Laïcité, progrès social et lutte contre les discriminations
L’unité de la classe ouvrière
« Rassembler ce qui est épars », tel est l’objectif du syndicalisme, notamment de classe et de masse, en permettant de donner une base commune aux travailleurs et travailleuses, quelle que soit leur origine, conviction religieuse, philosophique ou politique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le 13 octobre 1906, au terme d’un long débat consacré aux « rapports devant exister entre les organisations économiques et politiques du prolétariat », le IXe congrès de la CGT permit d’aboutir à la Charte d’Amiens, conjuguant revendications immédiates et transformation radicale de la société. Donnant un rôle majeur aux travailleurs, sans déléguer leur action et sans les diviser entre courants politiques et religieux, cette charte a permis de poser les bases du syndicalisme révolutionnaire : « le congrès décide qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté, la transformation sociale ». Le contexte est favorable, car en plus d’orienter le syndicalisme vers la construction de la grève générale, cette année voit aussi l’application de nombreuses dispositions découlant de la loi de 1905 qui luttent contre le pouvoir du clergé et ses richesses accaparées au fil des siècles. La loi dite de « séparation des Églises et de l’État », adoptée le 9 décembre, est une loi de « compromis » qui remplace alors le régime de concordat de 1801, hors Alsace-Moselle malheureusement. Elle sera complétée notamment par les circulaires de Jean Zay en 19361 (reprises dans la loi du 15 mars 2004 encadrant « le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ») afin de lutter contre la présence des crucifix, symboles de la résistance du religieux dans la période.
Mais revenons quelques instants sur la loi de 1905 : l’article premier assure que : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». Si la question des biens de l’Église n’a pas été traitée totalement à ce moment-là, l’article 2 de la loi pose des fondations solides : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Là encore, le législateur, bien que courageux et mettant en place une loi progressiste et d’égalité, n’ira malheureusement pas assez loin. En effet, le processus de sécularisation, bien que vérifiable et réel, est encore loin de faire l’unanimité. Rappelons à toutes fins utiles (car c’est bien le domaine du travail qui nous intéresse) que lors de la naissance officielle de la CFTC en 1919 (elle existait en fait déjà via d’autres biais et réseaux depuis plusieurs années auparavant), le patronat a adopté deux attitudes : opposé à la fois fortement au syndicalisme et à l’organisation des travailleurs et travailleuses, il a aussi tout de suite compris que religion, clergé et syndicalisme permettaient ici l’existence d’un syndicalisme « chrétien », géré par lui-même, selon des principes interclassistes, avec un mot d’ordre : « la paix sociale ». La gestion des « Œuvres sociales », avant qu’elles ne soient renommées activités sociales et culturelles en 1982, traduit aussi le choix à opérer entre charité patronale et solidarité de classe via la redistribution des richesses pour s’émanciper individuellement et collectivement. Le syndicalisme révolutionnaire, de transformation sociale, s’est lui, dès le début, fortement opposé aux religions et à ses relais dans la société, puisqu’ils étaient au service de la bourgeoisie : les « luttes contre le catholicisme » n’ont pas commencé dans le contexte de la loi de 1905. On fait souvent référence aux périodes des Lumières, de la Révolution française et de la Commune (et de son écrasement par la bourgeoisie et l’Eglise qui a construit le Sacré-Cœur comme nouvel ordre moral) mais celles et ceux qui ont lutté aux quatre coins du monde pour une autre société ont constamment du faire face au poids de la religion, du clergé, et d’un ordre moral fort. Les quelques contre-exemples ont vite montré leurs conséquences quand les contestations étaient encouragées par n’importe quelle église ou courant religieux, c’est le cas par exemple de la Pologne.
Aujourd’hui, certains aimeraient donner plusieurs sens ou interprétations à la laïcité, en faire une exception française, acceptant ainsi l’idée que certains droits ne pourraient pas être internationaux ou simplement humains, mais resteraient confinés à un seul pays ; d’autres utilisent la laïcité en la détournant pour s’en prendre à des citoyens et citoyennes en fonction de leurs origines ou croyances supposées. Autant dire que beaucoup ont oublié de faire preuve de vigilance sur la défense de ce principe et ont manqué de persévérance, oubliant ainsi que rien n’est jamais acquis définitivement. Parce ce qu’il permet de vivre ensemble et surtout de faire société – et pas n’importe quelle société –, parce qu’il donne la primauté à la conscience de classe sur la religion, le concept de laïcité a permis d’éviter des batailles internes dans la classe ouvrière révolutionnaire.
La dernière affaire en date, une représentante de l’UNEF Paris 4 voilée de manière traditionaliste, apporte un éclairage intéressant et ce, à trois égards : d’abord, il y a celles et ceux qui sont choqué.es par le voile (car il fait écho à la présence de la religion musulmane et/ou l’un de ses courants les moins progressistes…) sans être choqué.es quand il s’agit de signes religieux d’un autre dogme monothéiste : comme c’est étrange ! Ensuite, il y a ceux et celles qui trouvent, au contraire, génial d’avoir une représentante syndicale qui ne craint pas le mélange des genres ; ils et elles manifestent ainsi leur naïveté sur la volonté de faire de la politique des religieux ou pire, ils et elles pensent qu’une religion est devenue le nouveau porte-parole de la classe ouvrière, et se tirent alors définitivement une balle dans le pied. En réalité, un signe ou symbole a également un sens pour celles et ceux qui le voient, sans qu’il soit forcément le même que pour celui ou celle qui le porte ? Enfin, un troisième camp, qui s’exprime sûrement moins sur les réseaux sociaux ou ailleurs, se questionne : comment avons-nous pu en arriver là ? Comment une représentante syndicale peut parler au nom de tous en exhibant des signes religieux, de surcroît traditionalistes, et oublier, non pas de ranger au vestiaire ses convictions, mais de les garder pour elle ? Serions-nous face à une nouvelle guerre de religions, alors que, pour s’unir, la classe ouvrière doit justement avoir comme principe de reléguer la religion et les questions religieuses loin des questions politiques, syndicales et simplement d’organisation ? Le mélange des genres et le message derrière doivent nous interroger : que chacun et chacune prenne ses responsabilités et que la religion ne vienne pas à nouveau polluer le syndicalisme et les mouvements sociaux ; et libre à chacun et chacune, en dehors, de faire ce qu’il ou elle souhaite. Il faut souligner la différence entre le fait d’avoir des convictions et opinions et le fait de les mettre en avant dans le syndicat ou quand on s’exprime au nom de ce dernier. Il faut rappeler que des tentatives d’instrumentalisation du syndicalisme par les courants réactionnaires existent, qui s’opèrent par la création ou la prise de plusieurs syndicats : il reste du travail, dans la société et dans le syndicalisme, pour poser les fondations solides.
