Entretien avec Frédéric Bodin
Dans un entretien accordé en avril 2022, Frédéric Bodin revient sur la création, au début des années 2010, du groupe de travail « Ripostes syndicales contre l’extrême droite » et sur l’engagement antifasciste qui est un des piliers du syndicalisme pratiqué à Solidaires.
Frédéric Bodin, est salarié d’un CASI *, qui est la structure qui gère les activités sociales des Comités sociaux et économiques de la SNCF. Militant à SUD-Rail, il est membre du Secrétariat national de l’Union syndicale Solidaires et l’un des animateurs de sa commission antifasciste. *Comité des activités sociales interentreprises SNCF.
David Sauzé – Tu es donc un des animateurs de la commission antifasciste Solidaires ?
Frédéric Bodin – Oui, anciennement du groupe de travail « Ripostes syndicales contre l’extrême droite », qui est passé au statut de commission depuis le dernier congrès [1] ; c’est symbolique, mais ça veut aussi dire que ça s’inscrit dans la durée. Donc, commission antifasciste de Solidaires. Antifasciste puisqu’on n’a pas peur de ce mot là en fait.
David Sauzé – Justement, Solidaires et antifasciste ça résonne toute de suite, d’où ça vient en fait ? Parce que c’est assez particulier dans le paysage syndical.
Frédéric Bodin – Ça vient en partie de la sociologie de Solidaires au départ, sur le côté générationnel : il y a plein de gens qui au début de Solidaires étaient militant·es de de Ras l’Front [2] ou très proches. Des libertaires, des membres de la Ligue communiste révolutionnaire et plein de d’inorganisé·es mais voilà, culturellement c’était un peu ça qu’on retrouvait comme militant·es dans Solidaires. Et puis, s’est posé la question, dans les années 2010, de coordonner un peu ça parce qu’il y avait plein de gens qui faisaient des trucs sur l’antifascisme. Instituer un groupe de travail, ça ne nous a pas semblé tout de suite nécessaire, pas de le formaliser en tout cas, c’était des échanges affinitaires. Et puis, au fur et à mesure, on a constaté qu’il y avait des militants et militantes qui faisaient des trucs dans SUD Santé sociaux, dans Sud Educ’, etc., et que c’était idiot de ne pas mieux mutualiser ce travail. Alors, on a mis en place ce groupe de travail. Et puis il y avait des questions toutes bêtes : on avait des camarades qui étaient mandatées dans VISA [3] ; or c’est pas simplement le Secrétariat national qui mandate, il fallait avoir un positionnement un peu collectif, officialiser un peu les choses. Il fallait aussi caler des trucs. Par exemple est-ce qu’on se revendique antifascistes ? Est-ce qu’on se revendique de ce terme-là ? Parce que c’est pas neutre, c’est un terme qui est connoté. On a fait le constat, collectivement, qu’effectivement c’était un pan du mouvement ouvrier qu’on reprenait à notre compte sans aucun souci. Avec aussi tous les débats qu’il peut il y avoir sur « c’est quoi l‘antifascisme ? », toute la mauvaise pub sur l’antifa. Alors oui, le bloc noir on va dire, c’est un des visages de l’antifascisme mais ce n’est pas le seul. Mais pour nous il fait aussi parti du combat antifasciste. D’emblée, nous avons posé sur la table que nous n’avions pas d’ennemi·es parmi ceux et celles qui luttent sincèrement contre l’extrême droite. On peut avoir des désaccords stratégiques, pratiques, des analyses différentes ; mais on a fait ce qu’on fait dans Solidaires assez régulièrement, c’est-à-dire tenir les deux bouts, travailler aussi bien avec des structures très institutionnelles, du type Ligue des droits de l’homme, et ne pas cacher qu’on travaille aussi très régulièrement avec l’Action antifasciste par exemple. D’ailleurs, la LDH et l’AFA ont déjà travaillé ensemble.
David Sauzé – Oui ça représente un peu les deux positions extrêmes entre un antifascisme institutionnel et un antifascisme autonome…
Frédéric Bodin – Oui un antifascisme autonome et un antifascisme plus institutionnalisé certes, mais qui est intéressant aussi et qui peut produire des choses tout à fait bien. En réalité, ça peut être tout à fait complémentaire. Nous, Solidaires, on bosse avec ATTAC et avec l’AFA ou la Jeune garde, voilà. On considère que notre vision du mouvement social et de l’unité fait qu’on bosse avec « tout le monde ». On ne va pas se cacher, on bosse avec les AFA, c’est de notoriété publique qu’on bosse avec elles et eux et on le revendique, ce que d’autres organisations syndicales n’assument pas forcément pour plein de raisons politiques, pratiques….
David Sauzé – Solidaires assume l’antifascisme. Mais, et c’est écrit dans nos tracts, nos brochures, on se revendique avant tout d’un antifascisme radical…
Frédéric Bodin – Oui et il y a pu avoir des débats, y compris en interne, mais moins ces derniers temps, sur « est-ce qu’il faut manifester contre l’extrême droite ? » Il y a encore deux ou trois ans on a eu ces débats avec des structures syndicales qui disaient « ça ne sert à rien de manifester contre l’extrême droite, ou de descendre dans la rue, ou de tenir la rue ». On y reviendra sans doute après, mais il y a l’épisode Clément qui est un moment fondateur pour nous [4]. Où la question de la rue, de tenir la rue ? n’est pas simplement théorique. Donc, oui notre antifascisme est radical au sens où on s’attaque à l’extrême droite à la racine, et où on est radicalement antifascistes. Et ce n’est pas une posture. Je ne veux pas dire que pour d’autres organisations syndicales ce soit une posture, mais chez nous ce n’est pas un supplément d’âme. C’est à dire que ça fait partie, intrinsèquement, de nos combats. C’est en partie anecdotique, mais le fait qu’on ait des drapeaux Solidaires spécifiquement sur l’antifascisme, comme on en a sur les droits des femmes et l’écologie, confirme que ce sont des combats qu’on porte au quotidien. On pense que le syndicalisme apporte quelque chose à l’antifascisme, parce que en tant que syndicalistes sur nos lieux de travail, là où nous intervenons, dans les entreprises et les administrations, sur l’antifascisme aussi on a des choses spécifiques à faire. En construisant des solidarités concrètes, voire en gagnant des luttes sociales, on pense que ça fait reculer l’extrême droite. Voilà : on doit tenir là aussi les deux bouts, dans les entreprises et dans la rue.
David Sauzé – Du coup deux questions me viennent. On peut avoir des postures antifascistes mais concrètement dans la pratique syndicale au jour le jour comment on fait de l’antifascisme ? Et à l’inverse comment est-ce que l’antifascisme enrichi nos pratiques syndicales ?
