La guerre d’Algérie
Ca texte est paru en 1999 dans le n° 4 de Tsantsa, revue de la Société suisse d’ethnologie. Il a été repris dans L’Outrage aux mots, OEuvres II, Editions P.O.L, 2011 *. Alors que 60 ans après les crimes d’Etat du 17 octobre 1961 aucun gouvernement français n’en a reconnu ce caractère, il raisonne d’une forte actualité. A propos de la Guerre pour la fin de la colonisation en Algérie bien sûr, mais pas seulement ; il parle d’une autre guerre en Algérie, celle des années où il écrit, qui ensanglanta le pays à la fin du 20ème siècle. Une période, nous sommes avant le 11 septembre 2001, où « le principal allié arabe des Américains finance le fanatisme cependant que ces mêmes Américains, fiers d’être la plus grande démocratie du monde, soutiennent les Talibans ». La loi sur les 35 en France, les accords d’Oslo qui entérinent la colonisation de la Palestine, ou encore la terrible répression exercée par la Junte argentine à partir de 1976 sont aussi évoqués… La fin est d’une cruelle véracité : « La guerre ne fut-elle pas finalement un bien ? La mort ne renouvelle-t-elle pas les consommateurs ? Allons, le vieux monde est déjà derrière nous et la monnaie unique à portée de main qui permettra d’augmenter les prix et d’abaisser les salaires pour le plus grand bien de l’économie ». * Ce deuxième tome des Œuvres de Bernard Noël comprend ses principaux écrits politiques dispersés au gré de publications éphémères ou de livres épuisés. On y découvre une pensée proprement révolutionnaire, radicale, et qui trouve une part de ses origines dans une analyse extrêmement fouillée de l’histoire de la Commune de Paris, de l’espoir qu’elle souleva et qui semble n’être pas tout à fait retombé, même aujourd’hui. L’autre origine de la pensée politique de Bernard Noël se situe dans la langue proprement dite, dans une analyse de plus en plus fine de la violence infligée à la langue par l’emploi qu’en ont fait de tout temps ceux qui aux yeux de l’auteur ont confisqué le pouvoir à leur profit en privant le peuple de ses droits élémentaires. Plus loin encore, il y a ce que Bernard Noël appelle « la sensure », c’est à dire la privation de sens, qu’elle s’opère par le détournement du sens des mots ou par son brouillage (communication, télévision, etc.).
Écrivain et poète engagé, romancier, historien, critique d’art, éditeur, Bernard Noël (1930-2021) a publié une soixante de livres. Une part importante de ses écrits a été réunie dans quatre gros volumes, aux Editions P.O.L. : Les Plumes d’Eros – L’Outrage aux mots – La Place de l’autre – Comédie intime. On y ajoutera notamment son Dictionnaire de la Commune, aux Editions L’Amourier, où cinq autres de ses œuvres ont été publiées.
Les crimes policiers se commettent toujours au nom de la légitime défense. Voilà, me semble-t-il, une pratique universelle, et qui a connu son apogée un soir d’octobre, à Paris, en 1961. Ce soir-là, des milliers de manifestants algériens prirent le risque de descendre dans les rues, la plupart depuis les banlieues. Leur à une service d’ordre avait interdit tout ce qui pouvait ressembler à une arme, de la canne au couteau ce de qui poche. La préfecture de police excita ses troupes contre ces manifestants en faisant courir le bruit qu’ils avaient abattu des policiers. Conséquence : une véritable chasse à !’Algérien toute la nuit, des dizaines de morts, des centaines de blessés. Les archives les plus compromettantes ont disparu, mais l’homme qui était responsable de la police auprès du Premier ministre de l’époque, évoquant cette nuit lors de son trentième anniversaire, a conclu : Oui, ce fut un pogrom ».
Ainsi, trente plus tard, quelqu’un qui avait été au courant des faits les reconnaissait et les qualifiait médiatiquement. J’avais traversé Paris cette nuit-là sans me douter de l’ampleur du désastre. Il y avait beaucoup de policiers, de gendarmes, et ils avaient dressé de nombreux barrages. J’étais dans un taxi, qui fut arrêté à l’un d’eux. Un gradé ouvrit ma portière, me regarda au visage puis cria ; « Ce n’en est pas un ! » Je n’oublierai jamais ce jugement au faciès, qui fut mon laissez-passer racial. Le lendemain, par les journaux, la vérité fit ses débuts.
