IWW – Un syndicalisme de classe contre les préjugés raciaux (1905-1925)
Au début du XXème siècle, aux Etats-Unis, les IWW * syndiquent des travailleurs et travailleuses noir·es et blanc·hes dans les même syndicats. Il s’agit de lutter contre « la concurrence » au sein de la classe ouvrière, organisée et entretenue par le patronat. Ce syndicalisme sera durement combattu, notamment par les militants racistes du Ku Klux Klan.
* Sur l’histoire des IWW : Peter Cole, David Struthers et Kenyon Zimmer, Solidarité forever : Histoire globale du syndicat Industrial Workers of the World, Hors d’atteinte, 2021. Joyce Kornbluh, Wobblies & Hobos – Industrial Workers of the World : agitateurs itinérants USA (1905-1919), L’insomniaque, Paris, 2012. Larry Portis, IWW – Le Syndicalisme Révolutionnaire aux États-Unis, Spartacus, Paris, 2003. Franklin Rosemont, Joe Hill – Les IWW et la création d’une contre-culture ouvrière révolutionnaire, Éditions CNT-RP, 2008. Howard Zinn, Howard, Une Histoire populaire des États-Unis, Agone, Marseille, 2002.
David Sauzé, professeur des écoles et syndicaliste à Sud Éducation, membre de la Commission antifasciste de Solidaires.
Naissance de l’ IWW : un syndicalisme de classe pour un prolétariat unifié
Dès sa création l’IWW (Industrial Workers of the World) s’engage en faveur d’un syndicalisme incluant le prolétariat dans son ensemble, sans distinction de sexe, de couleur de peau ou de nationalité. Lors de sa convention de fondation le 27 juin 1905, l’un des délégué·es, Bill Haywood [1] s’exprime en ce sens, insistant sur le fait que le principal syndicat l’American Federation of Labor [2], ne représentait pas vraiment la classe ouvrière car nombre de ses structures excluaient alors les travailleurs et travailleuses noir·es et de nationalité étrangères. Parmi les plus de deux-cents délégué·es qui participèrent à la fondation de l’IWW, dont une majorité de socialistes révolutionnaires et d’anarchistes, on trouve notamment Lucy E. Parsons [3], née esclave, d’ascendance noire, amérindienne et mexicaine, elle y fera deux discours particulièrement remarqués.
Faisant le constat de l’échec de l’American Federation of Labor à unifier la classe ouvrière contre le patronat, les délégué·es présent·es s’engagent vers un syndicalisme de classe ainsi que le proclame la première phrase du préambule adopté lors de cette convention : « La classe ouvrière et les employeurs n’ont rien en commun. » [4] La devise de l’IWW résume bien cette unité de classe, cette solidarité, portée comme un étendard à la face des capitalistes : An injury to one is an injury to all [5]. Le but qu’ils et elles se fixent est d’en finir avec l’exploitation capitaliste : « La mission historique du prolétariat [6] est d’éliminer le capitalisme ». Pour mener à bien cette mission trois principes guidèrent la fondation de l’IWW qui peuvent être résumés ainsi :
- la supériorité du syndicalisme industriel sur le syndicalisme de métier dans la lutte contre les organisations monopolistiques et hautement intégrées des employeurs ;
- l’impossibilité de convertir la conservatrice Fédération américaine du travail en un type d’organisation qui apporterait des avantages réels à la majorité des travailleurs et travailleuses ;
- l’inefficacité de l’organisation existante de type industriel et radical à construire un mouvement qui organiserait et unirait l’ensemble de la classe ouvrière, sans distinction de qualification, de couleur, de sexe ou d’origine nationale.
Un syndicat d’industrie, de lutte, solidaire et se revendiquant de la lutte des classes, tout·e membre de Solidaires se sent nécessairement en terrain familier. L’irruption de l’IWW dans le paysage syndical états-unien va bousculer la toute puissante AFL qui prônait un apolitisme radical et se défait de toute influence potentielle des socialistes. Opposée à toute intervention étatique, l’idéal de l’AFL était d’être l’interlocuteur privilégié du patronat. Face à ce syndicalisme apolitique, l’IWW va rapidement populariser des moyens d’actions radicaux qui feront sa réputation : l’action directe, la grève sur le tas et le sabotage [7].