Frédéric Bodin – Le syndicalisme à la base c’est fédérer les gens quelles que soit leur origine, leur sexe, sans s’occuper de ce qu’ils et elles font le dimanche matin, s’ils et elles vont aller prier ou vendre un journal militant sur les marchés… L’intérêt du syndicat, c’est de faire bosser tous ces gens-là ensemble, au quotidien, pour gagner ensemble. C’est tout con mais on pense que ça contribue à faire reculer l’extrême droite. Aussi, en discutant avec les collègues, avec toutes les difficultés que ça comporte – la machine à café peut être un lieu où on entend des choses effroyables et on ne sait pas toujours comment faire pour bien réagir. Ce ne sont pas des combats faciles ; il y a des thématiques, c’est cyclique, qui peuvent revenir en permanence pendant des semaines, voire des mois et qui, du jour au lendemain, disparaissent. Et à la machine à café on a tous et toutes été confronté·es à ça : est-ce que tu rentres dans la gueule du collègue ? Comment tu lui rentres dans la gueule ? Tu y va doucement en disant « non mais c’est plus compliqué que ça ». Mais comment tu affirmes ce combat-là ? Sur des thématiques liées au travail c’est plus facile, c’est plus évident, t’assumes le clash. Mais le ou la collègue qui te dis « ces gens-là sont … » en désignant les Roms, les Arabes, les Juif·ves, les Noir·es, etc., on peut se sentir moins à l’aise avec ça. Il y a un vrai travail de conviction à faire. Pour faire dans l’exemple caricatural : le ou la collègue qui n’est pas syndiqué·e mais qui est de toutes les grèves, et dont tu sais qu’il ou elle est un peu border line sur certains sujets, tu fais quoi ? Tu décides de lui rentrer dedans ou tu esquives ? Tu mets ça de côté parce que tu te dis « il vaut mieux l’avoir avec nous que contre nous ». Tout ça renvoie à des difficultés au quotidien.
Pour prendre un exemple plus concret, il y a quelques années SUD-Rail n’avait pas signé un accord d’intéressement avec la direction SNCF. On s’est fait « défoncer la gueule » par d’autres syndicalistes, notamment la CFDT, sur le mode « à cause de Sud-Rail vous aurez pas les 600 € ». On a assumé, fait des tracts, expliqué, mais aussi a perdu quelques adhérents et adhérentes. Après la question s’est posée : est-ce qu’on est capable d’aller sur un autre terrain, lui aussi clivant, celui de la lutte contre l’extrême droite ? On a fait un tract SUD-Rail spécifique sur l’extrême droite, qui a été plutôt bien diffusé par les équipes. Parce que ce n’est pas le tout de faire des tracts : tu fais un tract et tu te dis « ça y est on est antifascistes » ? Non, ce qui compte, c’est la capacité à le diffuser au plus près du terrain, le plus massivement possible. On a eu un autre exemple lors de la présidentielle de 2017 : on avait ressorti un quatre pages Solidaires et des affiches spécifiques sur l’extrême droite. Preuve que le matos a été diffusé, on a eu des procès par des boîtes, sur le mode « c’est pas du matériel syndical ». Bon, on a gagné. Mais si les boîtes attaquent, c’est la preuve que les délégué·es l’ont utilisé. Après, on sait aussi que des équipes ne l’ont pas utilisé, mais cela vaut pour n’importe quel tract. C’est rassurant de se dire que c’est pas juste une lubie d’un groupe de travail, mais que ça répond à des vraies préoccupations de terrain. Et on n’est pas non plus sur des résolutions de congrès qui peuvent faire unanimité (sauf dans des espaces très particuliers) ; ça, n’importe quelle organisation syndicale peut le faire ; là on parle de produire du matos qui sera réellement utilisé au quotidien.
David Sauzé – L’extrême droite est absente des entreprises, au sens où les quelques tentatives d’entrisme dans le syndicalisme du FN à l’époque, aujourd’hui du RN – en dehors de quelques corps constitués des forces de l’ordre – sont des échecs ; même si quelques collectifs sont mis en avant. Est-ce que cette absence (dont on ne va pas se plaindre) ne rajoute pas une difficulté ? Ça n’aboutit pas à cloisonner les choses ? Le syndicalisme ce serait le travail, et uniquement le travail, et il y aurait le politique qui est à côté. Ce qui peut d’ailleurs correspondre à une certaine lecture de la Charte d’Amiens.
Frédéric Bodin – Oui, effectivement. Toutes les organisations syndicales ont été percutées parce qu’il y a eu des militant·es qui se sont retrouvé·es sur des listes électorales du RN. Peu à Solidaires, mais ça ne veut pas dire pas ; donc, nous aussi, on a été touché·es. Chez nous, ça s’est réglé assez facilement par des exclusions. « Je fais ce que je veux de mon dimanche », mais ça, c’est une ligne rouge. Nous n’avons pas eu de problème pour régler ces quelques cas.
Ce qui nous a plus percuté à Solidaires, ce sont les sondages de Liaisons sociales sur les votes et les proximités syndicales. Regarder les évolutions dans la durée, ça peut avoir une utilité certaine. Mais on considère que ces chiffres ne sont pas fiables. Il y a sept ou huit ans, des chiffres étaient sortis indiquant que « les personnes proches de Solidaires » votaient à 25 % pour le Front national. On avait échangé avec la journaliste qui avait rédigé le papier et elle avait reconnu que c’était un truc sorti très rapidement. Qu’on dise, je sais pas moi mais 3 ou 5 %, d’accord, et ce sont des choses qui nous questionnent, mais 25 % ! Par rapport à notre poids en termes d’effectif ça représentait 4 ou 5 personnes qui avaient été interrogées, donc ce n’est vraiment pas représentatif, ça ne veut rien dire. Ceci dit, oui, il y a une infime minorité qui va sans doute voter pour l’extrême droite. On a des équipes qui ne se saisissent pas du tout de ces combats-là. Et pour plein de raisons ; c’est évident qu’il y a des espaces de travail où c’est plus compliqué des porter ces questions-là que dans d’autres. Par exemple, c’est plus facile d’aborder ces sujets quand on est à l’Éducation nationale – et ça ne retire rien aux camarades qui le font et même très bien [5] –, même si ce n’est pas un sanctuaire que dans d’autres secteurs.