Et pourtant, elle commence à peine à s’établir grâce, en particulier, à un historien, M. Einaudi, qui, dans La Bataille de Paris, documente les faits avec une précision exemplaire. Cette précision l’a bien évidemment conduit à tenter de chiffrer le nombre de morts algériens et à éclairer le rôle de la préfecture de police, donc celui de son chef. Il se trouve que ce chef vient d’être condamné pour crimes contre l’humanité au bout d’un procès sans cesse renvoyé pendant une vingtaine d’années, et qui concerne son rôle dans la déportation des Juifs, pendant la guerre. On n’a pas le droit de déduire de cette condamnation tardive que ce fonctionnaire de Vichy devenu grand serviteur du général de Gaulle avait de la constance dans la répression des races inférieures. D’ailleurs, il vient d’intenter un procès en diffamation à M. Einaudi pour la raison, dit-il, que si l’on peut regretter quelques bavures en cette nuit d’octobre, le nombre élevé des morts s’explique par le fait que les Algériens profitèrent des circonstances pour se massacrer entre eux [1].
La guerre d’Algérie durant tout son cours, de novembre 1954 au début de 1962, ne porta jamais officiellement le nom de « guerre ». Il s’agissait d’opérations de maintien de l’ordre contre des bandes rebelles et terroristes. L’envoi du contingent, c’est-à-dire de dizaines de milliers de jeunes Français appelés au service militaire, dénonçait en soi la dénomination officielle de la situation, mais elle créait une implication nationale , qui devait être indiscutable pour rester juste – ou plus ou moins en conserver généralement l’apparence. Pour cela, il fallait que la nature véritable du conflit demeurât secret , comme celle des moyens employés – chose impossible dès lors que ce conflit durait et qu’il mobilisait tant de gens.
Les nouvelles de déportations, tortures, terre brûlées circulèrent par conséquent assez vite, et elles furent au fond confirmées par l’ardeur policière mise à poursuivre les journaux ou les groupes qui les transmettaient. Le mensonge officiel ne crée , pas seulement de la mauvaise foi : il casse en deux la société par le doute, la suspicion, l’agressivité. Dès lors, une guerre civile se développe dans les têtes et les cœurs, qui ne débouche pas forcément sur la violence physique mais qui crée de la violence morale parce qu’il y a beaucoup de gens de bonne foi dans le camp de la mauvaise foi, et que les médias gouvernementaux ou idéologiquement apparentés à leur position font tout pour l’alimenter. Dans cette atmosphère, la vérité devient de la trahison, et le combat pour dire la vérité du terrorisme.
Tel est, à grands traits, le modèle mis en place, en France, par la répression officielle de toute information susceptible d’éclairer le cours d’une guerre, qui ne pouvait conduire qu’à piétiner ces fameux « Droits de l’homme » dont la France s’est fait une spécialité honorifique. La répression se flatte bien sûr de respecter les Droits de l’homme en poursuivant ceux l’accusent de couvrir leur mise à mal, et cette action répressive encourage les gens qui sont de bonne foi dans le camp de la mauvaise foi à persister dans un entêtement qui les conforte. Et comme ces gens-là sont la majorité, la vérité reste sans avenir, parce qu’elle s’est trouvée privée de son rôle qui était de rénover le lien social.
Elle reste sans avenir pour la raison que, le jour où gouvernement est amené à la reconnaître en même temp qu’il traite avec la résistance algérienne et accorde l’indépendance, la vérité fait si brutalement irruption dans l’ épaisseur de la nation qu’elle ne s’y répand pas. Pour qu’elle le fasse, il faudrait que le pouvoir consacre au débat l’équivalent de l’énergie qu’il donna à la répression. Au lieu de quoi, il s’empresse de faire voter une loi d’amnistie qui, sous prétexte de réconcilier tous les Français, ne fait que garantir l’impunité aux tortionnaires. La loi s’exerce comme s’il n’y avait aucune différence entre le dénonciateur des tortures, à l’époque condamné pour trahison, et le tortionnaire,, à l’époque couvert par patriotisme. La société, grâce à cette indifférence, reste grosse de ses monstruosités. Si l’on avait alors nommé cette guerre pour ce qu’elle était, et jugé ceux qui avaient commis des crimes contre l’humanité, quitte à reconnaître que ces crimes tenaient moins à leur caractère qu’à celui du conflit, on aurait libéré la collectivité de la tentation raciste qui rôde en elle. Et qui sert aujourd’hui le développement d’un parti qui a le front de se dire« national» (comme si « national » était un terme de solidarité alors qu’il est tout naturellement un terme d’exclusion).