Les questions de discriminations que l’on appellerait aujourd’hui de genre, de race ou de nationalité sont centrales dans la constitution d’un syndicalisme de classe. Elles ont guidé l’IWW depuis sa création et n’en restèrent pas à l’état de grands principes énoncés mais non mis en œuvre sur le terrain. La première réussite de l’IWW, en ces temps de forte immigration, fut d’organiser au sein des mêmes syndicats travailleurs travailleuses de différentes nationalités. Cependant la syndicalisation du prolétariat noir ne progressa guère durant les cinq premières années. Il faut attendre 1910 et le lancement d’une campagne d’éducation massive et particulièrement volontariste pour commencer à faire bouger les lignes.
Les Wobblies [8] furent particulièrement actifs et actives pour combattre des préjugés solidement ancrés. Ils distribuèrent des milliers de tracts et de brochures exhortant les travailleur·euses noir·es à se joindre à eux. Le message était clair : « Il n’y a qu’une seule organisation syndicale aux États-Unis qui admet le travailleur de couleur sur un pied d’égalité absolue avec le blanc – l’Industrial Workers of the World ». Leur credo One big Union, une seul syndicat pour tou·tes. Cette politique volontariste porta ses fruits et l’IWW commença à recruter un grand nombre de dockers noirs dans les ports de la côte Est, et s’implante également parmi les travailleurs du bois au Texas et en Louisiane. En 1913, Mary White Ovington, cofondatrice de la NAACP [9], écrivait dans un article sur la conditions des Noir·es aux États-Unis que l’IWW était l’une des deux seules organisations, avec la NAACP à être réellement investies dans la défense des droits des Noir·es : « Il y a deux organisations dans ce pays qui ont montré qu’elles se préoccupaient, qu’elles se soucient des droits complets des Noirs. La première est l’Association nationale pour la promotion des gens de couleur. La seconde organisation qui attaque la ségrégation des Noirs est l’Industrial Workers of the World. L’I.W.W. a toujours soutenu les Noirs. » [10]
La race contre la classe : des divisions entretenues pas la classe dirigeante
En ce début de vingtième siècle, l’une des grandes faiblesses du mouvement syndical américain, sinon la grande, justement pointée par Big Bill Haywood lors de la convention de naissance de l’IWW, réside dans l’impossibilité de lutter efficacement contre le système capitaliste du fait de la concurrence qui sévit au sein de la classe ouvrière. Nombre de travailleurs blancs étaient alors plus occupés à lutter contre le droit des travailleurs noirs à travailler, plutôt qu’à lutter ensemble prolétaires noir·es et blanc·hes, contre leurs employeurs. Ces combats fratricides étaient aussi bien le fait du Nord industriel que du Sud rural.
Les organisations syndicales dominantes étaient complices de ces luttes fratricides au sein du prolétariat. De nombreux syndicats affiliés à l’AFL refusaient purement et simplement l’adhésion des travailleur·euses noir·es tandis que d’autres dirigeaient des sections locales ségréguées. Un syndicat pour les blanc·hes et un pour les noir·es ! Travailleuses et travailleurs noirs et blancs étant de fait séparés, renforçant ainsi l’idée d’intérêts divergents au sein même de la classe ouvrière. Les mesures racistes qui touchaient les noir·es au quotidien : privations des droits civiques, discriminations, violences étaient tout simplement ignorées. De même que la torture et le lynchage qui étaient monnaie courante dans les États du Sud.
Derrière la question raciale et les divisions qu’elle entraîne au sein de la classe ouvrière se cachent les intérêts des capitalistes. L’IWW s’est toujours fermement positionnée contre ce « diviser pour régner », pour affirmer partout et tout le temps une position de classe, quitte à condamner une grève de travailleurs blancs pour des motifs racistes [11]. Le journal de l’IWW à la Nouvelle-Orléans, Voice of the People, exprimait les choses de façon claire : « Les travailleurs, lorsqu’ils s’organisent, doivent être daltoniens… nous devons viser la solidarité d’abord et l’action révolutionnaire ensuite » [12].
