La nouvelle question foncière urbaine

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Les Dialogues Critiques partent du constat que sur bien des sujets, les mouvements sociaux et citoyen·nes sont traversé·es par de vives controverses et divergences stratégiques. La grande technicité de certains sujets et la fragmentation des réseaux de mobilisation rendent parfois difficile l’élaboration d’espaces de confrontation des différents points de vue et stratégies à mettre en œuvre pour aller vers plus de justice sociale et environnementale. Partant de ce constat, l’AITEC a souhaité ouvrir des espaces de débats contradictoires pour donner la voix à différent·es acteur·ices et confronter différentes formes de savoirs (experts, militants, citoyens, etc.). [En espérant] que ces lieux de « dialogues critiques » pourront permettre de construire sur les dissensus et dépasser les blocages pour entrevoir des pistes d’actions nouvelles.


Le compte-rendu du débat du 22 mars 2023, que nous reprenons ici, présente ainsi les intervenant∙es : Patrick Braouezec, ancien président de Plaine Commune (93) ; Vincent Renard, économiste et chercheur ; Anne Querrien sociologue et urbaniste ; Bernard Loup, militant du Collectif pour le Triangle de Gonesse ; Jean-Baptiste Eyraud, militant du Droit au logement (DAL) ; Jean-François Tribillon, politiste ; Gus Massiah, ingénieur et économiste ; Jean-Piette Troche, urbaniste.


[AITEC]
[AITEC]

Jean-Pierre Troche

Les problématiques liées au foncier semblent non seulement avoir perdu leur caractère politique, mais également leur place dans les colloques et débats actuels. Pourtant, le prix du sol, en constante augmentation depuis de nombreuses années, représente aujourd’hui plus de la moitié du prix du logement. Voilà plusieurs décennies que les prétendues bulles spéculatives ont engendré une véritable structuration de la société urbaine par le foncier. En France, nous sommes passé·es d’une intervention publique foncière urbaine assez forte à une intervention plus que discrète, puisqu’à ce jour, la politique urbaine est une politique de l’offre consistant pour les villes à s’offrir aux investisseurs extérieurs sous un jour attractif. Comment sommes-nous arrivé·es à des prix fonciers exorbitants représentant souvent le double du coût de construction ? À une périurbanisation pour les personnes à revenus modestes qui veulent vivre en propriétaires et en pavillons ? Comment mettre la question écolo-climatique urbaine au centre de ces problématiques ?

L’espoir de ce débat n’est pas forcément de faire consensus, nous sommes bien d’accord. Nous voulons relancer un certain nombre de discussions, voire de dissensus sur des questions qui nous paraissent aujourd’hui des angles morts au niveau des mouvements sociaux. À partir de cela, l’objectif est d’arriver à une phase de travail sur des propositions, des alternatives, etc. Nous souhaitons faire suivre cette réunion sur le foncier par une deuxième dans quelques mois, plutôt sur la question des alternatives et expériences autour de ces questions foncières, comme les OFS (Organismes de foncier solidaire) ou un certain nombre d’autres approches. La question foncière n’est certainement pas unique, il y a des questions foncières et pas la question foncière. Si on fait un état des lieux de ce à quoi cette question renvoie, quatre points me viennent en tête :

  • quand on parle de foncier, on parle beaucoup des effets de la rente foncière comme moteur de la ségrégation sociale de l’espace. Pour les gens de ma génération, ça a été un débat important.
  • Dès qu’on parle de foncier, on parle de droit de propriété. Et le droit de propriété contre le droit au logement. Beaucoup de militant·es en faveur du droit au logement en arrivent à dire aujourd’hui qu’il y une spécificité dans ce pays, c’est que le droit de propriété est constitutionnel alors que le droit au logement ne l’est pas.
  • Quand on parle de foncier, on parle aussi d’action publique sur le foncier et d’aménagement urbain. On parle d’un modèle qui a été construit à partir des années 1950/1960 et qui a fait florès dans les années 80, qui a été un modèle de captation de valeur foncière pour financer l’aménagement urbain. Ce modèle arrive probablement aujourd’hui à bout de souffle.
  • Il y a manifestement de nouvelles questions qui se posent autour du foncier à l’aune des impératifs des transitions écologiques et des nouvelles aspirations à vivre et habiter autrement. Nouvelles questions qui nous invitent finalement réfléchir en dépassement d’une problématique plus ancienne : pendant longtemps, quand on parlait foncier, on opposait foncier urbain et foncier agricole (avec plusieurs marchés fonciers, etc.).

Jean-François Tribillon

La première question quand on parle du foncier, c’est d’abord celle du montant. Aujourd’hui, on peut considérer que le montant du foncier équivaut pratiquement à deux ou trois fois le prix technique de construction. Et on observe un deuxième scandale quand on se demande à qui on paie ce foncier. On le paie à celui qui le vend, mais en réalité, le prix du terrain dépend de ses qualités, et notamment les qualités du quartier. Donc en réalité, le niveau de la rente foncière, c’est plutôt la collectivité qui en est l’auteur par les investissements qu’elle y a faits. Ce n’est pas le dernier imbécile qui nous vend un terrain qu’il a lui-même acheté il y a une dizaine d’année sans se rendre compte de ce qu’il achetait. Il y a donc un véritable scandale, double : d’une part le montant des prix fonciers, et d’autre part le rôle de la collectivité qui fait la rente foncière, qui fait l’agréabilité du quartier. Mais le foncier est quelque chose que l’on choisit, donc on choisit un quartier, un environnement social, une certaine qualité des services. Malheureusement aussi, on cherche une espèce de qualité sociale de l’endroit où on veut habiter. C’est extrêmement ambigu, dans la mesure où le terrain ressemble à tout sauf à un produit. On choisit un objet qu’on paye très cher alors qu’il a été aménagé par une collectivité qui n’a pas son mot à dire.