La guerre d’Algérie demeure un événement de référence à travers des effets à long terme. Quand elle avait lieu, son déroulement était brouillé du fait qu’on ne lui donnait pas sa qualification véritable et qu’un gouvernement de gauche, de plus élu pour faire la paix, avait institué comme son arme la plus efficace l’atteinte systématique aux Droits de l’ homme. Mais sans doute la lecture de cette contradiction permet-elle de comprendre comment le geste socialiste se déporte automatiquement vers la droite tout en continuant de s’afficher à gauche – et ce serait une des raisons qui fait perdurer cette époque parce qu’elle est exemplaire des comportements politiques de la « gauche plurielle » aussi bien que de la guerre sociale.
L’autre raison est que l’Algérie n’en a pas encore fini avec lu construction de son indépendance. […] cette guerre qu’on ne peut même pas dire « civile », et qui n’a pas non plus la clarté de mettre aux prises franchement un parti « laïc » et un parti « religieux », bien que son apparence aille dans ce sens. Du temps de la guerre de libération, en dépit des collaborateurs désignés par le terme « harkis », il y avait un face à face net entre deux ennemis et la guerre était ainsi ce que traditionnellement elle doit être : un affrontement bien défini. À présent, la guerre entre Algériens ressemble à ce que les Français prétendaient qu’elle était de leur temps : une suite d’opérations de police contre des bandes d’extrémistes dangereux, qui pillent, violent, massacrent. La seul certitude est qu’il y a bien des massacres, et particulièrement horribles par le carnage et sa mise en scène, mais la répression qu’ils « justifient » est une atteinte à tous les « droits » qu’elle prétend rétablir.
L’humanité voudrait que chacun de nous puisse parti – comme on le peut devant les tortionnaires, dans la clarté de la certitude. Du temps de la « guerre d’Algérie », le choix était soutenu par la clarté de la cause, si bien qu’il ne pouvait y avoir d’équivalence entre des exactions désespérées et des crimes systématiquement couverts par le Droit et l’autorité. Dans l’Algérie actuelle, rien de semblable pour la raison qu’on n’n’aperçoit que ténèbres et fureur entre la corruption évidente, qui tient le pouvoir et qui est responsable de la situation générale, et le fanatisme né de cette situation. Ce fanatisme est-il manipulé ? Autrement dit ne se voile-t-il d’idéal et de pureté que pour s’emparer du pouvoir et de ses avantages ? Tout est possible dans un monde où la misère et le chômage ajoutent une couche de noirceur à un noir déjà trop épais. Dans un monde aussi où le principal allié arabe des Américains finance le fanatisme cependant que ces mêmes Américains, fiers d’être la plus grande démocratie du monde, soutiennent les Talibans…
Comment choisir en tenant compte de contradictions qui troublent aussitôt le choix ? Le vieil humanisme réclame ce choix, mais à peine lui cède-t-on que l’impuissance des sentiments apparaît. Que peuvent de plus la réflexion et la pensée quand elles se heurtent à l’impensable ? Tout engagement politique ou social – à supposer qu’il faille les distinguer – a un motif qui relève au bout du compte d’une position morale. Ce mouvement est très précieux pour les professionnels de la politique parce qu’ils font comme si les raisons d’agit avec eux allaient, de leur fait, dans son sens, alors que, et c’est ici que débute l’impensable, un professionnel de la politique n’invoque la morale que pour requalifier ses intérêts. Dès que ledit professionnel est aux affaires, et par conséquent contraint d’expliquer ses décisions, il développe un double langage afin de pouvoir dire le contraire de ce qu’il fait. De cette façon, le militant est plus que trompé puisque sa pensée, qui trouve satisfaction dans le projet exposé, ne s’inquiètera pas de son application. N’est-il pas impensable qu’un bon projet donne lieu à une mauvaise action ?
Pourtant, voilà ce qui arrive avec, par exemple, la loi des 35 heures. À en croire ses promoteurs socialistes, cette loi doit bénéficier à tous en augmentant le loisir des uns et en dégageant du travail pour les autres. En réalité, la loi est faite, à travers les accords d’entreprises qui gèrent son application, pour faire admettre une flexibilité dont les travailleurs ne voulaient pas. […] Autre exemple, tout différent, celui des accords d’Oslo. Qui ne s’en est réjoui, persuadé que la condition des Palestiniens s’en trouverait améliorée ? D’où ma stupéfaction en constatant, sur le terrain, que le principal résultat avait été de transformer chaque enclave palestinienne en un ghetto dont il était prudent de ne pas sortir sans une autorisation à peu près inaccessible.