Si de fortes oppositions à un traitement égal pour tou·tes existaient au sein du prolétariat blancs, l’IWW dut également lutter contre les préjugés à l’encontre des syndicats qui touchaient une grande partie du prolétariat noir. En effet, nombre de syndicats et de fraternités refusaient de défendre les intérêts des travailleur·euses noir·es. Pire encore certains étaient même actifs dans les politiques ségrégationnistes alors en œuvre leur refusant l’embauche – du fait du monopole syndical préalable à l’embauche existant dans certains secteurs –, ou à un salaire moindre que celui octroyé aux blanc·hes, ou en les maintenant aux postes les moins bien payés et les plus dangereux. Cette politique ségrégationniste entre Noir·es et Blanc·hes – dont l’un des corollaires est d’organiser une opposition factice, les montant les un·es contre les autres –, s’inscrit dans la continuité des pratiques en vigueur dans les États du Sud du temps de l’esclavage. Dans son Histoire populaire des États-Unis, Howard Zinn montre que la peur d’une fraternisation entre Noir·es et Blanc·hes avait « suffit à imposer la nécessité de les dresser les uns contre les autres ». Les actes de solidarités entre esclaves et pauvres blanc·hes devaient être durement condamnés, une répression sévère s’abattait sur les Blanc·hes qui fraternisaient avec des Noir·es. [13]
Syndiquer noir·es et blanc·hes pour lutter ensemble contre le patronat et le racisme systémique
L’action de l’IWW en faveur de la syndicalisation du prolétariat noir allait au-delà de la distribution de leur propagande. Les Wooblies étaient très actif·ves dans tout le pays et se déplaçaient fréquemment dans États à l’autre si bien que l’on a longtemps assimilé le Wooblie au Hobo, ce travailleur errant qui voyageait dans les wagons de marchandise à travers le pays. Dans le Sud rural les Wooblies participèrent à la création de nombreux syndicats et leur propagande essaima jusque dans le Sud ségrégationniste. On retrouve notamment des militants de l’IWW à la création en 1910 de la Brotherhood of Timber Workers (BTW), organisant les travailleurs noirs et blancs du bois au Texas, en Louisiane et en Arkansas. Les Wooblies mirent à disposition de la BTW des moyens matériels et humains, ainsi que leur savoir-faire en matière d’organisation, qui permirent rapidement au syndicat de s’implanter dans cette industrie du bois [14].
Des prolétaires organisés en mixité raciale c’en était de trop pour la bourgeoisie locale. Au cours de l’été 1911, les employeurs tentèrent de discréditer le syndicat en imposant un lock-out général qui entraîna la fermeture de 350 scieries. La solidarité de classe fonctionna plein et six mois plus tard les employeurs reconnurent leur défaite et durent mettre fin à ce lock-out. Cette action, loin d’avoir affaibli le BTW, l’a fortement renforcé. En mai 1912 il compte 25.000 membres, pour moitié des travailleurs noirs et pour moitié des blancs. Le syndicat demande alors à s’affilier à l’IWW. Big Bill Haywood est envoyé en Louisiane, à Alexandria, où se réunissent les syndiqués du BTW. À sa grande surprise en arrivant dans la salle Haywood ne voit que des travailleurs blancs ! Lorsqu’il demande où sont les travailleurs noirs on lui explique qu’ils sont réunis dans une autre salle… En effet selon les lois alors en vigueur dans l’État de Louisiane les réunions en mixité raciale sont illégales. La ségrégation bat son plein dans les États du Sud rural. S’adressant à l’assemblée Haywood déclare : « Vous travaillez ensemble dans les mêmes usines. Parfois, un Noir et un Blanc peuvent abattre le même arbre ensemble […] On ne peut pas faire cela intelligemment en adoptant des résolutions ici, puis en les envoyant dans une autre salle pour que les Noirs agissent en conséquence. Pourquoi ne pas faire preuve de bon sens et appeler les Noirs dans cette convention ? » Et Haywood de poursuivre en lançant une sentence qui restera célèbre : « Si c’est contraire à la loi, alors c’est l’un de ces moments où il faut enfreindre la loi. » [15] Covington Hall, l’un des leaders de la BTW surenchérit, « si des arrestations ont lieu, nous irons tous en prison, blancs et noirs ensemble ». Par la suite, les bûcherons noirs se joignirent à la réunion soudainement déségréguée et des délégués noirs et blancs furent élus pour représenter la Brotherhood of Timber Workers lors de la Convention de l’IWW de 1912.