Combat laïque, combat social
Le congrès de l’Union syndicale SUD Industrie qui s’est déroulé fin septembre 2017 à Paris a longuement débattu au sujet des positions sur la laïcité et la lutte contre les discriminations pour notre organisation. Nous étions d’ailleurs demandeurs pour le congrès de Solidaires en 2017 d’une table ronde sur le sujet, malheureusement vite enterrée. Si seule la vérité est révolutionnaire, l’intelligence collective aurait mérité de pouvoir aborder sereinement le sujet, non pas pour « prendre une position et fracturer l’organisation », mais justement pour comprendre les divergences et échanger sur nos travaux internes, pour continuer de construire ensemble, dans le souci d’éviter une irrémédiable dérive qui ferait éclater n’importe quelle organisation. Pour ce qui est de SUD Industrie, nos résolutions de congrès sont le résultat de plusieurs réunions de travail datant des années précédentes, et de formations avec plusieurs intervenant.es extérieur.es pour enrichir nos réflexions et confronter nos points de vue. Beaucoup d’entre nous ont été marqué.es par « Charlie » et la lutte inflexible à mener contre les « intégrismes qu’ils soient religieux ou politiques ». Mais les engagements individuels et collectifs sont inscrits dans l’ADN d’un syndicalisme de transformation sociale et ce dernier n’a pas attendu les débats médiatisés pour porter ces combats (dont il faudrait peut-être rappeler les enjeux pour le service public d’éducation, car des sommes folles et autres subventions déguisées sont versées aux écoles privées, souvent confessionnelles). C’est aussi la richesse et les parcours des camarades de SUD Industrie qui ont permis de mener à bien ces débats : grâce à leur engagement au quotidien, leur cheminement spirituel, leurs origines, leurs histoires et celles de leurs parents – qui ont pour certain.es lutté sans répit contre l’intégrisme religieux, qu’il soit musulman, juif ou catholique – et tout simplement grâce à leur volonté de lier le combat laïque et le combat social.
En effet, l’erreur souvent commise est de considérer que la laïcité serait liée à la République bourgeoise : les acquis et conquis, pour une grande partie, sont souvent arrachés dans le cadre d’un rapport de force reconnu par le législateur, et non l’inverse. Il ne peut y avoir de société basée sur l’égalité sociale et économique sans laïcité pour assurer l’unité et le traitement égal (qui n’est pas seulement celui d’une neutralité étatique pour ceux et celles qui ont comme unique boussole l’État dans les rapports sociaux), donc mener à la fois le combat laïque et le combat social est une nécessité. C’est le but de l’appel, dont de nombreux animateurs et animatrices de SUD Industrie, ainsi que plusieurs camarades à l’animation de divers collectifs dans Solidaires, mais aussi plus largement des personnes actives dans la sphère politique, associative et culturelle, sont signataires. Quand la laïcité progresse, les luttes sociales également, et réciproquement : « Car la crise économique et écologique que nous traversons nous entraîne de plus en plus vers des conflits sociaux et politiques. Dans cette situation, les visées communautaristes contribuent à diviser le peuple afin de le neutraliser et d’imposer des objectifs antirépublicains et essentialistes. De puissants facteurs de désintégration se conjuguent : montée des revendications particularistes, des intégrismes religieux, pression incessante du lobby catholique pour le financement public de ses édifices et de ses écoles privées. Le réseau confessionnel concurrentiel destructeur de la mixité sociale sert de point d’appui à l’activisme de l’extrême droite de type « Manif pour tous ». L’odieux terrorisme islamiste porte le mouvement séparateur à sa dimension sanglante et guerrière. Nous sommes dans une conjoncture particulière caractérisée par la régression sociale, politique et culturelle comme dispositif de pouvoir. Pour y résister, le combat social et le combat laïque doivent former un seul et même bloc. Combattre sur le front social sans lutter sur le front laïque, et vice versa, est voué à l’échec. La laïcité est notre outil pour fédérer les luttes sociales et lutter pour la justice sociale, la citoyenneté et la véritable égalité qui caractérisent la République sociale. Car les communautarismes se servent de l’appauvrissement des quartiers populaires et des discriminations qui y sont subies pour alimenter le fait politico-religieux, notamment islamiste, et détourner les citoyens du combat social, laïque et donc citoyen. En même temps, la laïcité doit aller de pair avec un antiracisme radical, ainsi qu’avec une lutte sans faiblesse contre l’antisémitisme. Enfin, le combat laïque doit également être un fer de lance contre le patriarcat soutenu, entre autres, par les communautaristes religieux, et de ce fait participer de façon centrale au combat féministe. »
Les mots ont un sens, les signes et symboles également
La liberté de conscience est la pierre angulaire de la laïcité : elle permet de croire, de ne pas croire et de jouir de toutes les libertés qui en découlent, comme celle des cultes, du droit à la caricature (ce qui suppose de ne pas reconnaître le blasphème) mais aussi l’interdiction de toutes discriminations. Qu’il est courageux alors, dans cette situation, d’avoir une approche à la fois syndicale, juridique, politique, spirituelle et/ou philosophique pour déterminer ce qui est légal ou pas, ce qui est légitime ou non, et les liens qui s’entremêlent ! Dans son ouvrage Dieu et l’entreprise, comprendre et gérer les cultures religieuses2, Patrick Banon, qui reste l’une des références pour la tentative de définition des signes et symboles, s’interroge longuement sur la différenciation à opérer. Il est en effet important de bien en saisir le sens, ainsi que les enjeux, dans un monde où les mots sont utilisés à tort et à travers (voir l’utilisation des expressions « partenaires sociaux », « collaborateurs » : il en va de même pour les questions complexes de religion, religiosité, etc.) En effet, s’entêter à vouloir raisonner d’un point de vue uniquement juridique – comme pour la définition de la laïcité – sans comprendre le sens et l’esprit de 1905 et le projet de société basé sur la raison et le progrès humain au profit de tous, ne donnerait pas grand chose. Est-ce que l’on respecte le Code du travail à la lettre en demandant de sanctionner les piquets de grèves bloquant ou au contraire est-ce que l’on en fait un outil au service de notre action syndicale dans ce qu’il a de positif pour lutter ? Une religion n’a pas le monopole ni la propriété exclusive des signes et des symboles, à l’image du voile utilisé par toutes les religions (qui reste d’ailleurs, avant d’être un signe religieux, un signe instaurant une inégalité entre femmes et hommes, comme le rappelle le collectif des femmes sans voiles d’Aubervilliers). Patrick Banon pose ainsi un principe de méthode pour mieux comprendre les liens entre religions et individus : « Il convient donc dans un premier temps d’opérer une distinction entre signe et symbole : le symbole religieux (croix, étoile, poisson, perle ou main) est arbitraire. Autrement dit, il ne relève pas d’une essence divine créatrice de sainteté, mais il est l’expression d’une préoccupation humaine. Le symbole religieux signale donc une appartenance à une communauté de pensée ». C’est-à-dire : un symbole est inoffensif quand il n’est pas porteur lui-même d’une volonté d’exclusion de l’autre, ce qui reviendrait à être discriminatoire. Alors que « le signe religieux, par contre, est par essence issu d’une volonté divine. Circoncision, barbe, voile, loi alimentaire, le signe trouve sa source dans la parole de dieu et souvent dans les textes saints. Il ne se contente pas de signaler une fidélité de foi ou l’appartenance à une communauté de pensée, il est, par sa nature même, fondateur d’un monde nouveau. Si le symbole se limite à exprimer l’appartenance à un système de pensée ou à indiquer un espace sacralisé, le signe religieux a vocation à transformer le monde qui l’entoure. Il veut organiser le chaos du monde et dans le respect le plus strict des lois religieuses, permettre la venue d’une ère d’absolu ». Si le signe religieux exige donc que « le monde tourne autour de lui », ses significations ainsi que les différentes interprétations données par l’Homme évoluent, ce qui brouille parfois les grilles de lecture. Mais, en y regardant de plus près, en France ou même en Europe, bien que la religiosité soit davantage mise en avant, le nombre de croyant.es et de pratiquant.es, toutes religions confondues, ne cesse de baisser. Il serait donc inopportun, naïf et même dangereux de considérer que la défense des signes religieux au travail serait une position dite « antiraciste » – la religion et l’origine n’ont rien à voir ensemble : cela ferait le jeu de tous les intégristes, qui savent ce qu’ils font, en souhaitant marquer le territoire, organiser la vie sociale et opérer une discrimination voyante entre celles et ceux qui croient et ne croient pas, et surtout entre ceux et celles qui assument ou non leur religiosité. Là encore, la foi, le rapport à quelque chose de supérieur pour la personne, la transcendance, la notion de Dieu ou autres, bref qu’importe, tout cela est une notion personnelle et privée et n’a pas à entraver le fonctionnement collectif et publique de la vie en société… cela ne nous regarde pas.
Il n’en va cependant pas de même quand un employeur ou un.e collègue discrimine une personne en fonction de son origine, de sa religion réelle ou supposée : chacun et chacune est libre d’avoir ses croyances, ses opinions et de jouir des droits humains naturels, partout où il et elle vit. Mais nous devons aussi nous interroger sur la question des droits individuels en lieu et place des droits collectifs : faut-il davantage défendre « la liberté » vestimentaire (qui est dans certains cas une liberté religieuse mais politisée, dans d’autres cas simplement la volonté de s’habiller plus confortablement comme le port du short, mais les deux ne sont pas comparables) par rapport aux droits collectifs du personnel ? En tout état de cause, prenons un exemple un peu provocateur et caricatural, outre le fait de considérer que certains signes religieux ou certains dogmes religieux sont aliénants et se doivent d’être combattus car tout est politique, si demain un salarié souhaite travailler avec une croix énorme, lui interdire serait-il du racisme ? Serait-ce de la « cathophobie » ? Une attaque en règle contre lui en tant que personne ? Bien sûr que non, comme l’ont rappelé la jurisprudence en la matière et la vision que nous défendons. C’est sur cette notion que nous souhaitons insister, sur le mélange entre l’origine et la religion, qui empêche toutes les critiques religieuses et remet en cause la liberté de conscience. C’est aussi l’avis de Jean-Claude Garret, animateur de SUD-Chimie : « Il ne faut pas cautionner ces notions, comme celle d’islamophobie très à la mode en ce moment. Cette notion suppose une oppression spécifique des musulmans liée à la pratique de leur religion. Regardons les choses en face : les musulmans, et de manière générale tous ceux supposés l’être en fonction de leur origine, sont victime de racisme ordinaire… qu’ils soient croyants ou non. On ne désigne jamais un européen comme un « chrétien ». Le climat délétère qui règne dans le pays suite aux attentats accentue sans aucun doute les manifestations de racisme mais nous ne devons pas en faire une spécificité contre une religion. Car cette notion même d’islamophobie nous contraint, du moins de manière inconsciente, à ne pas nous attaquer aux manifestations réactionnaires des religions avec la même vigueur. Assumons notre anticléricalisme, quelle que soit la religion. »
Des obstacles multiples à dépasser