Et pour en revenir à la guerre d’Algérie, est-il pensable que l’artisan courageux de la paix, le général De Gaulle, figure militaire et morale, ait commis à cette occasion un acte d’un cynisme parfait ? C’est pourtant ce qu’a fait le grand homme en ordonnant de désarmer les harkis pour qu’ils soient, sans défense, livrés au massacre. Le massacre, bien sûr, ne figurait pas dans les accords, seulement le désarmement. Il faut ajouter que si vingt à trente mille harkis se sont réfugiés en France, c’est sur l’initiative de leurs officiers honteux de leur abandon et de ses conséquences prévisibles. Il faut ajouter encore que l’Algérie des accords d’Évian, à l’intérieur de ses frontières, ne comptait plus beaucoup de cadres ni beaucoup de résistants. La principale force intérieure aurait donc été les harkis s’ils avaient conservé leurs armes. Par contre, une armée algérienne se trouvait en Tunisie, où la cantonnait l’efficacité de la ligne Morice, et cette armée était toute dévouée à Boumédienne, qui allait s’en servir bientôt pour prendre le pouvoir et installer solidement le parti unique et la corruption. Ces divers éléments, massacre, parti unique, corruption, pouvoir longtemps absolu, sont les ingrédients fondateurs de la situation actuelle en Algérie. Comment se dosent-ils? Comment se sont-ils noircis l’un l’autre jusqu’à faire régner, sur ce pays où la majorité est très jeune, les ténèbres de leur vieille nuit ? Peut-être est-ce la bonne question, mais sûrement trop incomplète …
Depuis que l’économie a envahi l’espace du politique une mutation est en cours qui change l’ordre des valeurs. Ce changement a pour conséquence que l’intérêt, non seulement l’emporte sur la morale, mais devient, par le biais d’une substitution impensable dans les termes et les cadres où nous pensons encore, la nouvelle morale. C’est à peu près comme si le mal devenait le bien, et pourquoi pas ? N’a-t-on pas déjà connu dans l’Histoire des retournements aussi radicaux ? Le problème est qu’on ne change pas si rapidement le sens du sens, mais la banalisation de l’injustice sociale est en train de faciliter ce changement.
Tout serait donc faux, tout ce que nous pensons à partir de critères révolus. Il y a deux ans, à Mexico, j’ai passé une soirée chez Juan Gelman. C’est l’un des plus importants poètes de langue espagnole. D’origine argentine, il vit en exil au Mexique. Son fils et sa belle-fille ont été assassinés par la Junte ; leur enfant, né en prison, a disparu. Juan, qui anima la résistance, m’a dit ce soir-là que, tout bien pesé, il en était arrivé à la conviction que les trente mille morts, qui représentent le bilan de la répression, représentaient aussi la partie de la population – intellectuels, syndicalistes, responsables divers – capable de retarder le passage à une économie libérale …
En termes économiques, cette répression argentine particulièrement sanglante et marquée par le recours systématique à d’abominables tortures fut donc un gain de temps et un bien. Faut-il utiliser cela comme modèle et s’en servir pour interpréter d’autres situations ? La réussite économique n’a ni remords ni pitié : elle dévaste les valeurs anciennes et les vies présentes au nom d’une efficacité qui excuse tous les dégâts puisqu’elle prépare un avenir aussi radieux pour tous que devait l’être celui des démocraties populaires. La complexité des conflits et des contradictions actuelles a devant elle cette simplification souveraine. La guerre ne fut-elle pas finalement un bien ? La mort ne renouvelle-t-elle pas les consommateurs ? Allons, le vieux monde est déjà derrière nous et la monnaie unique à portée de main qui permettra d’augmenter les prix et d’abaisser les salaires pour le plus grand bien de l’économie…
Bernard Noël
[1] Depuis lors, ce haut personnage symbolique a été débouté de sa plainte et même jeté en prison. Il s’était bien réfugié en Suisse, mais il a été extradé en quelques heures au risque de donner à la procédures les apparences de l’exception. Il fallait que notre gouvernement démontre à tout prix sa détermination et qu’enfin le dernier survivant des crimes de Vichy soit le bouc émissaire qui expie pour toute la nation. On appréciera dans cette affaire, non pas qu’un homme n’ait pas réussi à mourir à temps pour éteindre la justice à la satisfaction de ses pairs, mais que sa propre vie incarne à la perfection les deux poids deux mesures qui rendent si dissemblables les crimes contre l’humanité selon la qualité de leurs victimes. Les tortionnaires des Algériens – et plus particulièrement des Arabes – peuvent dormir tranquilles ou même parader dans les rues et les assemblées politiques, nul n’a jamais eu la volonté de les inquiéter.