Mais, en même temps, des syndicats y vont quand même. J’ai le souvenir qu’un des premiers tracts de Solidaires Justice, qui est notamment présent dans les centres de détention, était contre le Front national. Bon, bah, ils et elles se sont fait défoncer le panneau syndical tout de suite. Mais voilà ils et elles y ont été. Par rapport au FN/RN, on n’a pas particulièrement été inquité·es, en termes de captation de nos membres. En revanche, ce qui nous a plus percuté c’est Dieudonné/Soral. Là, on a eu des discours sur le mode « je suis à SUD / Solidaires, je suis contre le système et qu’est ce qui fait chier le système ? C’est Dieudo et Soral ». Ce n’était pas anecdotique, ça a touché pas mal d’équipes. Ces discours étaient bien calibrés, pour une population plutôt jeune, peu formée syndicalement. A SUD-Rail, on a eu à cette époque l’arrivée de nombreux et nombreuses jeunes militantes, très attiré·es par les propos de Dieudonné. Avec, en plus, toute la gestion catastrophique de la question par Valls. Ca touchait des collègues qui se mettaient en grève et tout. Je pense à une grève dans l’Essonne, à côté d’Evry, chez Valls justement. Les camarades d’une boite de transport urbain ont fait une grève d’une semaine et quand on leur a demandé de nous envoyer une photo, pour mettre dans un journal syndical, on a eu tous les gus faisant la quenelle. Alors là, c’est vrai que t’es un peu mal parce qu’on était en train de dire que c’était une super grève. On a été discuter avec les camarades de Solidaires Transport pour régler le problème. Il ne s’agissait pas de les virer mais d’expliquer ce qu’il y a derrière ce geste. Pour elles et eux, réellement ce n’était pas un geste antisémite mais juste une sorte de bras d’honneur. Il a fallu expliquer, faire preuve de pédagogie et on les a convaincus.
Pareil, dans mon syndicat régional, il y avait quelques camarades qui étaient plutôt indulgent·es avec Dieudonné, et qui, en même temps, diffusaient les tracts pour la manif en hommage à Clément Méric. Alors tu fais quoi ? Tu peux très bien dire « ces gens-là n’ont rien à faire au syndicat » et tu les vires. C’est facile, c’est expéditif mais tu ne les convaincs pas. On a fait le pari de la pédagogie, de la formation, en prenant le temps. Globalement, ça a marché ; aussi, parce qu’on était en face de personnes encore en position d’écouter. Bien sûr, tu as des gens qui sont définitivement perdus : face à une personne qui croit que Macron est un reptilien, je ne vais pas perdre deux heures à discuter pour la convaincre que non c’est pas vrai. Quelqu’un qui est militant au Parti de le France par exemple, il n’y a pas à discuter.
C’est la même chose à propos du sexisme. Il ne peut pas y avoir de violeur dans l’organisation ; mais on considère qu’une personne qui, une fois, tient un propos problématique, tu ne vas pas la lourder. En tout cas, moi je considère que non. Il y a de la pédagogie à faire. Il y a un curseur : un mec qui passerait son temps à mettre des mains aux fesses, ça c’est pas possible, mais quelqu’un qui a parfois des propos sexistes, graveleux, et bien il faut discuter avec lui, lui expliquer pourquoi ce n’est pas possible ce type de comportement, le faire évoluer. Et c’est pareil avec le racisme. Oui on est foncièrement antiraciste. Mais voilà je ne peux pas garantir que je n’ai jamais eu de comportements ou de propos qui ont pu être perçus comme racistes par des personnes concerné·es. Et c’est une démarche que l’on doit tout le temps avoir. L’idée n’est pas de d’en coller une à celui ou celle qui dérape mais de prendre la personne à part et de lui expliquer qu’à tel ou tel moment, une blague, un propos peuvent être blessants, offensants. Tu discutes et tu argumentes. C’est la même chose par rapport à l’extrême droite : celles et ceux qui ne sont pas définitivement perdu·es, il faut discuter avec, il faut les convaincre. Alors effectivement c’est plus simple de faire le puriste et de dire « tu dérapes, on te lourde » ! Mais non, parce que c’est plus compliqué que ça. Ces personnes-là, les lourder ou leur foutre une claque dans la gueule c’est le meilleur moyen de les envoyer définitivement dans les bras de l’extrême droite.
David Sauzé – Alors justement tu parlais de formation. C’est l’un des rôles historiques du syndicat, via l’éducation populaire. Donner une formation alternative à ce qui est enseigné dans les écoles, ce qui était un des objectifs des Bourses du travail. C’est un travail qui est fait au sein de Solidaires. On parlait de la période Soral/Dieudonné mais, plus proche de nous, il y a eu la crise sanitaire du COVID qui a vu fleurir nombre de discours ambigus, confus, voire complotistes, antisémites. Est-ce qu’à Solidaires tout le travail qui avait déjà été fait en amont a permis de « limiter les dégâts » ?
Frédéric Bodin – Oui je pense qu’on a limité les dégâts comme tu dis, même s’il y a pu y avoir des choses pas très belles. On a très rapidement refait circuler dans Solidaires – même si dans cette période particulière je ne sais pas comment les gens lisaient les notes – des documents, notamment grâce à un beau travail de SUD Éducation. On a diffusé les fondamentaux, je dirais, et un décryptage de certains propos, de certaines imageries. Là aussi il y a pu avoir des réactions, un accueil pas toujours très positif, sans mauvais jeu de mot ; notamment avec un numéro du bulletin Ripostes syndicales contre l’extrême droite où on pointait les soutiens de Raoult. On disait « voilà nous on n’est pas médecins, on n’a pas d’avis sur le médicament miracle mais par contre on a un avis sur qui le soutient ». Et ses soutiens venaient largement de l’extrême droite ; ça n’invalide pas forcément mais ça permet d’avoir un regard, de situer les propos. On a eu des retours sur le mode « vous faites le jeu des labos ». On n’a pas de soucis avec ça, parce que ça fait des années qu’avec SUD Santé Social on parle et agit à propos des laboratoires pharmaceutiques, de la défense de l’hôpital public. On n’est pas disqualifié·es sur ces questions ! Il y a sans aucun doute des personnes membres de Solidaires qui sont tombé·es dans le complotisme. On est cent dix mille à Solidaires, et de la même façon qu’on n’est pas cent dix mille militant·es antifascistes à Solidaires, de même qu’il y en a qui doivent voter très mal, il y en a, sur les cent dix mille, qu’on a pu retrouver dans des manifs contre le pass sanitaire en très mauvaise fréquentation, et qui l’assumaient. Jen e parle pas là de celles et ceux qui disaient « il ne faut pas laisser ces manifs là à l’extrême droite », ce qui peut se discuter. Mais quand c’est complètement gangrené par l’extrême droite à quelques exceptions près, ça n’a plus de sens. On entendait aussi des trucs du genre « j’y vais mais moi je ne m’approche pas des nazis » : c’est quoi la bonne distance ? C’est trois mètres, dix mètres ? Moi je ne manifeste pas avec des nazis, voilà. Ça renvoie aussi à l’incapacité du mouvement social de construire un discours et des ripostes qui lui soit propres sur cette question-là. Il y en a qui assument : « je suis complotiste et alors ? » Ceux-là, celles-là, il va falloir du temps pour les récupérer… Évidemment, la gestion étatique, gouvernementale, ça a évidemment beaucoup joué.