Alors on n’est pas étonné du fait que la vile aujourd’hui se découpe en 7/8 zones d’agréabilité, de qualité de l’habitat. Ces divisions rangent la société, rangent les logements dans un ordre qui est un ordre de capacité à payer une chose évanescente qui est un lieu, un endroit. Dans les années 1970, la politique urbaine n’était pas du tout celle-ci, c’était celle d’une production de zones d’activités, d’ensembles immobiliers, etc. Il n’y avait que les bourgeois·es qui avaient le choix de leur lieu d’habitation (d’ailleurs pas tellement puisqu’iels allaient tous et toutes au même endroit). Donc là aussi, les premiers choisissent et les autres obéissent aux choix des premiers. C’est aujourd’hui un mode de formation de l’espace social qui est tout à fait étonnant. Et les collectivités locales, les aménageurs, ne font que cultiver cette division sociale. D’autre part, on sait que le marché du logement, c’est celui qui fait les prix fonciers pour toute la ville ou pratiquement. Ce marché domine complètement le marché foncier. Ceci résulte principalement sans doute d’un phénomène tout à fait nouveau qui est la création d’un marché du logement sur lequel l’ensemble des citoyen·nes est censé se servir pour déterminer son lieu de logement. Auparavant, les gens ne cherchaient pas où se loger, ils logeaient dans les endroits qu’on leur assignait. Maintenant, ils choisissent ou croient choisir en fonction des disponibilités de revenus et en réalité de la classe sociale à laquelle iels appartiennent. On peut dire aussi que les prix fonciers des villes-centres ont « créé » l’engouement d’une certaine classe sociale pour des habitations de la périphérie urbaine. On peut créditer les phénomènes fonciers récents de la génération de l’habitat péri-urbain.

Tout ça se casse la figure quand on envisage l’ère écolo-climatique et énergétique qui se profile, et qui fait d’ailleurs plus que se profiler, sans véritable préparation. Et là, on voit un renversement total du système tel qu’il est actuellement. D’abord, on peut faire l’hypothèse d’un repositionnement des valeurs foncières en fonction des risques climatiques, des difficultés à survivre dans un univers hostile. C’est donc la proximité des centres de décision, c’est « se mettre à l’abri » qui va constituer un bon terrain. C’est un changement considérable de ce qu’on appelle les valeurs foncières. En même temps, cette ère écolo-climatique oblige à considérer la ville plutôt comme une sorte de terroir, terroir à cultiver de très près, avec attention : le contraire de ce qu’est la ville en ce moment. Donc si on suit le philosophe Bruno Latour et toute sa bande, on dira que cette gestion-là « de très près » s’exerce dans un cadre relativement restreint : cadre géographique et cadre social, dans un système de commandement, de délibération, de discussion qui nous rapproche plutôt de l’ancienne commune, alors que la tendance est plutôt à créer de grandes agglomérations et de les doter d’une administration intercommunale. Donc c‘est plutôt un système un peu anarchiste qui va se mettre en place sans doute, dans la mesure où il faut créer de la cohésion sociale et politique, une capacité à décider très rapidement (par exemple en cas d’alerte climatique) et essayer d’atténuer les conséquences des calamités qui se profilent. Ce n’est pas simple, dans la mesure où ne voit pas ce que l’Etat va pouvoir fournir à ces collectivités qui seront amenées à déménager des quartiers (quartiers en situation d’inondabilité par exemple).  Il va falloir aussi affronter es migrations dues à la détérioration du climat dans l’ensemble du monde. Qui va accueillir les gens qui seront en situation de migration ? Je vois trop ce qui peut se passer : l’interdiction proposée par la collectivité locale à toute intrusion dans son territoire sous prétexte qu’elle s’en occupe avec soin. « On ne va pas laisser n’importe quel migrant poser ses sabots pleins de terre au milieu ». J’ai bien peur de ce schéma anarchiste – je dis anarchiste pour vous faire sourire mais je ne vois personne sourire.


« Un toit c’est un droit ! » [DAL]
« Un toit c’est un droit ! » [DAL]

La seule certitude qu’on a est qu’il faut créer des collectivités qui soient solidaires, costauds, qui s’entendent bien politiquement, pour essayer de gérer correctement ce terroir, à condition évidemment que les propriétaires ne soient pas en capacité de résister à la discipline qui sera convenue localement. Car s’ils résistent, c’est foutu. Il faut absolument que les délibérations soient prises de manière extrêmement solennelle, que les programmes soient définis avec toutes et tous les habitant·es du terroir en question, il faut que personne ne puisse opposer une résistance juridique aux prescriptions admises par les assemblées en question. Il faudra alors absolument désarmer le droit de propriété. Je ne parle pas d’inventer une nouvelle propriété, il faut surtout faire en sorte que les propriétaires ne soient pas en mesure de résister. Il ne s’agit plus d’affermir le permis de construire. Il ne s’agit plus de régir la construction mais de mettre au point un mode de vie collectif, au jour le jour, et en liaison directe avec le terrain. Je me trompe peut-être mais je vois les choses ainsi. Donc il faut absolument rayer de la carte le problème foncier, ou faire semblant de le rayer. Car on ne sait comment, mas il va forcément revenir. L’autre problème qui se pose et que j’évoque simplement, c’est l’inégalité fondamentale de ces collectivités. Les unes seront dotées d’un site facile à aménager, avec pleins de ressources, les autres seront dans des couloirs de circulation infernale et je ne vois pas comment on pourrait établir, régir une égalité entre ces collectivités. Et je ne vois pas l’Etat en mesure d’assurer cette égalité.