L’affiliation au sulfureux IWW est un outrage supplémentaire fait à la classe dominante. En mai de la même année les employeurs passent à l’attaque avec un nouveau lock-out général. Le 7 juillet à Grabow en Louisiane, des hommes armés d’une compagnie de sécurité privée ouvrent le feu sur une manifestation syndicale. Bilan : trois syndicalistes et un garde de la compagnie sont tués et on compte une cinquantaine de blessés. Mais dans la soirée la police arrête le dirigeant syndical Arthur Emerson et 64 autres syndiqués qui seront traduits en justice pour meurtre. Leurs conditions de détention sont épouvantables mais il seront finalement acquittés quatre mois plus tard le 2 novembre 1912. Le syndicat a subi un coup dur, la détention et le procès lui ont coûté une grande part de ses ressources.
Dès lors la BTW devient la cible des propriétaires des industries du bois dans le Sud. En novembre 1913, 1 300 travailleurs quittent les usines de l’American Lumber Company à Merryville, en Louisiane, pour protester contre le licenciement de 15 hommes. Dans une tentative claire de diviser les travailleurs, tous les licenciés étaient blancs, mais dans un élan de solidarité de classe, les travailleurs noirs se joignirent spontanément au débrayage. Des briseurs de grève sont alors engagés, mais ils sont à leur tour persuadés de se joindre à la grève. Les dirigeants de l’entreprise, bien décidé à briser la grève coûte que coûte, n’hésitent pas à recourir à la force brute. Des vigiles armés s’emparent de ceux qu’ils identifient comme les meneurs et, pendant quatre jours, leur font subir des sévices puis les expulsent de la ville en les menaçant de mort s’ils revenaient. La grève s’est toutefois poursuivie durant quatre mois avant de s’effondrer. À ce moment-là, la BTW avait été écrasée dans tout le Sud et ne survivra à l’état de coquille vide que durant à peine deux ou trois ans.
L’histoire de la Brotherhood of Timber Workers, exceptionnelle par sa brièveté, par l’élan de fraternité soulevé par-delà les clivages raciaux dans ce Sud ségrégationniste et par la violence des méthodes patronales employées pour en venir à bout a été diversement commenté par les historiens. Certains y ont vu une cause du sentiment antisyndical dans le Sud, à l’image de ce qui se passera au sein des industries du pétrole qui s’y développèrent quelques années plus tard, pour ceux-là l’affiliation à l’IWW fut la cause principale du de la lutte écharnée que lui menèrent les industriels du bois. D’autres au contraire ont insisté sur la rencontre entre des formes de résistances : du côté des fermiers petits artisans des villes qui luttaient contre les monopoles capitalistes d’une part et du côté des ouvriers noirs qui pratiquaient le débrayages spontanés. La rencontre de ces deux praxis de résistance au capitalisme ont permis une adhésion commune aux pratiques de l’IWW et ont généré une réponse collective radicale au capitalisme industriel alors naissant dans le Sud [16]. Bien que certains historiens aient affirmé que la fusion avec l’IWW militant a entraîné la chute de la Fraternité, la plupart d’entre eux soutiennent que les exploitants avaient déjà décidé de détruire la BTW avant son affiliation avec l’IWW en raison de son succès dans la réalisation de la solidarité syndicale parmi les travailleurs des scieries au-delà des préjugés raciaux. La brève épopée de la BTW a démontré que les travailleurs des scieries rurales, opprimés, non qualifiés et racialement mixtes, pouvaient être efficacement syndiqués [17]. C’est cette conscience de classe incarnée dans un syndicalisme de lutte qui a été la cible des industriels qui jouèrent la carte raciale autant que la violence systématique pour diviser ce prolétariat unifié.
L’IWW cible du Ku Klux Klan
L’IWW de par ses engagements de classe, de par ses pratiques subit une répression importante de la part des capitalistes mais aussi de la part des autorités, répression qui s’accrut après 1917 et l’entrée en guerre des États-Unis. Le sabotage que revendiquaient les Wooblies tant par anticapitalisme que par leur opposition à la guerre étant alors perçu comme l’expression d’un sentiment antipatriotique. C’est à cette époque que socialistes et anarchistes subirent une nouvelle vague de répression qui toucha durement l’IWW [18].
De par ses combats pour une syndicalisme de classe, mettant en avant la solidarité et la fraternité, l’IWW promouvait également des pratiques que nous qualifierions aujourd’hui d’antifascistes [19]. Consciente que l’action syndicale ne pouvait rester aveugle et sourde aux violences systémiques d’un système basé sur la ségrégation raciale, l’IWW condamne le lynchage.