Dans Solidaires, et plus largement au sein du syndicalisme progressiste, la lutte contre l’extrême droite, les discriminations, les racismes, l’homophobie… fait consensus. Qui viendrait en effet dire le contraire, alors que ces positions sont partagées par tous nos militant.es et adhérent.es ? Mais elles se heurtent malheureusement au principe de réalité. Partir du réel pour aller à l’idéal, comme le disait Jaurès, exige de regarder en quoi le mouvement syndical est parfois pris dans un étau. Le premier obstacle, ce sont les élections professionnelles. Avoir de belles idées généreuses, porter des valeurs sans concession, ce n’est jamais évident quand le pragmatisme vient bousculer, parfois avec fracas, ce que nous défendons. Quand obtenir 10 % aux élections professionnelles conditionne les moyens et la représentativité dans l’entreprise, certains syndicats font alors le choix de plaire au plus grand monde ou adoptent des attitudes clientélistes, comme de ne pas lutter contre le Front national (notamment dans certains endroits, où ce dernier fait un score important), etc. C’est une erreur qui se paie à moyen terme et il convient de réfléchir sur comment peser aux élections, mais aussi remporter des adhésions, et en même temps ne pas abandonner des valeurs inflexibles. En effet, lutter contre les discriminations nécessite de lutter contre les idéologies qui les encouragent et de ne pas accepter de s’accommoder de situations où la réalité de terrain électorale ferait abandonner certains combats. Il est plus facile de l’écrire que de le faire, mais il n’est pas acceptable de renoncer à lutter contre le Front national et tous les courants d’extrême droite, tout comme de renoncer à s’élever contre toutes les discriminations subies dans l’entreprise, trop souvent mises de côtés quand elles sont le fruit d’un groupe majoritaire à l’encontre d’autres collègues, situation intolérable et qui doit être prise en charge sans concession par les syndicats.
Le deuxième obstacle se présente quand les croyances s’opposent aux positions défendues. Nous avons connu ce cas dans deux syndicats lors du Mariage pour tous. Autant la religiosité varie d’un courant religieux à un autre, autant les dogmes religieux ont tous leur intégrisme. Les orthodoxes juifs, les mouvements pentecôtistes néo-protestants, les catholiques traditionnels (on peut citer les branches politisées comme CIVITAS) et les islamistes ne sont pas simplement des courants de religions monothéistes qui se sont imposés au fil des siècles par la force et grâce à la quête spirituelle de l’Humanité, ils sont aussi dans une stratégie de pouvoir se rendre visibles, de cliver ; leur travail de prosélytisme prend différentes formes, en souhaitant imposer au sein des communautés religieuses, artificiellement construites par leurs soins, des positionnements importants. Tous les catholiques n’étaient pas contre le mariage pour tous, et tous les musulmans n’étaient pas contre non plus : mais dans ces mouvements religieux, y compris des camarades plus « progressistes », ont pris position individuellement dans le syndicat pour ne pas cautionner le mariage pour tous. Qu’il est difficile de faire la part entre ses croyances et l’action syndicale ou politique ! Il a fallu sur ce point, faire preuve de patience pour convaincre et emporter l’adhésion majoritaire pour l’égalité de toutes et tous. Mais ce qui est rassurant, c’est que le clivage ne s’est pas fait entre religieux.ses et non-religieux.ses, croyant.es et pratiquant.es, athé.es et agnostiques : cette ligne de lecture serait trop simple (mais il faut souligner qu’il y a du travail à faire pour que la religion et les convictions spirituelles restent dans le domaine du privé, car ce qui est sacré pour certain.es ne le sera jamais pour l’action syndicale).
Le troisième obstacle, enfin, c’est lorsque certaines organisations avec lesquelles nous nous retrouvons sur l’essentiel et partageons les mêmes combats, portent des positions totalement contraires sur la laïcité. Comment fédérer les salarié.es, créer un sentiment d’unité fort, quand des communautarismes et relativismes culturels prennent comme terrain de jeux des organisations syndicales ou politiques pour faire progresser des idées minoritaires, sans réel débat démocratique par ailleurs ? Et nous entraînent parfois dans des réunions unitaires les plus larges possibles… avec des organisations qui n’ont rien à voir, justement, avec les valeurs que nous défendons. Ce fut le cas, malheureusement, lors du stage « syndical » de SUD-éducation 93, qui pensait lutter contre les discriminations… en organisant des stages discriminants, en instaurant un nouveau concept sociologique venu tout droit des États-Unis et qui ne fait pas consensus (les « racisés ») et par l’organisation « d’ateliers en non-mixité raciale ». Des intervenant.es infréquentables comme des militant.es du Collectif de lutte contre l’islamophobie étaient présent.es. Il faut aussi se rappeler de cette affreuse affiche des ex-indigènes de la République, devenu.es PIR, qui reprenait le vocable et l’iconographie d’extrême droite avec un nouveau racisme : « Rebeus, Renois, tous Solidaires et vous ? », illustrée par deux hommes identifiés au slogan et une femme voilée. L’explication de ces termes utilisés par l’un des animateurs du PIR, Youssef Boussoumah, se termine par un « Que Dieu aide tous les résistants.» Cette affiche faisait suite à une première version : « Arabes, noirs, musulmans », mélangeant droits civiques des noirs américains et origines-couleurs-religions d’une identité « musulmane », ce qui s’apparente de fait à la même construction que celle de l’extrême droite. Cette affiche s’inscrit dans une recomposition globale d’une partie de la gauche teintée et tentée par le communautarisme, par les alliances avec l’extrême droite et qui se caractérise par un nouvel antisémitisme, comme le fanzine de référence du mouvement antifasciste radical, Barricata, le proclamait dans un dossier en 2005, republié dans les Utopiques3.