Anne Querien

J’ai participé personnellement à la préparation de la conférence de l’ONU à Istanbul dans laquelle le droit au logement a été inscrit dans la déclaration des droits de l’homme mondiale. C’est donc une référence constitutionnelle ; le droit au logement est inscrit dans la Constitution, et comme pour beaucoup de lois inscrites dans la Constitution, plus personne ne s’occupe de les mettre en œuvre. C’est un détail, mais il se trouve que la délégation française s’est battue à cette conférence et a obtenu que ce soit inscrit. Donc on a en réalité une couverture juridique mondiale par rapport à ça.Je voulais également souligner qu’il me semble, surtout parce que j’ai participé quand j’étais encore au ministère à un groupe d’échange européen, que le logement a été utilisé par le pouvoir comme monnaie de crédit. C’est davantage théorisé dans d’autres pays, comme aux Pays-Bas par exemple. Dès qu’on a fini de rembourser les intérêts de l’emprunt, on considère que le logement est un capital qu’on peut vendre. Et avec ce capital, on va réemprunter pour acheter un logement plus grand. Il y a donc une espèce de promotion sociale par le logement et la banque. Et évidemment plus la rente foncière augmente, plus la production de fric par le logement augmente, c’est une espèce de cercle infernal. Vu de notre fenêtre, il est vrai que les français·es ont du mal à concevoir les choses de la sorte, mais il y a un certain nombre de gens qui sont dans ce type de trajectoire, où le logement est une valeur d’échange et pas simplement d’usage. Et qui sert en même temps de valeur d’usage croissante ; normalement plus vous êtes vieux, plus vous êtes parvenu à revendre votre premier logement pour un logement plus grand, et ainsi de suite jusqu’à votre retraite où vous profiterez du dernier logement que vous avez acquis. Cela me paraît être un aspect à considérer car nous n’avons pas l’habitude de voir les choses ainsi. Quand on discute avec des anglais·es, des suédois·es ou des néérlandais·es par exemple, nous sommes amenés à avoir ce point de vue.

Par ailleurs, ce système financier produit des tas de gens qui en sont écartés. Mais il faut voir aussi que le logement social est pris dans cette production économique monétaire et bancaire. Ce qu’on appelle la rénovation urbaine est faite pour, comme ils disent, « remettre les logements sociaux sur le marché ». Il y a pas mal de résistance professionnelle en France, c’est beaucoup moins avancé qu’en Angleterre. Mais j’ai par exemple assisté, en 20/30 ans de coopération avec les anglais·es, à l’écroulement du secteur social anglais, et en particulier écossais. C’est-à-dire à la revente de ces logements, comme l’avait dit Margaret Thatcher, ainsi qu’à leur transformation, à la fois en capital individuel pour la personne, mais en vision capitalistique du logement dans l’économie.  Tout à l’heure, Jean-François a parlé du fait que la valeur foncière était liée à l’investissement de la commune ou à la situation géographique. Il faut voir par exemple la division sociale de l’espace parisien : elle existait déjà au 17ème siècle. Elle est liée à des problèmes climatiques qui font que les vents dominants, y compris les fumées allaient vers l’est, mais aussi que le système hydrographique parisien vient de l’est, du nord-est et du sud-est. C’est donc le long de ce système hydrographique que se sont installées à l’époque les usines, etc. Cette situation est donc produite par un cadre géographique que l’on oublie et qui est effectivement transformé par la monétarisation de tout en système capitalistique monétaire. C’est donc assez difficile de lutter contre ce genre de chose car plus on est dans la difficulté, plus il faudrait de moyens pour penser la situation. Actuellement, en prenant les choses par le petit bout de la lorgnette, on assiste à une volonté d’utiliser l’emprise verte et paysagère du logement social, construit avec d’importants « espaces extérieurs », pour produire du foncier et faire de la maison individuelle à partir de la croyance que le peuple ne veut que des maisons individuelles et qu’il faut en réponse démolir les logements collectifs. On mène une petite bagarre sur ce sujet à Paimpol (Bretagne), mais la gestion de l’office HLM est complètement hostile au logement collectif. Ils maintiennent 70 logements vides sur 250 en disant qu’ils n’ont plus assez d’argent pour payer le chauffage par exemple. C’est une des petites questions foncières qui surgit de partout, d’autant que le gouvernement, à cause de la fameuse crise écologique, avance qu’il ne faut plus d’artificialisation des sols et qu’il faut donc trouver les sols sur lesquels on construit dans les constructions existantes. Par exemple dans le 14ème arrondissement, on a été convié par la mairie à envisager la surélévation de tout ce qui n’a pas déjà été surélevé. Il s’agit donc d’une densification de l’endroit qui n’est pas toujours sympathique à envisager pour les habitant·es.

Pour rebondir sur la mention de la migration par Jean-François, je trouve qu’il en a parlé de manière assez négative, notamment concernant les collectivités et les propriétaires qui pourraient décider autoritairement de ne pas les accueillir. Je trouve qu’il faut partir de ce qu’il se passe : il y a quand même des tas d’endroits où des gens se proposent d’accueillir – ce n’est pas forcément facile au long court, même si c’est plus facile paraît-il avec les ukrainien·nes, et encore. On avait recensé au moins 1000 endroits où des habitant·es accueillaient en France, et cet accueil est parfois relayé par la collectivité locale. Je pense que c’est quelque chose qu’il faudrait arriver à débattre collectivement davantage, de manière pratico-pratique, dans les endroits où on est. Ce n’est pas vraiment la question foncière mais c’est aussi une manière de réenvisager l’habitat en fonction de ce qu’il est capable d’accueillir.

J’aimerais ajouter que certaines personnes ont le choix de là où elles habitent, mais que ce choix est extrêmement relatif. Par exemple à Paimpol, j’ai été étonnée par l’organisation de l’espace en couronne, le centre étant habité par les gens ayant le plus de moyens ; la première couronne par les ouvrier·es professionnel·les, les diplômé·es, les personnes travaillant de manière assez sédentaire ; et la deuxième couronne par les aides à domicile, les ouvrier·es nomades, etc. Je suppose que cela correspond à une situation assez partagée et que cela a créé une espèce d’ignorance mutuelle, d’absence de solidarité, voire des relations de services – ce qui a d’ailleurs été mis en lumière au moment de la révolte des gilets jaunes (on oublie par ailleurs que le gilet jaune est un vêtement obligatoire pour tous les automobilistes, donc pour tout le monde). Le choix est des habitants installés dans ces conditions est donc très contraint par les capacités financières, les capacités d’endettement, etc. On ne peut pas dire qu’il y a un libre choix du lieu du logement, sauf pour les 20% des personnes les plus aisées de la population.