En 1919 est publié une brochure intitulée « Justice for the Negro » qui soulignait le caractère systémique du racisme qui subissaient les Noir·es aux États-Unis. Cette publication soulignait le fait que « deux lynchages par semaine – un tous les trois ou quatre jours – [était] le rythme auquel les gens de ce “Pays de la liberté et patrie des braves” [20] ont tué des hommes et femmes de couleur au cours des trente dernières années ». Il est ensuite décrit en détail l’ampleur de l’oppression et de la discrimination dont souffrent les travailleurs et travailleuses noires : « Quand le Noir cherche du travail, il rencontre la même discrimination systémique. Des milliers d’emplois lui sont fermés uniquement en raison de sa couleur. Il n’est considéré comme apte qu’aux emplois les plus subalternes. Dans de nombreux cas, il doit accepter un salaire inférieur à celui payé aux hommes blancs pour le même travail. Partout, les chances sont contre lui dans la lutte pour l’existence.» La publication poursuite en proclamant que l’IWW n’est pas « un syndicat de Blanc·hes, ni de Noir·es… mais un syndicat de travailleurs·euses. Toute la classe ouvrière dans un seul grand syndicat ». Cette affirmation du caractère profondément antiraciste de son syndicalisme, couplé à une dénonciation radicale du racisme systémique de la société états-unienne a placé l’IWW dans le viseur des organisations suprémacistes telles que le Ku Klux Klan [21] alors en pleine renaissance. Contrairement au premier Klan, exclusivement focalisé sur la question raciale, le second Klan, plus patriotique, lutte contre tout ce qui est censé porté préjudice aux valeurs protestantes traditionnelles. Il est clairement anti-juif·ves, anti-catholiques, anti-immigrant·es et plus tard anti-communistes. Les syndicats mixtes, tel l’IWW, sont très directement identifiés comme des ennemis à abattre.
En 1917 à Tulsa en Alabama aura lieu l’un des évènement les plus marquant de cette lutte écharnée que le nouveau Klan mène contre les syndicats. Cet épisode connu sous le nom de The Tulsa Outrage, l’Outrage de Tulsa, montre les collusions entre les autorités locales (justice et police) et les membres des milices suprémacistes qui se reforment dans le Sud des États-Unis. Tout commence par la condamnation de douze membres de l’IWW pour des motifs peu clairs : vagabondage ou pour défaut de possession d’un Liberty Bond [22], preuve de leur antipatriotisme. Cinq témoins de la défense furent également condamnés. Une fois le jugement prononcé, la police, après les avoir passés à tabac, remet ces dix-sept condamnés aux Knights of Liberty [23] (Chevaliers de la Liberté), une émanation locale du Ku Klux Klan qui portaient eux une robe noire. Dans l’article du Tulsa Daily World de l‘époque qui relate l’incident, les victimes étaient désignées comme des espions allemands présumés et membres de l’IWW.
Le témoignage d’un des Wooblies sur cet “incident” est à ce titre terrifiant : « Après que chacun ait été fouetté, un autre homme a appliqué le goudron avec une grande brosse, de la tête au siège […] Puis une brute a enduit des plumes et les a frottées… Après s’être assurés que nos corps étaient bien maltraités, nos vêtements ont été jetés en tas, de l’essence a été versée dessus, et une allumette a été appliquée. […] On nous a ordonné de quitter Tulsa, de partir en courant et de ne jamais revenir. » [24]
Il apparaît que l’homme qui a dirigé le goudronnage et le plumage n’est autre que W. Tate Brady, fondateur de Tulsa et membre notoire du Ku Klux Klan. Selon la presse de l’époque, les autorités auraient été averties que plus de deux-cents membres de l’IWW avaient migré vers l’Oklahoma pour organiser une rébellion ouverte de la classe ouvrière contre l’effort de guerre prévue pour le 1er novembre 1917. Les motifs étaient donc bien patriotiques et sociaux, il s’agissait bien de punir et d’effrayer des militant·es syndicaux opposé·es à la guerre. Aucun des policiers, ni des membres de la milice suprémaciste n’a pu être identifié. En 1921 la même localité de Tulsa était le théâtre d’un massacre [25]qui est resté dans les mémoires comme l’un des pires commis contre la communauté Afro-américaine aux Etats-Unis. Au cours des années 1920, le second Klan se développe hors de son aire originelle du Sud des anciens États confédérés. Cette expansion s’inscrit dans le contexte de la Red Scare, la Peur rouge, qui se développe dès 1917 dans le double contexte de l’opposition des socialistes et des anarchistes à l’effort de guerre, laquelle se mue dès octobre 1917 en une peur dirigée contre les Bolchéviks. La xénophobie, le racisme, le patriotisme, la haine des syndicats est alors fortement exacerbée. Dans ses publications l’IWW n’hésite alors pas à parler de “Ku Klux Government” [26].