David Sauzé – Oui et puis la haine s’est fixée sur la figure de Macron ; on reste dans la personnalisation et pas dans un discours plus systémique. On attaque une personne mais pas le système.
Frédéric Bodin – Toute une partie de ces discours ne critiquent pas du tout le système capitaliste. Il n’y a pas de remise en cause du système. Mais là encore, c’est en partie notre responsabilité de ne pas avoir réussi à diffuser un discours de classe. Et c’est exactement ce que l’on peut voir au niveau de la commission antifa : cette confusion peut donner des résultats très bizarres dans les urnes. Il y a tout un discours qu’on entend sur le mode « j’aime pas Macron » ou un « tout sauf Macron » qui dévie très rapidement vers « oui, Marine Le Pen, peut-être… ». Il y a pu avoir un côté bravache du genre « je vote Le Pen pour emmerder le système » même si je pense qu’il y a vraiment un socle dur de vote d’adhésion.
David Sauzé – Si on revient au matériel produit par la commission antifasciste : il y a un bulletin régulier, de plus en plus régulier d’ailleurs il me semble…
Frédéric Bodin – Oui plus régulier du fait de l’appropriation collective de l’outil. Au début, le bulletin sortait quand un camarade avait le temps de s’y coller. Sur un mois il faisait six articles et puis voilà. Aujourd’hui, on est sur un mode de fonctionnement beaucoup plus collectif et c’est une bonne chose. Il y a aussi un format qu’on n’a pas repris depuis un certain temps mais qui était très bien aussi, c’est les fiches pratiques. Sur la « théorie » du Grand remplacement, sur les théories du complot, etc., on a ainsi fait des choses plus « grand public », plus facile à lire. Le bulletin est très bien mais s’adresse davantage à des personnes qui s’y intéresse d’assez près au sujet. L’idée, c’est aussi d’avoir des outils qui s’adressent à des personnes un peu plus éloignées, même si ça reste un front de lutte essentiel. C’est aussi ce qu’on retrouve à la commission. On a des correspondant·es dans à peu près tous les départements, mais pas nécessairement des personnes qui vont passer quatre heures par jour sur les sites ou les médias d’extrême droite. C’est très bien qu’il y en ait, on a des camarades qui le font, mais c’est quasiment un taf à plein temps. Il faut aussi des camarades qui font du boulot syndical, des « vrais syndicalistes », on veut s’adresser aux « vrais gens ». Alors, le bulletin il est très bien mais plus c’est gros et moins c’est diffusé largement. D’où l’intérêt d’avoir différents formats pour être au plus près du terrain.
David Sauzé – Je confirme, les fiches sont effectivement un bon outil, facile d’accès et très facilement diffusable auprès de collègues, syndiqué·es ou non d’ailleurs.
Frédéric Bodin – Oui, pour faire simple dosons que le bulletin s’adresse plus aux militant·es antifa, les fiches aux syndiqué·es et le tract parle à tout le monde. Je pense qu’aujourd’hui on arrive bien à articuler tout ça.
David Sauzé – Et au niveau des formations au sein de Solidaires ?
Frédéric Bodin – On en fait beaucoup, et pas mal en intersyndicale par le biais de VISA. Et tout ce qui se fait en intersyndicale va dans le bon sens. Mais on a des spécificités à Solidaires et donc on a aussi des formations spécifiques. Pour en revenir à Dieudonné, on avait fait des formations en interne. Les formations intersyndicales, c’est plus difficile à monter ; donc quand il y a des demandes ou des besoins spécifiques on peut monter rapidement quelque chose au sein de Solidaires. On vient de relancer une session de formation de formatrices et formateurs sur la question de l’extrême droite. Et là encore ce qui est intéressant c’est de voir que le public était varié, c’était plus large que les personnes qui sont impliquées dans la commission. Tu as toujours peur d’être dans un entre-soi et là, pas du tout. Tu découvres qu’à un endroit où tu ne savais pas qu’il y avait des besoins, il y a des camarades qui sont pas pleinement impliquée·es dans l’antifascisme mais qui se sont dit « on va envoyer quelqu’un·e comme ça on pourra faire une formation locale, en interne ». Donc, potentiellement, c’est qu’il y a des personnes que ça peut intéresser. Cette session c’était pas une réunion supplémentaire de la commission antifa, elle a été appropriée par les camarades. Pareil, tu avais une diversité en termes de genre, d’âge ou de de profil syndical qui est toujours intéressante. Pour caricaturer tu n’avais pas que des étudiant·es et des profs !
David Sauzé – Même s’il y en avait et que c’est très bien ! Mais effectivement il y avait des camarades des transports, des collectivités territoriales, et de plein d’autres champs syndicaux.
Frédéric Bodin – Oui, tout à fait. Cette question est de plus en plus appropriée, y compris par les fédérations. Par exemple, pas plus tard que demain j’interviens au Conseil fédéral de Sud Collectivités territoriales ; ils et elles ont décidé de prendre une matinée pendant leur instance pour ne traiter que de ce sujet de l’extrême droite. Et SUD CT va mandater un camarade pour participer la commission. Ils et elles se sont dit « on a des choses à apprendre mais aussi on a des choses à apporter » parce que c’est un des seuls secteurs, à être directement confronté à l’extrême droite dans l’activité syndicale quotidienne : en tant qu’employeur, via les mairies remportées par le RN.
David Sauzé – Pour le coup, ils et elles savent ce que c’est que l’extrême droite au pouvoir.
Frédéric Bodin – Ils et elles y sont très directement confronté·es, même si les expériences sont diverses en fonction des mairies et que certain∙es essaient d’acheter la paix sociale. Mais c’est plus intéressant d’avoir un·e camarade mandaté·e par son syndicat ou sa fédé pour participer à la commission que d’avoir un·e camarade qui vient dans la commission parce qu’il ou elle était aux Sections carrément anti-Le Pen (SCALP) ou à No Pasaran il y a vingt ou trente ans et veut se remettre dans le bain ; même si ceux-là et celles-là sont les bienvenu·es aussi ! Mais en termes d’ancrage, c’est intéressant d’avoir des camarades qui sont soutenu·es par leur structure. Et ça, on le voit de plus en plus. Au niveau des champs de syndicalisation on a beaucoup de SUD Education, mais c’est quand même très divers et ça fait plutôt plaisir.
David Sauzé – Est-ce qu’à terme, c’est un objectif qu’on se pose au sein de la commission : arrêter les auto-mandatements des personnes qui veulent s’impliquer sur la question antifasciste et chercher à n’avoir plutôt que des camarades mandaté·es par leur syndicat, fédération ou Solidaires local ?