Vincent Renard

La question foncière sur laquelle je travaille depuis trop longtemps est pour moi un mystère épais : pourquoi est-ce que les prix continuent à s’envoler ? C’est un phénomène qu’on a identifié il y a déjà quelques décennies, mais les prix continuent à s’envoler, ce qui pose des problèmes radicalement nouveaux dans la gestion des collectivités. Je pense que les finances locales sont une question cruciale : qu’est-ce qu’on fait des finances locales dans ce contexte-là et comment prend-on en compte cette évolution.

Jean-Baptiste Eyraud

À mon sens, il y a aussi le fait qu’il y ait une montée générale de prix de l’immobilier, qui entraîne d’ailleurs une hausse des loyers et qui alimente et renforce la crise du logement. Quand on regarde de plus près, on constate que les recettes fiscales tirées du logement ont explosé ces 10 dernières années. Ces recettes fiscales issues du logement (qui comptent la TVA, la taxe foncière et les droits de mutation – essentiellement) représentent 61,6 milliards d’euros en 2011 et 88,3 milliards en 2021, soit une hausse de 26 milliards d’euros, c’est-à-dire environ 40%. Quand on regarde ensuite les droits de mutation, ils passent de 11,1 milliards à 19,1 milliards en 10 ans : une hausse de 70%. Concernant la taxe foncière, les collectivités locales sont plus prudentes car elle impact les électeurs, mais la recette globale passe néanmoins de 18 à 24 milliards. Et qu’en est-il des dépenses consacrées au logement ? Là, elles sont en baisse : en 10 ans, on est passé de 43 milliards d’euros à 38 milliards, alors que les besoins sont immenses. Il y a donc une différence de 50 milliards entre les dépenses consacrées au logement et les recettes tirées du logement – cher. 50 milliards qui ne sont pas utilisés pour réparer les dégâts du logement cher et ses conséquences, l’aggravation de la crise du logement. Il y a donc une convergence d’intérêts réelle entre l’Etat, les collectivités territoriales et les milieux de l’immobilier – ceux qui s’enrichissent sur le logement cher, les intermédiaires immobiliers, les notaires, les promoteurs, les investisseurs, les bailleurs privés… Au MIPIM (Marché International des Professionnels de l’Immobilier) à Cannes : il y avait une conférence intitulée « Crise du logement : nouvelle donne, nouvelles opportunités ? ». On voit bien qu’il y a une relation directe, plus la crise du logement est forte, plus le logement est cher., plus ça rapporte. On produit massivement du sans-abrisme, du mal-logement, des expulsions, des demandes d’HLM insatisfaites, etc.


« Taxez la spéculation, pas l’APL ni les HLM ». [DAL]
« Taxez la spéculation, pas l’APL ni les HLM ». [DAL]

Pour en revenir au foncier, je dirais qu’il est plutôt à la main des collectivités territoriales. Depuis un certain nombre d’années, on constate que les opérations d’urbanisme encouragent la montée des prix. On connaît bien le schéma, Chirac nous l’a fait dans les années 1980 à Paris : on fait une ZAC, ce qui fait monter les prix autour, on détruit les parties habitées par les catégories populaires – aujourd’hui l’ANRU s’occupe des quartiers populaires HLM – on remplace l’habitat populaires par du logement de rapport, du logement de marché. La rénovation d’un quartier par la collectivité publique va faire monter les prix, et donc augmenter les recettes fiscales, c’est une logique implacable. Et tu augmentes les taxes foncières, donc tu fais de la croissance municipale ou intercommunale. C’est de la prospérité ! C’est le monde de SimCity. Le droit au logement, on s’en tamponne, la société s’est durcie. Dans les années 50, 60, on relogeait les habitant·es de bidonville etc. Aujourd’hui, on envoie des flics, on dégage tout le monde et on laisse les habitant·es sur le trottoir. On est ainsi sur une logique forte d’épuration sociale, on interdit tout simplement aux classes populaires, aux plus précaires, de se loger, d’exister. Sans endroit où construire sa vie, tu es foutu·e. Comme le rappel le Collectif Morts de la rue : 15 ans d’espérance de vie pour une personne à la rue, âge moyen de décès : 48 ans. Donc au fond, il y a une cruauté sociale qui s’installe, qui est le fruit amer du profit et de la rentabilité.

Donc sur cette question du foncier, qu’est-ce qu’on va défendre ? Il y a effectivement les luttes locales : on résiste à des opérations de gentrification – on est poli·es, on dit gentrification. On essaye de résister à des démolitions de logements sociaux. D’ailleurs Chirac ne tournait pas autour du pot, il avait appelé ça la « reconquête de l’Est parisien » : au moins l’objectif était clair. Aujourd’hui ils parlent de « mixité sociale », ils trouvent de nouveaux mots, des concepts creux, pour faire la même chose pour faire passer la pilule. Concernant ces luttes, les mal-logé·es ont fait ce qu’iels ont pu, ont arraché des lois, des droits, qui sont tranquillement violés et bafoués – la loi DALO, le droit à l’hébergements, la fraude aux rapports locatifs, l’encadrement des loyers, le gel des loyers à la relocation…Toute une ribambelle de lois qui sont fraudées par les bailleurs. C’est là que le DAL dit qu’il faut un service communal ou intercommunal qui contrôle le bon respect des rapports locatifs et qui puisse sanctionner – une sorte de police du logement.