Mais les questions et difficultés peuvent également surgir lorsque la gestion d’un comité d’entreprise implique certains sujets devenus parfois complexes, non pas parce qu’ils le sont en eux-mêmes, mais parce qu’ils le deviennent à cause des trois points cités plus haut. En effet, quelles solutions – semblables parfois dans la gestion des collectivités territoriales vis-à-vis des usagers – pour la restauration, pour les voyages, sorties et diverses activités ? Comment trouver le bon équilibre entre libertés individuelles et projet collectif ? Cette question ne se pose pas uniquement d’un point de vue de la laïcité – le CE n’a pas à financer des actions ou associations cultuelles ou autres produits qui financent le clergé et doit avoir une vision universaliste et collective –, mais concerne toutes les actions du CE : faut-il financer tout et n’importe quoi sous prétexte que des salarié.es veulent ; en d’autres termes, sommes-nous des gestionnaires ou bien sommes-nous porteurs et porteuses de projets politiques, parfois clivants parce qu’ils défendent des valeurs, en essayant de toujours faire preuve de pédagogie et de ramener les gens vers nos positions ? Nous ne nions pas les difficultés mais le syndicat n’a pas à porter simplement « ce que les salarié.es aimeraient », si ce n’est à considérer que tous les syndicats finalement auraient le même projet et la même utilité….
L’expérience de terrain doit conduire à changer nos pratiques
Loin des grandes théories dogmatiques, en tant que syndicalistes de terrain, élu.es et mandaté.es dans les instances représentatives du personnel, lors des nombreuses formations animées auprès des équipes aux quatre coins de la France, nous avons pu forger un certain nombre de convictions à partir de ce que nous avons constaté. Nous avons un but double : construire notre outil syndical pour faire adhérer massivement les travailleurs et travailleuses, et engager la bataille contre le patronat. Les visions para-syndicales qui ont comme conséquences le transfert de certaines activités à des associations, la sous-traitance de nos analyses ou nos revendications, celles dans lesquelles on fait du sociétal en oubliant d’y inclure les travailleurs et travailleuses qui deviennent ainsi des sujets de discussions, de fait déconnectés de notre activité syndicale, ne nous intéressent pas. Pour parler de travail et de syndicalisme, rien de mieux que des syndicalistes qui ont été confronté.es à ces expériences de terrain et ont vu les dégâts. Certes, certaines associations font un travail intéressant et elles sont souvent utiles, mais elles reflètent aussi l’absence de travail ou de prise en charge par le syndicat. Une double question doit être posée : pourquoi des travailleurs et travailleuses préfèrent porter ces revendications ailleurs que dans le syndicat – en affaiblissant de fait le syndicalisme –, et pourquoi dans le syndicat y a-t-il des blocages sur ces questions ? Ce n’est pas la même chose lorsqu’il s’agit d’un partenariat qui place le syndicat dans un rôle majeur et primordial, mais ce n’est malheureusement que rarement le cas. Après ce rappel – important à nos yeux car trop souvent oublié (il explique pourtant en partie la dépossession du syndicalisme pour les premiers concerné.es), nous souhaitons nous pencher sur des questions concrètes que nous avons rencontrées. Nous avons fait le choix, pour les schématiser, d’en choisir trois.
La première, c’est celle des revendications liées aux horaires et à l’aménagement du temps de travail. Pendant le carême ou le ramadan se pose la question des congés et des jours fériés. Les cas sont assez nombreux, et si la fonction publique a édicté un certain nombre de règles, pas toujours respectées et contraires pour certaines à la neutralité totale de l’État vis-à-vis des fonctionnaires, dans le secteur privé c’est radicalement différent. Les fausses bonnes idées (y compris portées par le mouvement macroniste qui s’est attaqué à la laïcité à plusieurs reprises depuis le début de la mandature, comme il l’a fait avec le Code du travail) poussent souvent à questionner le calendrier et les jours fériés.
La deuxième, c’est celle des signes religieux. Comme dit plus haut, le syndicat n’a pas à mesurer la taille de la robe, du pantalon ou de la longueur de la barbe : comment différencier un hipster d’un salafiste ? Jusqu’à présent, les entreprises se sont basées avant tout sur des impératifs liés à la sécurité ou au contact avec la clientèle, et ont adapté avec plus ou moins d’hypocrisie le Code du travail et la jurisprudence. L’affaire Baby-Loup, où les Cours d’Appel avaient contraint la haute juridiction à prendre une position plus courageuse, a été symptomatique de l’incompréhension de ce qui se jouait, mais aussi de contre-sens juridiques et politiques : travailler avec de jeunes enfants impose de prendre en compte la mission éducative, et doit nous obliger à faire un pas de côté pour comprendre l’enjeu et le combat laïque qu’il y a derrière, plus globalement, dans l’ensemble du monde du travail. Une grève dans une entreprise peut-être isolée, plusieurs grèves en même temps font une grève sectorielle, voire un rapport de force interprofessionnel : il en est de même avec la laïcité.
La troisième, c’est la question de l’égalité hommes-femmes. Tout le monde hoche de la tête en disant que « bien sûr, on ne peut pas tolérer les inégalités hommes-femmes ». D’autres disent aussi que la question des discriminations entre les hommes et les femmes n’a pas attendu la question religieuse pour exister, puisque l’ensemble des dominations depuis le début de l’Humanité est bien le fruit de l’Homme et d’idéologies plus ou moins élaborées, dont la religion fait partie. Pour autant, si un comportement sexiste n’est pas acceptable, une discrimination salariale non plus.