Frédéric Bodin – C’est à ça qui faudrait arriver. Mais notre fonctionnement est aussi lié à l’histoire de la constitution du groupe de travail. Ce sont des potes, des connaissances qui ont lancé l’idée et la mise en œuvre, et c’était un peu open-bar ; comme pour d’autres choses qui peuvent se lancer comme ça dans Solidaires. Mais le mandatement, ce n’est pas du tout par bureaucratie ; c’est la garantie que c’est bien pris en charge par les structures. Ce n’est pas un souci quand un·e camarade envoie des informations sans être dument mandaté∙e par son syndicat, mais c’est bien de savoir que tel ou telle camarade est mandaté∙e par SUD Éducation, SUD CT ou SUD-Rail et que, du coup, derrière, il y a une implication collective.
David Sauzé – On parlait tout à l’heure des camarades qui travaillent pour une municipalité conquise par le FN/RN. C’est un peu une nouveauté depuis ces deux dernières élections municipales que le FN/FN gagne et conserve des municipalités [6]. Comment ça se passe au niveau syndical, est-ce que ça a permis des initiatives notamment en intersyndicale ou c’est plutôt l’abattement ?
Frédéric Bodin – Ça dépend vraiment des endroits. Dans le cadre de la campagne intersyndicale contre l’extrême droite, on avait eu des réunions, plus en mode débat que formation. Après la première, qui s’était tenue à la Bourse du travail à Paris, nous étions allés à Béziers, symboliquement, pour la deuxième. C’était hyper intéressant, les gens avaient besoin de s’exprimer, les équipes syndicales avaient besoin de se parler. À Béziers, ça a permis de constituer des collectifs, des trucs qui fonctionnent dans la durée. Dans d’autre endroits, ça a été un peu plus dur, parfois ça n’a pas permis de dépasser les rivalités intersyndicales. Les situations sont très diverses, mais on voit bien que l’arrivée de FN/RN à la tête d’une municipalité ça n’entraîne pas une réaction unique, et, face au fascisme, unité du mouvement ouvrier.
David Sauzé – À Béziers ou à Marseille on a vu la constitution de VISA locaux…
Frédéric Bodin – Voilà c’est ça. Ailleurs, il y a pu y avoir ponctuellement des trucs ; dans toutes les régions on a pu organiser une initiative intersyndicale avec la CGT et la FSU, mais dans certaines c’est resté des one shot. On aurait pu imaginer qu’il y ait plus de volonté de construction dans la durée. Mais SUD CT n’est pas présent dans toutes les municipalités, la FSU non plus, la CGT Territoriaux n’est pas partout, du moins pas forte partout. Mais il y a aussi plein de choses qui se font sans qu’on soit forcément au courant.
David Sauzé – Avoir une mairie RN, c’est avoir la gestion des écoles dans le premier degré, la gestion des subventions aux associations, les équipements sportifs et culturels, etc.
Frédéric Bodin – Oui, justement, il est prévu d’aborder cette question avec les camarades de SUD CT. Ce ne sont pas seulement les salarié·es mais tous les administré·es au sens large qui sont impacté·es. Il y a l’idée de produire des documents de type « salarié·es et/ou administré·es par l’extrême droite quelles ripostes ? ».
David Sauzé – Au niveau de Solidaires, dans les résolutions adoptées lors dernier congrès, concernant l’extrême droite il y a un appel aux structures à se doter de mécanismes, y compris statutaires, pour faire face. Tu peux nous dire plus ?
Frédéric Bodin – Tous les syndicats, sauf FO et la CFTC, ont une position de principe qui est « on ne peut pas s’afficher d’extrême droite et avoir un mandat. Mais il y a un problème statutaire. Le Comité national, le Bureau national ou le Secrétariat national Solidaires ne peuvent exclure personne directement ; les adhérentes et adhérents le sont à un syndicat. C’est à ces structures de le faire. Il y a de plus en plus de structures qui prévoient, dans leurs statuts, une procédure d’exclusion à l’encontre d’un ou une syndiqué·e qui professerait des idées d’extrême droite. Là encore, on n’est pas sur la personne qui dit une connerie à la machine à café, on parle bien de personnes qui professent ces idées ou qui seraient candidat∙es lors d’élections, qui seraient militantes. C’est une façon de se border juridiquement. Il y a quelques années, un syndicat de routiers avait exclu un mec qui était candidat du FN ; il a gagné au tribunal, parce que dans les statuts, il n’y avait rien qui disait que ce n’était pas permis, il n’y avait rien sur les valeurs. Nous, on a toujours un paragraphe sur les valeurs, ça protège, mais c’est mieux quand c’est dit clairement. Ça évite tout le merdier qu’ils et elles ont eu à la CGT avec Engelmann [7]. Il a fallu exclure tout le syndicat, parce que le syndicat ne voyait pas de raisons de l’exclure.
Pour nous c’est clair, le choix politique est fait ; maintenant, la question, c’est plutôt « comment techniquement et juridiquement tu mets en œuvre ? » C’est plutôt pas simple, parce que si le cas se présentait, on demanderait des comptes « à Solidaires », mais ce n’est pas Solidaires au plan national interprofessionnel qui peut régler le problème, ce sont les structures de base qui doivent, chacune, se doter des outils adéquats. Pour les très rares cas qu’on a eu, nos structures de base ont été réactives La dernière fois, c’était lors des municipales dans les Bouches-du-Rhône, un mec de SUD Industrie qui était candidat ; on l’a su dans l’après-midi ; le soir il y avait un courrier qui partait de SUD Industrie lui disant qu’il n’était plus adhérent. De ce qu’on sait, jamais on nous a contesté ce type de décision auprès d’un tribunal Et, je répète, il y en a eu très peu de cas de toute façon. Mais s’il fallait au tribunal, pour ça, je pense que ça s’assume.
David Sauzé – Au début de l’entretien on parlait de la création de ce groupe de travail devenu récemment une commission. C’était au début des années 2010 ; à ce moment-là l’antifascisme connaît un peu une période de flottement. Des structures comme le SCALP ou Ras L’Front sont un peu en bout de course, la CNT est moins présente sur ces questions-là et, en même temps, il y a des structures qui se montent avec des nouvelles pratiques. Je pense à l’AFA-PB. En 2013 il y a un évènement qui marque un tournant, c’est le meurtre de Clément.
Frédéric Bodin – Oui c’est un évènement qui marque un tournant pour nous. Juin 2013, ça a été un choc, et pas seulement pour les celles et ceux qui étaient militant·es, mais pour toute une génération. Ça a été un choc, pour nous à Solidaires, et aussi pour les gens de l’AFA. Lors du rassemblement qu’il y a eu spontanément le soir même, j’ai rencontré des gens que je n’avais pas vu sur des évènements militants depuis dix ans. Et la dernière fois que je les avais vu, c’était quand on se foutait sur la gueule avec les fafs. Il y a eu un choc, un double choc parce que pour des anciens et anciennes, « bah oui c’est toujours d’actualité », et un choc pour toutes et tous en mode « oui l’extrême droite tue ».