Jean François Tribillon

L’idée de police du logement n’est pas une idée facho mais une idée indispensable pour imposer une réglementation quelconque. C’est une idée un peu libérale mais qui reste efficace. Quand tu es mal logé·e, que tu payes ton loyer beaucoup trop cher, c’est l’intégrité et la santé des gens qui est en jeu. On a des lois, mais elles ne sont pas appliquées. Sur la question du foncier, une idée à explorer serait la suivante : en zone tendue, on récupère le foncier urbain. On a appelé ça « communalisation des sols » a une époque, mais il nous a semblé qu’il était peut-être possible d’envisager une disposition de préemption automatique du foncier à chaque transaction immobilière. A partir du moment où il y a une politique de préemption du foncier, la valeur foncière disparaît. Même un appartement situé au cinquième étage a une partie de sa valeur qui est liée au foncier : donc si la mairie – par exemple – la rachète, elle devient propriétaire. Je suis d’accord que ça ne suffit pas pour résoudre les maux qu’on a évoqué, mais c’est peut-être une piste de réponse, car le prix du foncier urbain a explosé.

Patrick Braouezec

Ça me rappelle tout d’abord un débat que j’avais eu à Bamako lors d’un Forum Social Mondial sur les questions du foncier. L’ensemble des interlocuteur·ices s’était aperçu que les problèmes fonciers se posaient d’une manière différente mais finalement avec le même fond, que ce soit en Afrique ou en Europe. On en était arrivé à la conclusion que le foncier, le sol, devrait être un bien public comme l’eau et qu’on ne devrait pas pouvoir spéculer sur le sol. C’est certes une douce utopie aujourd’hui, mais je pense que ça doit être l’objectif qu’on devrait se fixer. On serait propriétaires des murs, du bâti, mais en aucun cas du sol. Tout à l’heure, Jean-François disait que le marché du logement dominait le marché foncier. Je dirais plutôt le contraire : c’est le marché foncier qui fait en sorte que le marché du logement est dans l’état tel qu’il a été décrit tout à fait justement.

Troisième remarque : on est dans une situation où il va falloir rebattre complètement les cartes si on veut sortir des impasses dans lesquelles on se trouve. Comme vous le savez, j’ai présidé Plaine Commune pendant plusieurs années. Lors du premier mandat, l’objectif était de faire davantage ensemble. Et au bout de 6 ans, on s’est dit qu’il fallait surtout faire mieux. Puis au bout de 6 ans, on s’est dit qu’il ne fallait pas faire mieux, il fallait faire bien. Et un des derniers rapports qui est passé avant les élections de 2020 était le plan climat. Les suggestions étaient les suivantes : on arrête d’aménager le territoire, il faut maintenant le ménager. Je pense que la question qui nous est posée à tous et à toutes – et notamment dans les milieux urbains tendus comme l’évoquait Jean-Baptiste – c’est ce ménagement du territoire. Cela passe par une puissance publique qui reprend la main. Vous avez tous et toutes décrit un certain nombre de phénomènes – il y en a quelques-uns qu’on a oublié – qui mettent en lumière la déstabilisation du marché du logement : les Airbnb, les produits défiscalisés (je connais certaines personnes possédant 3, 4 appartements, qu’iels louent et qui contribuent à déstabiliser le marché du logement) …La nécessité d’avoir une maîtrise publique se pose. L’idée d’un droit de préemption dans les zones tendues est déjà mise en œuvre depuis longtemps. Certaines collectivités préemptent justement pour éviter que les prix s’envolent. Il y a un élément qu’on a du mal à maîtriser : la référence au domaine. Quand un bien est en vente, si la ville veut préempter, elle peut le faire, mais c’est le domaine qui va fixer le prix. Cela nécessiterait donc qu’on fasse abstraction de la valeur foncière dans les prix des domaines. Qu’on s’en tienne simplement à la valeur du bâti, ce qui permettrait de diminuer les prix de manière assez considérable. Anne parlait tout à l’heure de la réunion du Caire et de la reconnaissance du droit au logement. On a eu une autre grande victoire à Quito en 2016 concernant ce même droit. Cela étant dit, il s’agit de droits virtuels et non effectifs : le droit à la ville et au logement aujourd’hui n’est pas une garantie – comme la loi DALO en France.

Je voudrais également insister sur le fait que la transition écologique est à mes yeux fondamentale. On ne peut plus considérer qu’on va construire les villes de demain avec les mêmes logiques. La question du ménagement de nos territoires, des terroirs, va devoir être posée à toutes les échelles et à toutes les métropoles. La métropolisation est un phénomène qui n’a pas été évoqué et qui pour moi représente une catastrophe. Ces métropoles ne se sont pas construites en tenant compte des territoires qui les composent, mais avec une vision très centrifuge ; la ville centre et les périphéries. Les caractéristiques de l’ensemble des territoires qui les composent ne sont pas prises en considération. C’est le débat qu’il y a sur le Grand Paris, débat qu’on pourrait avoir sur toutes les autres métropoles françaises. Le fait d’être assujetti à la ville centre pose aussi une autre question urbaine.

Enfin, je pense qu’il faudrait avoir une stratégie – ça rejoint peut-être la proposition faite par Jean-Baptiste, mais il faudrait en trouver d’autres – qui nous amène petit à petit à une dévalorisation de la question foncière et qu’il n’y ait plus de valeur foncière. Il pourrait avoir une valeur du bâti et pas une valeur correspondant à l’endroit où on se trouve. Je suis actuellement dans une maison ancienne qui n’a aucune valeur, alors qu’elle est d’une grande valeur. Mais cette maison ne représente même pas un dixième d’un petit appartement parisien, ça n’a aucun sens. Il n’y a plus de sens dans la question des valeurs d’un bâtiment ; ce n’est que de la spéculation financière. Donc il faudrait aller plus loin sur ces questions sur la dévalorisation du foncier.