En 1924 une militante de l’IWW, Lisa ‘Lizzie’ Sundstedt, décède suite des suites d’un violent passage à tabac lors d’une attaque du KKK contre un local de l’IWW à San Pedro en Californie. Quelques mois plus tôt, la même année sur la Côte Est, dans le Maine, Wooblies et klanistes s’affrontaient dans la petite ville de Greenville. Depuis 1907 l’IWW est présent dans cet État et depuis 1920 un syndicat défend et organise les travailleurs Canadiens francophones qui forment le gros de la main-d’œuvre bûcheronne des nombreux camps forestières de la région. Tout commença au mois de février quand des dizaines de membres du Ku Klux Klan défilèrent dans cette minuscule ville forestière exigeant le départ des étrangers. Depuis les camps forestiers des alentours plusieurs centaines de bûcherons, dont de nombreux Wooblies, viennent porter main forte à leurs camarades et défilent à leur tour. Les logeurs locaux refusèrent alors d’héberger les Wooblies qui restèrent alors toute la nuit dehors, occupant la rue face au KKK. Bien que se développant sur la xénophobie ambiante, et en l’occurrence le sentiment anti Canadiens francophones, le KKK n’a jamais lutté contre les « barons du bois » qui faisaient venir cette main-d’œuvre pour exécuter les dures et dangereux travaux forestiers durant les rudes hivers du Maine. Bien au contraire le KKK a toujours soutenu les capitalistes. Les Wooblies accusent alors les propriétaires d’être des esclavagistes [27] et d’avoir fait venir le KKK pour leur servir de milice privée afin de briser le syndicat. Les Wooblies ne cédant pas, et bien au contraire ils provoquèrent le boycott de quatre entreprises et annoncèrent désirer installer leur siège local dans la ville. Devant cette opposition résolue les klanistes durent battre en retraite. Dès l’année suivante les effectifs du Klan dans le Maine s’effondrent. La solidarité de classe a eu raison des discours et des actions xénophobes et nationalistes.
Pour conclure
L’IWW représente une forme de syndicalisme radical qui sut mettre en avant ses principes de solidarité de classe face aux multiples oppressions subies par le prolétariat états-unien en ce début de XXe siècle. Son engagement pour un grand syndicat, One Big Union, par-delà les critères de couleur de peau, de nationalité est le simple résultat d’un engagement total dans la Lutte des classes. La lutte contre les préjugés raciaux, l’IWW l’a mené sur le terrain syndical, avec quelques réussites, même si elles furent parfois éphémères, et toujours le même sentiment que c’est ensemble, uni·es, que nous serons plus fort·es. La solidarité de classe a su s’imposer dans des contextes particulièrement hostiles, le Sud ségrégationniste, où depuis des décennies, main dans la main, capitalistes et représentants politiques, maintenaient entre les Noir·es et les Blanc·hes des oppositions socialement et légalement construites. Si la lutte intensive alors menée contre les syndicats de classe dans le contexte particulièrement brutal de la Red Scare porta un coup fatal au développement de l’IWW, ses réalisations restent inscrites dans l’histoire du syndicalisme de lutte. Aujourd’hui encore le syndicat est le lieu, l’outil, la forme d’organisation la plus à même de porter haut le combat contre les capitalistes d’une part mais également contre l’extrême droite. La solidarité de classe, construite et entretenue dans les luttes quotidiennes constitue notre meilleur arme pour faire face aux discours et pratiques de l’extrême droite. La lutte antifasciste est une lutte syndicale.
David Sauzé
[1] Bill Haywood (1869 – 1928), dit Big Bill Haywood, est une figure centrale du mouvement ouvrier américain. Il fut un dirigeant de la Western Federation of Miners, un membre fondateur et un leader des Industrial Workers of the World (IWW), et un membre du comité exécutif du parti socialiste américain avant d’être un des fondateurs du Parti communiste auquel il appartiendra jusqu’à sa mort.