Face à ces trois situations, qui, bien que différentes, sont représentatives de débats parmi les salarié.es, les organisations syndicales sont trop souvent dépourvues d’outils, de réflexions et même de recul. Il suffit par exemple d’interroger de nombreux syndicalistes sur la question du travail du dimanche (ou du moins son absence de travail, bien que dans de nombreux secteurs la tendance soit à sa progression, malgré les résistances fortes des salarié.es) : beaucoup répondront qu’il s’agit du jour « du Seigneur », donc une tradition catholique. Si le christianisme a une présence et une incidence encore forte aujourd’hui – il faut le reconnaître, et les combats restent encore nombreux, de la crèche de Noël en passant par des associations dites familiales, etc. – certains raccourcis font justement oublier ce que la laïcité a permis d’obtenir. À titre d’exemple, la Révolution française qui a souhaité renverser le régime de catholicité et son contrôle de la vie quotidienne, a supprimé le repos du dimanche. Si ce dernier sera remis en place par Napoléon, c’est bien le combat de la République qui permettra l’annulation du repos dominical avec la loi du 12 juillet 1880. À la suite de la catastrophe de Courrières le 10 mars 1906 dans le bassin minier, les républicains ont accepté de répondre à la revendication de la classe ouvrière, celle d’avoir un repos hebdomadaire. Si le dimanche est choisi (et s’étendra ensuite au samedi), le geste politique d’apaisement envers les catholiques est néanmoins tout sauf une reconnaissance de la religiosité du jour. Pour autant, il est indéniable que le calendrier actuel serait à revoir, et ce, non pour instaurer des fêtes religieuses supplémentaires, mais pour les supprimer toutes, et par exemple, trouver des jours fériés qui rassembleraient tout le monde autour de moments progressistes. Il revient ensuite aux salarié.es de choisir parmi leurs congés payés pour leurs propres cultes, ce qui comporte comme limite le fait qu’il n’est pas possible à tous les salarié.es de partir le même jour. La société, comme le travail, n’est pas régie par un calendrier religieux, et c’est à chacun.e aussi de l’accepter. Que ferions-nous demain si une nouvelle religion souhaitait obtenir trois jours de repos par semaine supplémentaires au nom de rites et fêtes propres ?
Donner des réponses toutes faites serait pourtant dangereux : il n’y a pas de solution magique, mais il faut éviter également les solutions fragmentées, entreprise par entreprise. Nous appelons de nos vœux, et nous y participerons, à ce que les revendications soient davantage travaillées. Pour y parvenir, nous pensons qu’elles doivent s’articuler autour de cinq principes : le premier, c’est le refus d’inversion de la hiérarchie des normes, avec un Code du travail totalement différent d’une entreprise à une autre ; le deuxième, c’est un principe d’égalité de tous les salarié.es, croyant.es ou non ; le troisième, c’est l’universalité des droits, qui doit permettre à tous et toutes d’en bénéficier ; le quatrième, c’est de faire en sorte que la lutte contre les discriminations n’aboutisse pas à d’autres discriminations indirectes, et que la création de nouveaux droits profite à tous ; enfin le cinquième principe, c’est d’avoir des pistes concrètes et sérieuses, au niveau national interprofessionnel, pour la mise en place de ces modalités dans les entreprises. Prenons un exemple pour terminer notre démonstration, celui de l’organisation du temps de travail. La réduction du temps de travail à 32 heures ne peut pas se faire pour une partie des salarié.es et non pour une autre, elle ne peut pas être motivée par des convictions religieuses, mais par l’idée que chacun et chacune puisse faire ce que bon lui semble de son temps libre, afin de construire une société qui permet une émancipation collective et individuelle.
L’individualisme triomphant ou la casse du collectif de travail
Considérer qu’il y aurait « un » secteur automobile homogène en France serait reproduire la même erreur que considérer qu’il y a des communautés de croyant.es homogènes – en plus de les assigner à une identité qui les regardent. De Renault à PSA, en passant par les entreprises sous-traitantes (du secteur automobile ou des secteurs qui subissent sous-traitance en cascade, comme le nettoyage ou la sécurité par exemple, avec des conventions collectives différentes), il reste néanmoins un secteur spécifique et un bastion syndical important en France, avec une histoire particulière, ponctuée par des grèves importantes et marquée par une immigration organisée par le patronat. Mais de Renault à PSA, la sociologie des travailleurs et travailleuses n’était pas la même et il existait au sein de ces mêmes entreprises des traditions syndicales et des catégories de salarié.es bien distinctes. Par esprit de provocation, mais pas que, que pouvait donc réunir un ouvrier qualifié en 1970 de Renault et un ouvrier spécialisé de PSA d’origine immigrée ? Ils avaient en effet des conditions de vie bien différentes, des salaires également dissemblables, il existait de plus des lois souvent discriminantes à l’égard des seconds, enfin les conditions de travail étaient incomparables. La violence étatique, le racisme alors d’État et celui manifesté par de nombreux citoyen.nes, la surexploitation des travailleurs et travailleuses immigré.es et les plus grandes difficultés à se défendre et à faire valoir leurs droits, n’ont jamais été le fruit du hasard, mais bel et bien le résultat de politiques assumées par le pouvoir en place, politique et patronal. Quoi de mieux que de diviser ?