Jean-Baptiste Eyraud

Nous manifestions à quelques un·es à Cannes contre le MIPIM [1] la semaine dernière, et en sortant de la gare j’étais surpris de voir le maire de Stains. Donc la question de la préemption des terrains est intéressante mais pour quoi faire ? Pour les vendre aux promoteurs comme le font actuellement la plupart des maires de France au MIPIM ? Et c’est un événement international donc il y a aussi des maires de toute l’Europe, un certain nombre de collectivités du Moyen Orient et de l’Afrique, etc. Pour le DAL, il est important de se mobiliser l’année prochaine sur le MIPIM et pour dénoncer ces pratiques. Le mécanisme du MIPIM est le suivant : j’ai un projet d’urbanisme, je vais au MIPIM, je vais trouver des investisseurs, promoteurs, on se revoit dans quelques semaines et on met tout ça sur pieds. C’est un pince-fesse pour faire monter les valeurs immobilières. Au vu du mouvement social et des difficultés de transports, la coalition Européenne d’Action pour le Droit au Logement et à la Ville n’a pas pu mobiliser contre le MIPIM, mais nous nous organiserons mieux l’année prochaine. Nous étions une vingtaine derrière une banderole, mais le préfet a pris un arrêté d’interdiction pour nous interdire de, défiler aux abords du palais des festivals. Comme quoi c’est une enclave surprotégée. Je voulais piquer Patrick sur ce sujet, car on a quand même vu évoluer Saint-Denis, la Plaine Saint-Denis, les Jeux Olympiques…les prix montent à Plaine Commune !

Patrick Braouezec

C’est caricatural ce que tu dis. Tu ne peux pas nier qu’il y a des élu·es qui préemptent aussi pour construire du logement social. Comme tu parlais de Plaine Commune, on peut s’enorgueillir du fait qu’on a continué 0 construire du logement social et qu’on va effectivement aussi chercher des promoteurs sur un certain nombre de projets pour équilibrer et pouvoir continuer à construire du logement social. Et c’était toute notre stratégie pendant des années sur Plaine Commune. Et puisque tu prenais l’exemple d’un territoire qui est en train de se transformer – et qui a déjà commencé à se transformer avec l’arrivée du Grand Stade -, on a maintenu sur place les populations qui existaient. Il y a bien évidemment des populations qui sont venues de l’extérieur, mais le fait qu’on ait construit du logement social sur ce territoire a permis aux populations qui étaient sur place de pouvoir l’être. Et si tu veux faire un tour dans les écoles de la Plaine Saint-Denis un soir autour de 4h à la sortie, tu t’apercevras que la gentrification n’est pas encore aux portes de Saint-Denis ni d’Aubervilliers.


[DAL]
[DAL]

Jean-Baptiste Eyraud

Hier on était en manif avec les locataires de Plaine Commune habitat – mais ça pourrait se passer ailleurs – qui subissent des hausses de charges. Aujourd’hui, le loyer pèse de plus en plus lourd sur les habitant·es, à un point où certain·es ne parviennent plus à faire leurs courses. Mais que penses-tu du maire de Gennevilliers qui dit qu’il a 60% de logements sociaux mais qu’il a encore quelques milliers de demandeurs et demandeuses d’HLM donc il en veut encore plus ?

Patrick Braouezec

Je pense qu’il a raison. Patrice Leclerc et moi avons toujours été très clairs sur cette question : on a défendu un PLH intercommunal avec un l’objectif de toujours construire 40% de logements sociaux alors que l’État voulait nous imposer 30%. Nous nous sommes battus là-dessus et avons obtenu qu’il y ait bien 40% de logements sociaux dans les constructions qu’on faisait. Pourquoi ? Car nos demandeurs et demandeuses de logement ne peuvent pas avoir autre chose que du logement social. Je suis complètement d’accord avec ce que dit Patrice Leclerc. Ça ne doit pas dédouaner les autres d’en faire, mais on sait très bien que ce n’est pas une raison valable pour dire « Tant que Neuilly ne fait pas de logement social je n’en fais plus non plus ». C’est un raisonnement qui est absurde.

Jean-Pierre Troche

Si on en revient au foncier, je crois que la perspective tracée par Patrick est particulièrement intéressante. Ce n’est pas forcément une proposition, mais quelles stratégies peut-on avoir à terme pour neutraliser les effets du coût foncier, y compris du coût foncier dans le cadre du logement. Ça se mélange après avec une discussion sur la préemption, et j’ai l’impression que Patrick et Jean-Baptiste ne parlaient pas de la préemption de la même manière – préemption des murs ou du sol. Mais je crois que cette idée-là est tout à fait intéressante. C’est aussi l’idée d’une pratique différente qui commence à émerger sur certains territoires ou que certains essayent de faire émerger en utilisant l’outil des OFS. Les OFS permettront de faire du logement en neutralisant le prix du foncier.

Bernard Loup

Je regrette que Patrick Braouezec ne soit plus là. Je suis arrivé en région parisienne en 1968, j’ai habité et travaillé à Saint-Denis. À l’époque, les habitant·es de ce territoire y travaillaient aussi – dans les industries. Après la désindustrialisation, une politique d’aménagement a été faite, qui à mon sens est un grand échec. Pouvait-il en être autrement ? Aujourd’hui c’est tout à l’honneur de Patrick Braouezec de défendre le logement social et de continuer à en produire, mais la politique d’aménagement fait que Saint-Denis c’est 22% de chômage malgré le grand nombre d’emplois, et les habitant·es de Saint-Denis ne travaillent pas dans cette ville. On a réaménagé le foncier qu’il y avait – qui était un foncier industriel -mais celles et ceux qui travaillent à la Plaine Saint-Denis n’habitent plus sur le territoire. Iels viennent de l’ensemble de l’Île-de-France, et c’est toute la difficulté de la politique d’aménagement. Quand les élu·es du Val-d’Oise rêvent d’avoir leur petit stade de France et demandent pourquoi Saint-Denis a eu son stade et pas elles et eux – c’est d’ailleurs le discours du maire de Gonesse pour Europa City qui était son stade de France également -, on leur répond « vous voulez aussi plus de 20% de chômage ? ». Alors que sur Gonesse, on est au-dessus de la moyenne régionale, mais quand même 15%, 16%. Le droit à la ville ce n’est pas simplement avoir un logement social, c’est aussi vivre sur un territoire qui ne requiert pas de faire 2, 3h de transport par jour pour aller faire le ménage à l’autre bout de l’Île-de-France. C’est ce que j’aurais aimé dire à Patrick Braouezec, même si je ne dis pas que c’est facile ni que j’ai la solution concernant le réaménagement des friches industrielles.

