En 2019, multiplication des atteintes graves à la liberté de la presse en France
Aux pseudo difficultés économiques qui sont alléguées par les patrons des entreprises pour réduire les rédactions à l’os, alors que ces médias sont la propriété de groupes milliardaires, s’ajoute l’absence de réaction des autorités publiques. Un seul exemple : la reprise du groupe Mondadori par Reworld, le 31 juillet 2019. Mondadori comportait nombre de titres de presse magazine, dont le très réputé Science&Vie. Reworld, dont l’objectif principal n’est pas le journalisme mais une politique de contenus basés sur le plus grand nombre de « clics » enregistrés, édite des éléments fournis par des personnels extérieurs n’ayant ni la qualité de journaliste, ni la formation. Quelques 220 journalistes sur les 330 ont décidé de fuir une entreprise qui se moque des lois du travail et des décisions de justice. Puis c’est, depuis plus d’une année, les entraves graves à la liberté de travail des reporters sur le terrain des mouvements sociaux qui inquiète les démocrates et les observateurs.
DES DROITS FONDAMENTAUX BAFOUES
Depuis le 17 novembre 2018 jusqu’à la fin janvier 2020, la multiplication des atteintes aux libertés fondamentales en France a stupéfait et inquiété aussi bien les défenseurs de la démocratie en France que les institutions internationales. Les citoyennes et citoyens ont été dissuadés de manifester par la peur, les interpellations préventives illégales, les incriminations diverses et variées, les décisions de justice plus qu’hâtives et terrorisés par les blessures occasionnées par la brutalité des forces de l’ordre. Des milliers de personnes blessées et des dizaines mutilées ne parviennent pas encore à obtenir justice. Les journalistes n’ont pas été épargnés et le droit d’informer et d’être informé battu en brèche.
DES FORCES POLICIÈRES EN SURNOMBRE MAIS POUR QUEL BILAN ?
Quand le ministre de l’Intérieur affirme qu’il y a 80 000 policiers sur le terrain pour maintenir l’ordre et que l’on estime à 20 000 les unités formées à cet effet, qui sont les autres ? Principalement les Brigades anticriminalité (BAC) dont l’objectif, comme le nom l’indique, est de rechercher les criminels et les empêcher d’agir. D’où des comportements que d’autres policiers qualifient de « voyous ». Des agissements que les spécialistes des quartiers populaires connaissent trop bien et qui y ont entrainé en quelques années des morts, des blessés, des plaintes classées sans suite et une méfiance généralisée à l’encontre de l’État. Ces personnels en surnombre n’ont pas réussi à sécuriser l’Arc de triomphe et, plus grave, les Champs Élysées quelques mois après ! Le bilan des victimes, lui, est terriblement lourd : 3 morts, des centaines de blessés et mutilés dont 29 ont perdu un œil.
DANS LE CADRE DES MANIFESTATIONS SOCIALES D’AMPLEUR DES GILETS JAUNES, DE TRÈS NOMBREUX JOURNALISTES SUR LE TERRAIN MIS EN DIFFICULTÉ
Dans un premier temps, ce sont des individus se réclamant de ce mouvement qui ont assailli les journalistes sur le terrain. Agressions de toutes sortes, blocages, destructions de matériels ont accompagné les premières semaines de protestations. Des plaintes ont été déposées. Le Syndicat national des journalistes (SNJ) est aux côtés des journalistes qui le souhaitaient. Quand la pédagogie « ne confondez pas reporters sur le terrain et médias », a fait son chemin, les attaques ont quasiment cessé.
Il faut dire que la diffusion par les télévisions d’information en continu, de plateaux où se pressaient « experts » condamnant les actes et éditorialistes pontifiant pour ramener l’ordre, d’images de violences « en boucle », même s’il ne s’agissait que d’une poubelle en feu, ont alimenté les critiques. Les chiffres de manifestants et manifestantes, presque toujours émanant du ministère de l’intérieur, affichés sans source et sans heure, ont entrainé méfiance et réprobation. La parole officielle, quasiment jamais mise en doute, a achevé de décrédibiliser les médias qui n’ont pas su (?), voulu (?) faire un travail de vérification, pourtant essentiel : cf. l’épisode de « l’invasion » de l’hôpital La Salpêtrière à Paris où la seule « vérité » du ministre de l’Intérieur a été puissamment médiatisée pendant presque 24 heures, avant que des informations plus conformes avec les réalités soient relayées. Les médias ont mis beaucoup de temps, trop, à traiter des violences policières et judiciaires contre les manifestants et les journalistes, pourtant très visibles.
Parallèlement, les forces de l’ordre, refusant de faire la différence entre manifestants et journalistes, empêchaient souvent ces derniers de travailler. Une entrevue entre le ministre de l’intérieur et les syndicats représentant les journalistes, le 30 novembre 2018, a été totalement inefficace puisque les choses ont beaucoup empiré ensuite. Ce dernier et les policiers et gendarmes ont tenté de diviser la profession entre celles et ceux qui ont une carte et les autres. Le SNJ a rappelé que la loi en France n’oblige pas à exercer avec une carte et s’est mis aux côtés de toutes ses consœurs et confrères qui en avaient besoin : devant les commissariats pour exiger leur libération, dans les salles d’audience, les militants et militantes du SNJ ont accompagné la profession en difficulté. De nombreuses plaintes ont été déposées, soit en collectif, comme à Paris où une trentaine de dossiers sont aux mains d’un seul avocat, soit à travers de multiples procédures individuelles en région. Les journalistes photographes et les journalistes reporters d’images sont les plus poursuivis et persécutés parce qu’ils sont au plus près des évènements. Ils sont souvent jeunes et précaires. Ils sont les premières lignes de la profession. Les médias plus importants ne s’y trompent pas qui diffusent leurs images, souvent sans les créditer ni les rémunérer, ce qui entraine de nombreux contentieux où le SNJ doit apporter conseils et aides.