L’antiracisme s’articule donc à la fois autour d’un refus de l’essentialisation, d’une lutte sans compromis contre les discriminations, et de la création d’un projet de société partagé qui bénéfice à toutes et tous. Le dernier point, qui est en même temps l’un des moyens et le but recherché, peut être illustré par la grève de 1982 à PSA. Objet de mystification, elle est tantôt décrite comme une grève islamisante, tantôt comme une grève de dignité. Les deux visions comportent une part de vérité et d’erreur. Si la religion est le « lien culturel », les revendications sont plus complexes à décrypter, comme le proclame la banderole à Poissy « 400 francs pour tous, 5e semaine accolée aux congés, 30 minutes pour le Ramadan ; nous voulons être respectés ! ». En effet, une minorité des ouvriers appartenait à l’islamisme, la grande majorité souhaitait surtout une reconnaissance sociale dans un pays d’accueil qui les avait traités en esclaves jusque là. Faut-il pour autant, en tant que syndicalistes, avec le recul actuel, considérer que la lutte avec des revendications religieuses peut être menée ? Pour nous, il est très clairement impossible de faire l’amalgame entre les deux et nous sommes opposé.es aux salles de prières et autres avantages liés à toutes les religions ou croyances. Mais le syndicalisme c’est aussi ça : créer du lien, partir de l’existant, et faire en sorte que les individus puissent aussi prendre place dans un collectif syndical et laïque, un apprentissage valable pour n’importe quel salarié.e qui commence à militer. A l’époque, la direction de PSA, affolée, pour garder sous contrôle toute contestation, a préféré la mise en œuvre de relais religieux dans l’atelier. Mais n’oublions pas que cette grève était avant toute sociale et qu’il ne faut certes pas l’idéaliser, mais comprendre pourquoi les revendications syndicales et religieuses se sont mélangées. Dans les déserts syndicaux, comme ailleurs, la nature a horreur du vide, et l’action sociale, de solidarité… est récupérée par d’autres collectifs. Le patronat l’a tout a fait compris, en cassant fortement les métiers, les conventions collectives, les prestataires de services et en créant tout simplement des entreprises ou secteurs communautarisés.
Interroger la lutte contre les discriminations, le rapport au religieux ne peut pas se faire sans une compréhension des mutations profondes du monde du travail. L’ouvrage Quand la religion s’invite dans l’entreprise4le décrit très bien dans ce qu’il appelle le passage de « l’âge marxiste à l’âge hégélien ». En quelques dizaines d’années, l’individualisme a pris le pas, et c’est aussi valable pour les méthodes managériales. Si Malraux considérait que le XXIème siècle serait religieux ou spirituel, c’est aussi parce que la religion apporte à la fois une utopie, un cadre de vie réglé avec des repères importants structurants et une idéologie internationalisée. Elle a donc pris le pas sur les rêves de révolution, et si les passerelles entre éthique religieuse et engagement existent (pour le pire comme pour le meilleur), chez les plus jeunes, la quête d’un autre monde passe de mois en moins par le syndicalisme ou l’engagement « politique ». Les raisons sont multiples, mais elles doivent aussi nous interpeller sur nos propres concessions face aux idéologies qui vont à l’encontre de ce que nous construisons, et nous interroger sur ce que nous proposons comme cadre de militantisme, de projets et au sujet des attaques importantes à notre encontre des différents pouvoirs.
Certain.es voudraient, et voudront, nous proposer comme summum de la vie sociale et économique, le communautarisme anglo-saxon, où les travailleurs et travailleuses s’identifieraient davantage à un groupe, une identité ou une communauté… avec les lois et usages de ce même groupe qui passeraient avant tout. Pour vivre ensemble, il faudrait donc une juxtaposition de communautés qui restent chacune dans leur coin, ont leurs propres codes et au nom d’un renversement de la notion de « tolérance », il faudrait accepter et comprendre, en raison de la tradition ou pire, de la culture, certains comportements. D’un autre côté, en France, les solutions apportées semblent tout aussi « fragiles » : un règlement intérieur qui permet désormais à chaque entreprise d’ériger la laïcité comme principe : pourquoi pas, mais cela revient à redonner une légitimité forte à l’entreprise (en fait aux patrons des entreprises) … et surtout à considérer que d’une entreprise à l’autre, les règles seront bien différentes. Charles Arambourou, dans une série d’articles consacrée à la laïcité et au droit du travail5, a souligné à plusieurs reprises les particularités et conséquences de la jurisprudence européenne, mais aussi de la « neutralité religieuse » posée par la loi travail et son fameux RI : « On vient à l’entreprise pour travailler, non pour prier ni témoigner de sa foi ! En érigeant la liberté de religion en principe surplombant tous les autres, les juridictions européennes font fi de la liberté de conscience des autres salariés, et des « droits et libertés d’autrui » (en particulier des incroyants ou partisans de la neutralité religieuse), de plus en plus mis en cause par la présence contrainte et organisée de tenues et pratiques religieuses (ou présentées comme telles) dans l’espace de travail », rappelant par la même occasion que l’article 225-1 du Code pénal sur les discriminations devait intégrer le principe constitutionnel de liberté de conscience… en permettant une reprise correcte dans le Code du travail. Sans donner de solutions magiques, nous pensons qu’il faut, dans un premier temps, mener des campagnes de syndicalisation massive pour que le syndicat soit une force, afin qu’il puisse ensuite être efficace dans son action dans le futur Comité social et économique (comme pour les délégués du personnel, pour les cas de discrimination, les procédures d’embauche et d’évolution pour la vie économique de l’entreprise). Enfin, il ne faut pas qu’il hésite à faire en sorte de convaincre, qu’il prenne position, sans jamais reculer sur des principes forts.
Finalement, la question de laïcité est souvent source de crispations car elle sert de cache-sexe à de nombreux débats : immigration, intégration, banlieues, chômage, identité(s), culture(s)…. et tout simplement, croyances, spiritualité, mais surtout religions et religieux. Si nos parents ou grands-parents ont souvent connu le poids de la religion dans la société à différents degrés et de manières différentes, de façon plus ou moins explicite, beaucoup d’entre nous ont échappé au poids de la religion catholique, qui reste pourtant bien présente partout dans la cité. Le patronat, lui, a bien compris l’intérêt qu’il pouvait tirer d’une situation aussi contrastée. Une partie a décidé d’en tirer profit de manière cynique : équipes ou brigades fondées sur la religion ou l’origine, volonté de contrôle social via la religion, opposition des travailleurs et travailleuses dans leurs différences comme identités fondamentales, discriminations… Une autre partie du patronat, préfère se cacher et ne pas voir le problème. L’impératif économique est prioritaire, le reste, qu’importe ! C’est donc bien à nous de recréer du collectif, d’être efficaces pour que la religion – au même titre que la passion pour le football, les animaux, bref des loisirs et convictions philosophiques – relève du domaine privé et que le syndicat joue son rôle d’action collective dans le respect de nos statuts et notre idéal humain partagé.