Mon propos initial porte davantage sur le foncier agricole. Depuis tout à l’heure, quand on parle de foncier, on parle du foncier et du logement. Mais pour vivre, il faut se loger, se nourrir et boire. Le foncier agricole concerne donc davantage la question alimentaire et celle de l’eau. Concernant le foncier, je ne suis pas un professionnel, simplement autodidacte du fait des luttes environnementales. Pour parler rapidement du Triangle de Gonesse : nous sommes dans une situation très difficile. Malgré l’abandon d’Europa City, les travaux de la ligne 17 nord et de la gare du Grand Paris Express continuent et risquent de détruire le foncier et l’espace agricole – alors qu’il n’y a aucun projet d’urbanisation actuellement. Les élu·es n’ont pas abandonné cette volonté d’urbaniser et la poussent très loin, jusqu’à vouloir construire une cité scolaire le plus près possible des pistes des aéroports de Roissy et du Bourget. Iels envisagent d’y mettre un internat alors qu’il n’y a pas de couvre-feu ; c’est prendre les jeunes en otage. On a aussi renoncé à mettre à Goussainville – qui est aussi proche des pistes de Roissy – le centre pénitencier annoncé par Jean Castex dans le plan Val d’Oise, mais on ne renonce pas à y mettre une cité scolaire. C’est un pur scandale.

Un autre projet qui nous ramène à la question du foncier agricole est le projet Agoralim qui est l’annexe du MIN (marché international) de Rungis, piloté par la Semmaris et le très connu Monsieur Layani. Monsieur Castex a dit que dans la partie sud de la zone d’activité où devait se faire Europa City, la Semmaris ferait de la production de légumes dans le cadre du projet Agoralim. J’ai demandé à Monsieur Layani comment il allait produire des légumes sur un foncier agricole dont il ne pourra pas disposer. Aujourd’hui, l’établissement public foncier d’Île-de-France peut exproprier des terres agricoles pour les bétonner, mais on ne peut pas les exproprier pour l’autonomie alimentaire, pour faire de la production agricole. Je siège à la Safer Val-d’Oise. Selon les règles de la Safer, quand du foncier agricole est mis en vente, ce sont les exploitant·es en place qui sont prioritaires pour acheter. Sur le Triangle de Gonesse où devait se faire Europa City, certain·es exploitant·es sont en place et ne se laisseront pas dessaisir du foncier agricole pour de la production agricole. De plus, faire de la production d’aliments sains, de qualité et si possible bio, ne semble pas être dans l’intention d’Agoralim. Et sous prétexte de production de légume, on a eu la première bassine d’Île-de-France dans le Val-d’Oise. Et quand on fait de la production de légumes industrielle – et pas de qualité et bio – on pollue la ressource en eau. Les communes rurales environnantes ont ainsi un gros souci de qualité de l’eau potable qui est délivrée aux habitant·es. Or, la politique agricole actuelle détruit la ressource en eau et sa qualité. C’est l’appropriation par l’agriculture industrielle de cette ressource, il n’y a aucun partage. Il y a donc une nécessité au niveau des politiques publiques d’aller au-delà des lois actuelles. La ville de Paris, en reprenant en régie la distribution de l’eau potable a pris des décisions pour préserver sa ressource en eau potable dans le sud de la Seine et Marne en favorisant l’agriculture biologique, mais n’utilise pas ses propriétés agricoles autour de Paris pour approvisionner sa restauration collective. Avec des aliments sains et de qualité.


[AITEC]

En conclusion, je pense qu’il faudra modifier la législation. Le droit du sol agricole est basé sur les règles de la Safer qui ont été instituées après la deuxième guerre mondiale pour limiter la spéculation foncière agricole. Mais pour améliorer l’autonomie alimentaire, il faudra certainement à un moment ou à un autre que les collectivités puissent voter des DUP (Déclarations d’utilité publique) alimentaire de la même manière qu’aujourd’hui, pour urbaniser, des DUP sont votées avec une coopération entre urbain (qui ne dispose plus de foncier agricole) et rural (qui en dispose). Une étude foncière a été faite à partir du Triangle de Gonesse par l’association Carma qui a développé un projet alternatif à Europa City, mais qui n’est pas mis en œuvre après son abandon. Au niveau de cette étude foncière, on s’aperçoit que l’essentiel de la dizaine d’exploitations en place sur le Triangle de Gonesse sont des holdings agricoles avec une myriade de sociétés qui gravitent autour de l’exploitation agricole. Ce ne sont plus des paysan·nes. Il reste en fait 2 paysans avec lesquels nos contacts sont plutôt bons. Ce sont encore des familles historiques qui sont à la tête de ces holdings mais la transmission familiale sera difficile, ce qui pourrait conduire à une progression des acquisitions foncières par des sociétés capitalistiques. Dans le Val d’Oise, c’est le cas pour des exploitations qui investissent dans la production d’énergie ou du commerce qui n’a plus rien à voir avec la vente à la ferme. C’est la fin progressive de la paysannerie. Heureusement, la confédération paysanne propose une autre agriculture plus solidaire. Je terminerai sur une note politique qui engage la responsabilité des élu∙es. Elle concerne la production d’une alimentation saine et de qualité pour la restauration collective. Cet objectif pourrait favoriser une coopération entre communes urbaines, qui ne disposent plus de foncier agricole, et communes rurales. Il nécessiterait une évolution législative sur le foncier agricole.

Jean-Baptiste Eyraud :

C’est quoi exactement les holdings ?