David Sauzé – Quelque chose qu’on disait mais qui pouvait être loin en pensée…
Frédéric Bodin – Oui quelque chose d’un peu théorique, abstrait ; en tout cas en France. Un rappeur grec qui se fait défoncer par Aube Dorée [8], c’est loin et c’est pas un camarade que tu as potentiellement croisé. Et puis, en Grèce, tu sais qu’il y a une extrême droite ultraviolente ; mais là, en France, ça a été un vrai choc. Alors, dans la foulée, on a proposé une réunion unitaire. C’était très large, ça allait de la CNT à SOS Racisme ; bien sûr, sortir un texte, ça été extrêmement compliqué, mais on a réussi. On a essayé de faire vivre ce collectif dans la durée, notamment avec une lettre d’information contre l’extrême droite, mais ça n’a pas marché au-delà d’un trop court temps. Pour plein de raisons : techniques, pratiques, des histoires d’adresses mails personnelles, de personnes qui ne représentaient qu’elles-mêmes, etc., ça n’a pas perduré. C’est dans cette période qu’on s’est rapproché de l’AFA ; non pas qu’auparavant on était en opposition ; mais là on a travaillé avec l’AFA. Sans que ce soit un cadre privilégié mais ça nous semblait intéressant de voir cette nouvelle génération qui reprenait des choses. On s’est dit « si on peut être un point d’appui pour certaines mobilisations, faisons-le ». On ne s’est pas bouché le nez quand on a vu l’AFA débarquer dans le paysage politique.
En parallèle, et c’est pas lié à la mort de Clément parce que le courrier était arrivé quelques jours avant, la FSU proposait qu’on se rencontre pour évoquer une campagne intersyndicale contre l’extrême droite. Donc, on a dit oui à une campagne intersyndicale, pas de soucis, mais on a aussi dit à nos partenaires syndicaux que nous aurions aussi d’autres partenaires, dans d’autres cadres, sur le même sujet. On s’est intégré à cette campagne intersyndicale, en reprenant l’idée partagée par la CGT et la FSU, du danger social et de l’imposture sociale de l’extrême droite, ennemie des salarié∙es. Pas de souci, le corpus théorique était très facile à trouver ! On partageait aussi l’idée que CGT, FSU et Solidaires ça faisait une force non négligeable en termes de diffusion de tracts, de capacité de formation, etc. Mais tout ça, sans oublier que le meilleur moyen de faire reculer l’extrême droite, c’est d’avoir des victoires syndicales et sociales. Et cette campagne a été pensée, dès le début, comme s’inscrivant dans la durée. Construire des choses dans la durée et surtout la faire vivre le plus possible localement. Et il y a eu des trucs très positifs.
David Sauzé – Il y a eu déjà un lancement de campagne qui était un vrai succès, qui était vraiment enthousiasmant.
Frédéric Bodin – Oui c’était énorme. À la Bourse du travail il y a eu six cents personnes. Ce qui était vraiment enthousiasmant, c’est qu’on sentait une vraie volonté de travailler ensemble. C’était un pari qui n’était pas gagné d’avance.
David Sauzé – C’est aussi un moment où Marine Le Pen reprend le parti avec une tentative, dont nous ne sommes pas dupes, de le rendre plus acceptable et de prétendre incarner une vision sociale.
Frédéric Bodin – Oui, on s’est tout de suite dit qu’il fallait démasquer cette imposture du discours pseudo social. Il n’y a pas de discours social : elle dit ce que les gens veulent entendre. Il y a deux discours, dans le nord et l’est plus « social », dans le Sud plus « réactionnaire », mais les deux tendent vers le même slogan : « vos problèmes c’est la faute des immigré·es ». C’est juste un discours qui s’adapte localement à son public électoral.On a pensé que, de façon intersyndicale on avait des choses à apporter. Dans les deux ou trois années qui ont suivi on a fait plusieurs réunions dans les villes conquises par l’extrême droite. On a fait des tracts ; la question est toujours de savoir dans quelle mesure ils ont été distribués aux salarié·es. Et puis, après, ça a patiné. En partie, parce que le syndicalisme a repris ses droits, le syndicalisme traditionnel je veux dire. La loi travail, la contre-réforme des retraites, puis la pandémie. Aujourd’hui, on n’est pas capable de dire quelles perspectives il y a pour cette campagne.
David Sauzé – Déjà en 2017, on a Marine Le Pen au second tour et on n’a pas d’initiatives syndicales fortes.
Frédéric Bodin – Oui, d’une certaine façon, c’est comme pour ce qui s’est passé pendant la crise sanitaire ; une certaine incapacité du mouvement social à dire « on arrête ces conneries politiques et c’est nous qui faisons ». Je me rappelle une intersyndicale durant l’entre-deux tours avec la CFDT ; au bout d’une demi-heure, on savait qu’on n’arriverait pas à un communiqué commun. La CFDT voulait dire « on vote Macron », la CGT, FSU et Solidaires on était sur « pas une voix pour Marine Le Pen ». Là, déjà, c’était plié. Sur ces questions-là, moi je fais partie de ceux et celles qui pensent qu’on doit avoir une expression intersyndicale large, y compris avec la CFDT. On avait réussi en 2011 à tous signer un texte : « La préférence nationale n’est pas compatible avec le syndicalisme ». Bien sûr, ce ne sont que des déclarations d’intention, et c’est pas ce type de déclaration qui fera changer un électeur ou une électrice convaincue, mais ça réaffirme nos valeurs. En 2017, on n’a pas réussi ce minimum d’accord. Comme tu le dis, dans l’entre-deux tours il y a eu des initiatives, mais rien de comparable à 2002 ; aussi parce que on sortait, pas vraiment gagnant·es du mouvement contre la Loi travail. Ca explique, partiellement sans doute, cette incapacité à impulser des initiatives massifs.
David Sauzé – C’est une vraie leçon aussi. Notre faiblesse les rend plus forts. C’est pour ça qu’il est essentiel de s’opposer à l’extrême droite dans le mouvement social et tout particulièrement par l’outil syndical.
Frédéric Bodin – Oui. Et ces derniers mois on a vu quelque chose qui n’arrivaient pas avant, du moins depuis très, très longtemps : des attaques de locaux syndicaux et de façon très régulière. C’est le signe qu’ils et elles se sentent fort∙es ; et pensent que nous, le sommes moins. Même des bâtiments de grosses structures CGT sont attaquées. Alors évidemment c’est infiniment moins grave qu’une attaque d’un militant ou d’une militante. Mais c’est pas neutre. On a tout un travail à mener, à poursuivre sur cette question, syndicalement, auprès des collègues. On a bien vu ces derniers mois qu’il ne suffit pas d’appeler à « descendre dans la rue contre le fascisme » pour faire des manifestations massives, à Paris comme dans d’autres villes. Il y a eu, lors de la venue de Zemmour, d’ailleurs plus que Le Pen, des mobilisations partout où il est allé, ou presque. C’est enthousiasmant de se retrouver, ça fédère des énergies, mais il n’y a rien de très massif dans ces mobilisations. En tout cas rien de comparable à ce qui a pu exister dans le passé. Et aucune organisation syndicale ou politique peut dire à elle toute seule « on organise une manifestation et ramener du monde ».
