-président fondation Copernic), « la Charte d’Amiens, nouvelle bible du 21eme siècle ? », blog Mediapart 23/07/21.
[10] Entre autres, l’article 16 de la Constitution qui permet au président de la République un « pouvoir de crise » cumulant pouvoir exécutif et législatif, en cas d’une « menace grave et immédiate pesant sur les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité du territoire ou l’exécution des engagements internationaux de la France ».