[2] American Federation of Labor (AFL), est la principale organisation syndicale aux États-Unis depuis sa création en 1886 jusqu’en 1955, date à laquelle elle fusionne avec le Congress of Industrial Organizations (CIO) pour former l’AFL-CIO. Née dans la suite des forts mouvements de grève de l’année 1886 pour la journée de 8 heures dont la grève du 1er mai fut le point culminant. L’AFL se construit dans ses premières années sur un apolitisme strict qui amènera des syndicalistes socialistes et anarchistes à créer en 1905 l’IWW.
[3] Lucy E. Parsons (1851 – 1942) est née esclave dans l’État de Virginie en 1851. En 1871 elle épouse Albert Parsons, militant anarchiste, membre du Socialistic Labor Party puis du Revolutionary Socialist Labor Party. Coorganisateur de la grande grève du 1er mai 1886 à Chicago qui sera réprimée dans le sang par la police. e 4 mai suivant, lors d’un des nombreux rassemblements organisés une bombe tue huit policiers dans Haymarket Square. Aussitôt sept militants anarchistes sont arrêtés, Parsons se livrera de lui-même à la police. Il sera exécuté le 11 novembre 1887 à la suite d’un procès truqué. Oratrice hors pair, Lucy Parsons restera toute sa vie une infatigable militante anarchiste.
[4] The working class and the employing class have nothing in common.
[5] Une attaque contre un est une attaque contre tous.
[6] Le terme originel est working class que l’on traduit souvent par classe ouvrière, mais au sens littérale prolétariat semble convenir davantage. Pour éviter les répétitions nous utiliserons les deux expressions comme synonymes dans la suite du texte.
[7] Le site de l’Université de Washington héberge de The IWW History Project. Ce projet explore l’histoire de l’IWW plus particulièrement durant les années 1905 – 1935. Est ainsi compilé une base de données, présentée sous forme d’annuaire et de cartes interactives, de centaines de grèves, de campagnes, d’arrestations et d’autres incidents impliquant des membres de l’IWW. Consultable à l’adresse suivante : https://depts.washington.edu/iww/index.shtml
[8] Wooblies, surnom donné aux militant·es de l’IWW.
[9] La NAACP, National Association for the Advancement of Colored People (Association nationale pour la promotion des gens de couleur), créée en 1909 est l’une des plus anciennes et principales organisation de défense des droits civiques aux États-Unis. Rosa Parks est sans doute la plus célèbre de ses membres.
[10] Mary White Ovington, « The Status of the Negro in the United State » in The New Review, September, 1913, pp. 747-748
[11] Ce fut notamment le cas en janvier 1911 lorsque les pompiers blancs du Cincinnatti, New Orleans and Texas Railroad se mirent en grève pour protester contre l’embauche de pompiers noirs. Leur exigence, le licenciement de tous les pompiers noirs dans les 90 jours. Les trains continuèrent de circuler, avec des pompiers noirs dans leurs équipages au péril de leur vie. En l’espace de quatre jours des tireurs embusqués tirèrent sur les trains et tuèrent au moins onze personnes : neuf employés noirs des chemins de fer et deux détectives. L’IWW a de suite condamné ce mouvement de grève et apporté tout son soutien aux pompiers noirs. « Nous n’avons aucune sympathie pour les pompiers en grève », pouvait-on lire dans Solidarity le journal de l’IWW. Les “grévistes” étaient coupables d’une « conduite de classe non ouvrière » et « méritaient de perdre ». L’article concluait que « l’unité indépendamment de la race, de la croyance ou de la couleur, [était] la seule issue ». Cette grève raciale n’est pas un exemple isolé, en 1909 en Géorgie, un même conflit éclata, The Georgia Railroad strike of 1909, également connu sous le nom de Georgia race strike, la grève raciale de Géorgie. Elle opposa des pompier et mécaniciens blancs à leur direction. Leur motif de mécontentement, mêlant racisme et rivalité entre prolétaires attisés par les employeurs, le licenciement de mécaniciens blancs et l’embauche de mécaniciens noirs, payés à un salaire moindre.
[12] « The workers when they organise must be colour blind…we must aim for solidarity first and revolutionary action afterwards. », cité par John Newsinger, One Big Union of All the Workers: Solidarity and the Fighting IWW, Bookmarks, 2017, 72 p.
[13] Howar Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours, Agone, 2002, voir p. 205 et suiv.
[14] Philip S. Foner, « The IWW and the Black Worker » in The Journal of Negro History, Vol. 55, N° 1, Jan. 1970, pp. 45-64
[15] If it is against the law, this is one time when the law should be broken.