Première leçon : cette faiblesse du mouvement social, qu’il faut bien reconnaître aujourd’hui, nous oblige à travailler unitairement. On ne peut pas s’en exonérer. C’est ce que Solidaires défend depuis toujours et c’est une réelle nécessité. Deuxième leçon : il faut en finir avec la politique-fiction qui fait que deux ans avant l’élection on donne déjà les finalistes, « ce sera Le Pen contre Macron » (et même si c’est ce qui s’est finalement passé) ; on est tétanisé par avance devant ce constat et on ne met rien en œuvre pour que cette prophétie ne se réalise pas. De la même façon, on entendait en 2017 « de toute façon si Macron passe ce sera Le Pen en 2022 ». Moi, je tiens la ligne de Solidaires, qui est de dire « pas une voix pour l’extrême droite » ; après, chacun·e traduit ça comme il ou elle veut. Mais si tu penses par avance que c’est écrit et que tu ne peux pas faire bouger les lignes alors arrête le syndicalisme ! Le côté mécanique n’est pas entendable en tant que syndicaliste. Si tu penses que, de toute façon, tu n’as pas d’action sur ton environnement social et politique, il faut arrêter. Je sais que je ne peux pas peser moi, individuellement, mais par contre, collectivement, le syndicat est une force qui n’est pas négligeable. Les rapports de force se construisent collectivement et dans la durée ; c’est ça notre force en tant que syndicalistes.
David Sauzé – Comment, syndicalement, aujourd’hui, on combat contre l’extrême droite ? Sachant qu’il n’y a pas une mais des extrêmes droites, y compris dans ses composantes électorales. L’irruption de Zemmour ayant d’ailleurs encore « gauchit » l’image de Marine Le Pen.
Frédéric Bodin – Zemmour, effectivement, c’est le candidat idéal du MEDEF ; il s’affiche comme ultralibéral. Mais Marine Le Pen n’est pas moins libérale. On l’a vu sur la question des retraites, derrière un affichage social il y a plein de « à condition que », des critères qui font, qu’au final, c’est la même chose. Comme toujours, ce vernis social se fissure vite, on voit bien l’imposture sociale de Le Pen. Mais c’est crai que, face à Zemmour qui porte et revendique une posture ultralibérale, Le Pen peut apparaître comme « sociale ». Evidemment, en creusant un peu, on voit tout de suite l’imposture. Les mesures sur le pouvoir d’achat, c’est nous qui allons-nous les payer. Ça n’a rien évidemment d’anticapitaliste. Elle promeut juste un capitalisme national.
David Sauzé – Avec un bon patron français !
Frédéric Bodin – C’est sa réponse « contre le mondialisme », expression qui ne veut rien dire et où chacun·e met derrière ses propres représentations. Mais la base c’est la répartition des richesses entre travail et capital et là, on voit bien qu’il n’y a aucune remise en cause de la répartition des richesses.
David Sauzé – Et face à ça aujourd’hui la campagne unitaire intersyndicale contre l’extrême droite est un peu à l’arrêt. La CONEX [9] qui s’était montée un peu avant cette campagne et qui s’est un peu fondue dedans, est aussi à l’arrêt. Du coup qu’est-ce qu’on a comme outil, nous syndicalistes, pour lutter contre l’extrême droite ? D’autant plus qu’à Solidaires on a cette image de l’organisation syndicale qui se revendique de l’antifascisme et qui fait le taf’ de tenir ces cadres, d’être présente sur le terrain. On a quoi aujourd’hui ?
Frédéric Bodin – La campagne intersyndicale est dans un creux. Mais à Solidaires on fait le pari que les enjeux sont tels que ça va reprendre et on fera tout pour ça. A côté de ça, au niveau national, on essaie de mettre en place une Coordination unitaire antifasciste [10], avec des déclinaisons locales. A ce jour, elle a un périmètre plutôt radical, se revendiquant de l’anticapitalisme dans sa lutte antifasciste. Nationalement, c’est porté par Solidaires, la CNT, le NPA, l’UCL et le collectif La Horde ; mais il y a aussi plein de groupe de l’AFA, des Jeunes gardes ou encore des collectifs locaux. Et je pense que ça a vocation encore à s’élargir. Ce qui est intéressant ce sont ces connexions entre des « grosses organisations » et des collectifs locaux. Parce que pour travailler ensemble sur la question antifasciste, le NPA et l’UCL par exemple, n’ont pas besoin de cette coordination. Ce qui est intéressant c’est de pouvoir soutenir des groupes qui un peu isolés et de pouvoir mettre des choses en commun. Dès le départ, on savait que ce ne serait pas la solution-miracle ; mais c’est un outil intéressant. On a fait le choix de s’y investir en sachant que toutes les composantes avaient des pratiques, des rythmes différents et que ce ne serait pas toujours simple. Un collectif antifa n’a pas le même rythme qu’un syndicat qui a aussi d’autres terrains d’intervention. De même que les modes de décision ne sont pas les mêmes à la CNT ou à la Jeune Garde, ou entre nous et le NPA. Mais on pense que c’est une structure à construire, qui n’est pas massive en nombre d’organisations, mais qui peut permettre un travail en confiance. Et dans la lutte contre l’extrême droite, c’est vraiment important. On n’abandonne pas l’ambition de l’élargir davantage, ET on va continuer de participer à des fronts plus larges s’ils se montent avec d’autres organisation de notre camp social. Parce que nous ne voulons pas en rester à la seule mobilisation contre l’extrême droite, ses idées et se pratiques, seulement en vue des dimanches électoraux ou au vu des dimanches électoraux. C’est un travail dans la durée et au quotidien qu’il faut mener, dans ce qu’on sait à peu près faire, c’est-à-dire du syndicalisme. Et comme notre syndicalisme ne reste pas à l’intérieur de nos entreprises et services, il s’agit aussi de construire les cadres de mobilisation de masse, parce que quel que soit le résultat des prochaines élections, le fait qu’entre nous et l’extrême droite aucun arrangement ne soit possible ne va pas rester un slogan.
Frédéric Bodin
Propos recueillis par David Sauzé
[1] 8e congrès de l’Union syndicale Solidaires qui s’est tenu à Saint-Jean-de-Monts, en Vendée, du 27 au 30 septembre 2021.