Bernard Loup

Une holding agricole est une exploitation dont le propriétaire est aussi à la tête ou actionnaire de plusieurs sociétés plus ou moins liées à l’agriculture : achat et revente de biens agricoles, commerce qui ne se limite pas aux produits des fermes locales, méthanisation…bien loin du métier de paysan.

Jean-François Tribillon

En attendant de progresser sur notre théorie de la gestion écolo-climatique du terroir urbain, il faut sans tarder qu’on détermine les raisons pour lesquelles le foncier a pris une valeur extraordinairement élevée depuis une vingtaine/trentaine d’années. La soi-disant bulle n’en est pas une car elle ne crève pas. Il y a une question absolument historique et fondamentale, à savoir pourquoi le foncier en général atteint ces excès-là. Alors que faut-il faire face à un foncier qui a crevé les plafonds ? Les bulles foncières existent depuis très longtemps et elles crèvent à un moment donné. Mais là, ce n’est pas le cas. Depuis 2008, cela reste à des sommets inimaginables. Si on arrive à crever la bulle, on aura déjà beaucoup travaillé. Ce travail de déblayage peut nous en apprendre beaucoup sur la façon d’aborder la suite écolo-climatique.

Jean-Baptiste Eyraud

Réguler le foncier ne règlera pas la crise du logement. J’ai observé qu’à partir du moment où les loyers ont été baissés après la Premières Guerre mondiale – où les prix ont été maintenus très bas pour des raisons économiques et politiques, des rapports de force sociaux liés au contexte géopolitique, etc. – le foncier a baissé lui aussi. La baisse des loyers a écrasé la rente et la spéculation foncière. Ensuite, la loi de 1948 a été faite pour relever la rentabilité locative – les loyers étaient tellement bas qu’ils coutaient moins cher que la consommation de tabac. Cette époque est révolue car les loyers ont progressivement augmenté : à la suite de la loi de 1948, de nouvelles constructions dont les loyers étaient dérégulés, etc. Ces dérégulations des rapports locatifs ont coïncidé très précisément avec le rétablissement de la spéculation immobilière et foncière. Dans le fond, pour ramener le prix du logement, du foncier, des loyers à un niveau permettant aux classes populaires de se loger il faut baisser les loyers et mobiliser les locataires donc celles et ceux qui se font escroquer par leurs bailleurs. L’encadrement des loyers et le respect des lois qui protègent les locataires soumis à la fraude du secteur privé, la lutte contre le développement des locations saisonnières type Airbnb, le respect de la loi DALO, du droit inconditionnel à un hébergement, seraient déjà un grand pas pour agir contre le ravage de la spéculation et de la rente.

Bernard Loup

Je voulais livrer un exemple concret montrant la nécessité de modifier les lois actuelles. C’est le cas de l’agglomération de Cergy, ville nouvelle. Pour la ville nouvelle, l’Etat a acheté plus de foncier agricole qu’il n’en avait besoin. À partir du moment où la ville a été terminée et que l’agglomération de Cergy est passée dans le droit commun, il restait plusieurs centaines d’hectares qui étaient donc propriété publique. Ces espaces agricoles restant sont passés par la SAFER, et revendus au prix de terres agricoles aux exploitant·es, au lieu de rester propriété des collectivités pour l’autonomie alimentaire. Dans la même période, le maire de Cergy avec Terre de liens facilite l’installation d’une maraîchère sur un hectare. C’est dérisoire. La collectivité qui avait la propriété de quelques centaines d’hectares aurait pu créer des dizaines de zones maraîchères. Mais la puissance publique s’en est dessaisi selon les règles de la SAFER.

Gustave Massiah

L’objectif de la première séance était de reposer les questions de fond, d’analyse, de la question foncière. La prochaine fois, nous travaillerons davantage sur les propositions, le rôle des différents acteurs et notamment des collectivités locales – qui jouent manifestement un rôle central. Il y a deux éléments qui m’ont beaucoup fait réfléchir sur la question foncière ces dernières temps.

Le premier élément correspond à ce qui s’est passé avec la crise du Covid-19 dans un certain nombre de pays, et notamment en Chine. Finalement, une partie des salarié·es qui avaient réussi à améliorer leur situation investissaient dans le logement comme garantie pour leur retraite. Donc on trouve quelque chose de plutôt nouveau concernant le rapport salaire/logement dans lequel rentre la question des retraites et des garanties. Iels n’interviennent pas en tant que propriétaires fonciers, mais en tant que salarié·es, en cherchant une certaine garantie.

Deuxièmement, nous sommes parti·es d’une situation que nous avions beaucoup analysé dans laquelle la rente foncière était la manière dont une partie du capitalisme assurait à la fois leurs revenus et leurs profits. Et je pense que nous ne sommes plus dans cette situation. L’ensemble du capital foncier a été approprié par le capital bancaire. En revanche, le foncier dans le capital bancaire joue le rôle de rente : c’est ce qui permet à un certain nombre de capitalistes de faire et/ou de capter des superprofits en dehors du marché de l’action. Cela change évidemment les choses ; la manière de lutter contre la rente foncière s’intègre dans la lutte contre le capital financier aujourd’hui. Comment lutter contre le capital financer et comment la spéculation et la rente dans le capital financier permet peut-être de remettre en cause un certain nombre d’analyses sociales, y compris sur la possibilité pour des couches nouvelles de rentrer en concurrence avec le capital financier.

Jean-Pierre Troche

 Ce premier débat a fait émerger des questions tout à fait intéressantes qui peuvent se traduire par des propositions en termes d’alternatives ou en termes de stratégies politique. La question foncière c’est d’abord une question politique. La perspective de se demander comment réfléchir à des stratégies, des luttes, des alternatives, permettant aujourd’hui de lutter contre la financiarisation des mécanismes du foncier qui ne peuvent que nous amener plus loin dans la ségrégation ou alors permettant tout simplement diminuer la part du foncier dans les fonctionnements du mécanisme du logement. Ce sera donc l’objet du prochain dialogue critique.


[1] Marché international des professionnels de l’immobilier.

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