[16] James R. Green, « The Brotherhood of Timber Workers 1910-1913: A Radical Response to Industrial Capitalism in the Southern U. S. A. » in Past & Present, n°60, Aug., 1973, Oxford University Press, pp. 161-200
[17] En 1915 se constituait à Kansas-City, sur des bases proches de la BTW, l’Agricultural Workers Organization (AWO), un syndicat de travailleurs.euses de la terre, également soutenu par l’IWW. L’AWO compta jusqu’à 100.000 membres à travers les États-Unis et le Canada.
[18] Patrick Renshaw, « The IWW and the Red Scare 1917-24 » in Journal of Contemporary History, Vol. 3, N°. 4, Oct., 1968, pp. 63-72
[19] Évidemment au sens propre il s’agit d’un anachronisme tant historique que géographique, le terme antifasciste est ici utilisé à titre d’analogie. Le mouvement Fasci italiani di combattimento (« faisceaux italiens de combat ») ne naît en Italie qu’en 1919, le Partito Nazionale Fascista (Parti national fasciste) en 1921 et la Marche sur Rome date pour sa part de 1922.
[20] « land of the free and the home of the brave » est la reprise d’un vers d’un poème de Francis Scott Key, The Star-Spangled Banner, sous-titré une chanson patriotique, dont le texte sera repris en 1931 comme hymne national États-uniens. Francis Scott Key en tant qu’avocat a critiqué l’esclavage… mais ils était lui-même propriétaire d’esclaves (dix-huit au moment de son décès en 1843) et représentant des propriétaires d’esclaves en fuite.
[21] Le premier Klan est né en 1865 au lendemain de la Guerre de Sécession. Créé par d’anciens officiers sudistes il se caractérise des actions violentes à l’encontre des populations Noir·es impossible à quantifier (mais elles seront à l’origine d’un mouvement d’exil qui conduira à un mouvement de retour en Afrique et verra la création du Libéria), mais également des autorité fédérales. De nombreux politiciens républicains, y compris un sénateur, seront assassinés (Abraham Lincoln était républicain). Une loi, The Klan Act, est votée en 1871 au Congrès des États-Unis pour abolir l’organisation qui sera finalement interdite en 1877. Si d’autres organisations suprémacistes ont tenté de reprendre le flambeau sans succès, les Jim Crow Laws (lois Jim Crow), un ensemble de législations locales vont légaliser, à partir de 1877, la mise en place d’un état de ségrégation politique et sociale à l’encontre des Noir·es (et dans une moindre mesure des Blanc·hes pauvres qui se verront restreindre l’accès au droit de vote dans certains États), au nom du principe « separate but equal » (séparés mais égaux).
[22] Liberty Bond ou obligation de liberté (ou emprunt de liberté) était une obligation de guerre vendue aux États-Unis pour soutenir la cause des Alliés durant la Première Guerre mondiale. La souscription à ces obligations devint un symbole du devoir patriotique aux États-Unis.
[23] Knights of Liberty était le nom d’une société secrète anti-esclavagiste créée en 1846 par douze jeunes Afro-américains. Ils planifiaient un soulèvement généralisé d’esclaves sur le territoire des États-Unis dans un délai de dix ans. Dix ans plus tard ce réseau de résistance comptait 42.000 personnes dans tous les États du Sud, à l’exception du Texas et du Mississippi, et aida des centaines d’esclaves afro-américain·es à retrouver la liberté.
[24] « We are the heirs to the Tulsa Outrage », in Industrial Worker, June 2012
[25] Tulsa race massacre, le Massacre de Tulsa qui eut lieu du 30 mai au 1er juin fit 45 mort·es selon les autorités. Le rapport final de 2001 de la Commission d’Oklahoma sur les émeutes de Tulsa donne une estimation de100 à 300 victimes et huit-mille sans-abris du fait des incendies provoqués par les assaillants blancs.
[26] Michael Cohen, « “The Ku Klux Government”: Vigilantism, Lynching, and the Repression of the IWW » in Journal for the Study of Radicalism, Vol. 1, N°1, 2007, pp. 31-56
[27] Les législateurs du Maine, sous la pression des barons du bois (lumber barons), ont adopté en 1907 une loi qui condamnait à la prison les bûcherons qui quittaient leur emploi. Avant l’abrogation de la loi, 10 ans plus tard, 342 bûcherons avaient été condamnés et emprisonnés.
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