Alors, maintenant on fait quoi ?
Nous terminons ce texte par cinq propositions. Nous savons que ce texte est incomplet, que certaines thématiques auraient mérité d’être davantage traitées, qu’il aurait fallu mettre en exergue le rôle de certaines organisations politiques ouvrières vis-à-vis du contexte international à certaines périodes historiques ou bien encore laisser plus de place aux expériences de terrain qui peuvent être exemplaires car « bien pensées et bien faîtes ». Répondre à la question « que faire ? » est ambitieux, mais tracer des pistes de réflexions et tenter d’ouvrir des perspectives nous semblent important. Et surtout, nous voulons le faire en dehors d’un raisonnement qui se voudrait uniquement « juridique », pour éviter des choix politiques et collectifs. Il n’est pas sain de se cacher derrière l’outil ; au contraire, il faut l’utiliser pour construire ce qui a été préalablement décidé : le juridique reste au service de l’action syndicale, pour la laïcité et la lutte contre les discriminations également.
La première proposition, c’est de considérer que chaque militant et militante a une responsabilité importante pour mener à bien – dans ses mandats et son quotidien, au sein et en dehors de l’entreprise –, une lutte sans merci contre l’intégrisme religieux et politique et doit ne faire aucun compromis sur ce terrain.
La deuxième, c’est celle de la responsabilité dans nos organisations, quelles qu’elles soient : il est temps de ne plus accepter certaines alliances, mêmes indirectes, avec des organisations qui pensent représenter et parler au nom de telle ou telle « communauté religieuse », en pensant que nous toucherons les classes populaires. Les camarades, de toutes origines, qui viennent de la classe ouvrière sont représenté.es par le syndicat dans lequel ils et elles choisissent de militer, et non par l’église du coin.
La troisième, c’est de travailler sans relâche pour former nos militants et militantes mais aussi plus largement les salarié.es : ceci par des actions de sensibilisations, de débats, de formations sur le terrain et la mise en place de chartes ou de champs de négociations qui permettent d’avoir une prise en charge collective des questions de laïcité et de lutte contre les discriminations. Ne rien faire, serait laisser au patronat le choix de décider seul de ces sujets, au nom de son pouvoir disciplinaire, que nous contestons car basé sur la propriété privée des moyens de production.
La quatrième proposition, pour éviter une simple discussion menée entreprise par entreprise, c’est de porter un cahier revendicatif clair sur le sujet et d’avoir un débat majeur dans les organisations. Cette question, clivante, ne doit pas nous diviser mais nous ne pouvons pas faire l’économie d’un débat majeur. L’extrême-centre qui mélangerait consensus mou et compromis intelligent ne tient pas dans cette situation. Les salarié.es ont besoin de clarté de la part des organisations qui les représentent et dans lesquelles ils voudraient militer. Il suffit de regarder certaines organisations politiques, à « gauche de la gauche » qui veulent avoir deux lignes sur le sujet en même temps, pour voir que cela ne fonctionne pas. Comprendre le retour du religieux ou la visibilité plus forte de la religiosité, doit également nous questionner d’un point de vue philosophique sur la recherche de la vérité individuelle et collective, et ce que le syndicalisme développe comme sens de l’éthique : est-ce que le cadre militant, l’outil syndical, le projet de société offre aux salarié.es la possibilité de construire une société avec les moyens s’y rapportant. En d’autres termes, l’utopie du socialisme autogestionnaire est-il efficace avec les cadres militants actuels qui ne doivent pas se limiter aux beaux discours, mais aussi aux actes et pratiques du quotidien ?
Enfin, la cinquième proposition, dans laquelle nous pouvons nous investir à titre individuel, c’est celle de travailler à une nouvelle revue autour des questions de laïcité pour continuer d’interroger des textes de référence à nos yeux, pour dégager des pratiques syndicales en adéquation avec le projet de société que nous voulons et des propositions concrètes et solides pour les équipes afin de savoir comment agir. Que l’on pense à Soad Baba Aïssa, Mimouna Hadjam, Bernard Teper, Henri Pena-Ruiz, Catherine Kintzler, Jean-Paul Scott, Mourad Tazgout, Nedjin Sidi Moussa, Abdenour Bidar, la richesse et la qualité de leurs textes donne de l’espoir. Nous ne partageons pas toujours tout le contenu mais nous voyons une lumière qui nous guide et nous donne la force de continuer à porter ces valeurs universalistes et antiracistes au-delà des frontières.
Nous savons aussi l’importance de faire entendre cette voix dans le mouvement social, que nous pensons majoritaire, et qui construit quotidiennement le progrès social pour l’ensemble des travailleurs et travailleuses. En guise de conclusion, nous reprenons les mots contenus dans le dernier rapport d’activité de SUD Industrie pour le congrès de septembre 2017 : « Que vive un syndicalisme qui nous ressemble : alternatif, de transformation sociale, pour une République sociale, révolutionnaire, autogestionnaire, bref, qui nous rassemble sous la même bannière pour construire un monde radicalement différent, qui passe avant tout par une remise à plat de l’organisation du travail et de ce qui en découlera ensuite, par nous-mêmes! ». Laïque, internationaliste et égalitaire, dans la richesse des individus, cela va sans dire !
1 Circulaires des 1er juillet 1936, 31 décembre 1936 et 15 mai 1937.
2 Patrick Banon, Dieu et l’entreprise, comprendre et gérer les cultures religieuses, 2005, Editions d’Organisation.
3 « Les nouveaux antisémites », Les utopiques n°1, mai 2015.
4 Denis Maillard, Quand les religions s’invitent dans l’entreprise, 2017, Éditions Fayard.
5Voir sur le site de l’Union des familles laïques : www.ufal.org