[2] Ras l’Front, réseau antifasciste créé en 1990 suite à une tribune signée par 250 intellectuels·les, universitaires, journalistes et artistes et actif jusqu’au milieu des années 2000. Après 2008, seuls quelques collectifs continuent leur activité.
[3] VISA, Vigilance et initiatives syndicales antifascistes, créée en 1996 est une association intersyndicale composée de plus de 120 structures syndicales issues de l’Union Syndicale Solidaires, de la FSU, de la CGT, de la CFDT, de la CNT-SO, de la CNT, ainsi que du Syndicat de la Magistrature.
[4] Clément Méric (1994-2013) militant syndical et antifasciste. Il est assassiné le 5 juin 2013 par des naziskins, membres de Troisième voie, le mouvement de Serge Ayoub, alias Batskin, leader charismatique des naziskins parisiens dans les années 1980 et 1990.
[5] Voir la « Campagne intersyndicale éducation contre l’extrême droite », sur le site de la fédération SUD Éducation.
[6] À l’exception de Jacques Bompart, ancien d’Occident, membre fondateur du FN qu’il quitte en 2005 pour fonder son propre parti la Ligue du Sud, maire d’Orange (Vaucluse) de 1995 à 2021, date à laquelle son fils lui a succédé. Sa femme étant pour sa part élue à Bollène (Vaucluse) de 2008 à 2020.
[7] Fabien Engelmann, ancien syndicaliste CGT, est maire d’Hayange (Moselle) depuis 2014 et conseiller régional du Grand Est depuis 2016. Fils de mineur, ancien membre de LO puis du NPA, il est le symbole des prises du FN, dans sa volonté de se montrer sous un visage social, notamment dans les régions du nord et de l’est de la France.
[8] Aube dorée, parti politique grec d’extrême droite, proche des néonazis. Plusieurs de ses membres ont été impliqués dans des actions violentes à caractère politique ou crapuleux. En septembre 2013, un militant d’Aube dorée poignarde à mort un militant antifasciste de 34 ans, le rappeur Pávlos Fýssas, à la sortie d’un bar dans la banlieue d’Athènes. Sur ce parti ; Aube dorée, le livre noir du parti nazi grec, Dimitri Psarras, Editions Syllepse, 2014.
[9] La Coordination nationale contre l’extrême droite, lancée en février 2013 à l’initiative de VISA, appelle à la création d’un large front antifasciste dans une dynamique unitaire, comme ce fut le cas dans les années 1990. Son existence fut de courte durée.
[10] La Coordination unitaire antifasciste, lancée en 2020, regroupe des organisations syndicales et politiques, des collectifs antifascistes. Dans certaines régions des coordinations locales ont organisés divers évènements : Toulouse, Le Mans, Paris, etc.
Syndicalistes, donc antifascistes
Extrait de résolution du 8e congrès de solidaires, en septembre 2021
Les idées de l’extrême-droite se sont largement diffusées dans la société, au point que les plateaux télé lui sont grands ouverts. Le FN/RN engrange les bons scores électoraux au point de pouvoir envisager à court ou moyen terme d’accéder au pouvoir et les groupuscules fascistes multiplient les provocations, intimidations et actes violents. Pas de doute : la bête immonde n’est pas morte et reste le pire ennemi des salarié·es, des chomeurs·euses, des femmes, des immigré·es, des personnes subissant le racisme, des LGBTQI, des jeunes et une menace pour la démocratie.
Nous réaffirmons notre opposition totale à l’extrême droite sous toutes ses formes. Il n’y a aucun arrangement ni aucun compromis possible avec ces organisations et leurs thèses. Aucun compromis non plus avec le conspirationnisme qui désarme de toute pensée critique, et crée des liens avec l’extrême droite qui cultive et se nourrit des théories du complot.
Notre projet syndical se définit résolument contre toutes les discriminations. Il est donc naturel que nous nous mobilisions également contre celles et ceux qui font de l’exacerbation de ces discriminations leur cheval de bataille. Cela ne peut être qu’en pratiquant un antifascisme radical (dans le sens premier qui est de s’attaquer aux causes d’un mal, plutôt qu’à ses seuls symptômes), pragmatique (ce qui implique une continuité entre les fins et les moyens), social, lié à notre action syndicale et enfin un antifascisme de masse, qui soit le fait de l’ensemble de la population et en premier lieu du monde du travail.
Solidaires, et beaucoup de ses organisations, est partie prenante de Vigilance et initiatives syndicales antifascistes (VISA), et nous prenons toute notre place dans la campagne intersyndicale lancée en 2014, avec la CGT et la FSU, « contre l’extrême droite, ses idées et ses pratiques ».
Sur ces questions, nous ne limitons pas notre action au seul travail à l’intérieur des entreprises et des établissements publics. Le nouveau drapeau disponible dans le matériel militant national ; des autocollants ont également été édités Nous participons régulièrement à des collectifs ou coordinations, bataillant pour qu’ils soient les plus larges possibles, sans rien céder sur le fond.
Pour Solidaires, le combat contre le fascisme ne se limite pas aux enjeux électoraux. Nous luttons plus contre la progression de l’extrême droite et de ses idées en agissant depuis des années au quotidien pour l’égalité des droits, contre l’injustice, pour la sécurité au travail – contre le racisme et la xénophobie – que contrairement à ceux qui ne le font que par pur opportunisme électoral et qui par leurs pratiques décrédibilisent toute action politique au sens large du terme. Et c’est cela que nous devons continuer. C’est là que se mène l’essentiel de la lutte contre l’extrême droite, au quotidien, dans la fraternité des luttes où se retrouvent côte à côte l’ensemble des travailleurs et travailleuses quelle que soit leur origine.
La présence et l’activité syndicales au plus près des travailleurs et des travailleuses, quotidiennement sur les lieux de travail, la reconstruction d’un tissu syndical interprofessionnel de proximité participe d’un antifascisme concret. C’est parce que nous mènerons des luttes victorieuses sur le terrain des droits sociaux et économiques que nous pourrons faire reculer durablement les idées d’extrême droite dont le FN/RN est l’incarnation principale. Pour ce faire, Solidaires participe activement à la création de la coordination nationale antifasciste, et au développement de VISA locaux. Avec d’autres, Solidaires organise tous les stages de formation qui permettent de mieux connaître et combattre l’un de nos ennemis historiques : l’extrême droite.
Il est donc nécessaire que cette lutte contre l’extrême droite et ses idées soit prise en charge par l’ensemble des structures de Solidaires, qu’elles relaient le matériel produit à ce sujet et qu’elles renforcent la coordination dans ce domaine. Cela implique aussi qu’il faut être intransigeant·es par rapport à d’éventuelles infiltrations ou dérives en faveur de l’extrême droite et que les structures de Solidaires se dotent des mécanismes, y compris statutaires, pour y faire face.
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