Les journalistes ont été mis dans l’impossibilité de témoigner correctement du mouvement social des Gilets jaunes et de plusieurs autres mouvements sociaux. Ils et elles ont été directement agressés par les forces de l’ordre. Ils et elles ont été injuriés, insultés, mis en garde à vue. Leurs outils de travail ont été saisis, cassés et leurs matériels de protection aussi. Ils et elles ont été visés délibérément par des agents équipés de lanceurs de balles de défense (LBD) et autres grenades de désencerclement. Leurs cartes de presse ont été subtilisées ou déchirées publiquement ! Beaucoup ont été blessés, parfois gravement. Ces attaques ne se sont pas produites au cours de charges policières ou d’affrontements entre les forces de l’ordre et manifestants. Les journalistes, victimes de ces agissements coupables étaient très souvent parfaitement identifiables. Quand ce n’était pas le cas, la phrase « Je suis journaliste » a souvent entrainé injures et sarcasmes. De très nombreuses photos, vidéos et témoignages la réalité de ces conduites inqualifiables qui, malgré les dénonciations publiques et signalements aux autorités responsables se sont poursuivies. Le dernier exemple connu date du 8 janvier 2020, où notre confrère Jean Ségura s’est vu interpeller avec technique d’étranglement et placage ventral, accompagnée de « T’es toujours journaliste, salope ! ». Une manifestation de plus de 150 personnes et l’intervention de son avocat, ont permis sa libération après garde-à-vue de 48 heures ! Il va porter plainte, le SNJ à ses côtés. Il n’est qu’un des journalistes victimes d’une politique délibérée de refus de laisser la presse faire son travail et de l’impunité extraordinaire dont bénéficient les coupables et responsables. Lors de la manifestation des « Pompiers en colère », 9 journalistes ont été blessés en cette seule après-midi du 28 janvier et seulement à Paris ! La moitié par des éclats de grenade et d’autres par traumatismes auditifs dus au très grand pouvoir détonant de la nouvelle arme policière la GM2L
Le SNJ comptabilise plus de 200 consœurs et confrères (incluant les 116 documentés par David Dufresne), qui ont été persécutés [1]. Les menaces de mort et autres harcèlements se sont multipliées contre certains. Gaspard Glanz et Taha Bouhafs, Rémy Buisine, Brice Ivanovic sont parmi les plus connus. Taha Bouhafs multiplie les interpellations et incriminations. Deux téléphones lui ont été « confisqués ». Le premier le 11 juin 2019 aurait dû lui être restitué selon une décision de justice récente mais « on » ne le retrouve pas… Il faut dire qu’il contient toutes les images des « exploits » d’Alexandre Benalla à la Contrescarpe un 1er mai 2018. Cette vidéo et l’enquête qui a suivi ont permis qu’éclate le scandale des services de sécurité très spéciaux installés à l’Élysée depuis la présidence Macron. Le téléphone est l’outil de travail de ce journaliste travaillant pour un site d’information en ligne, « Là-bas si j’y suis », et contient aussi la preuve permettant d’établir son innocence lors de son interpellation pour « rébellion ». Son nouveau téléphone lui a été arraché par les services de sécurité de l’Élysée lors de sa dernière interpellation le 17 janvier 2020 au théâtre des Bouffes du Nord à Paris. Son crime : tweeter que le Président de la République assistait au spectacle en compagnie de son épouse. Il ajoutait qu’il semblait que ce ne serait pas de tout repos. La juge d’instruction qui l’a fait libérer n’a pas suivi les réquisitions du procureur qui demandait sa mise en examen « pour participation à un groupement formé en vue de commettre des violences ou des dégradations et pour appel à une manifestation non déclarée ». Elle l’entendra comme témoin assisté. Quand retrouvera-t-il à son téléphone qui contient des images du Président de la République Aux « Bouffes du Nord ».
Le SNJ rappelle que les saisies de téléphone sont illégales en fonction de la loi sur la protection des sources des journalistes, inscrite dans la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Les diverses dispositions des lois anticasseurs servent aussi contre les confrères et consœurs : matériels de protection confisqués déferrements en justice pour port de masque etc. Le SNJ, avec l’Association de la presse judiciaire (APJ) a rédigé et publié en juin 2019 un « Guide de défense du journaliste », qui rappelle les droits de ces derniers face aux pouvoirs policiers et judiciaires. Un guide très apprécié et largement utilisé [2]. Les « premières lignes de la profession » ont créé le collectif « Reporters en colère » qui regroupe 250 des plus concernés qui, la plupart du temps, couvrent les mouvements sociaux. Pour tous, pas de doutes, pas de bavures, mais une politique délibérée.
LA GARDE A VUE COMME MOYEN DE PRESSION
Plus d’une douzaine de professionnels de terrain ont été interpellés sous les incriminations d’outrages et de rebellions. De 8 heure, à 83 heures, les gardes à vue ont été un moyen de les empêcher d’exercer leur mission d’informer ! Les policiers et magistrats n’ont pas fait dans le détail. Un journaliste y a été placé pendant 8 heures parce qu’il refusait de lâcher sa caméra, considérée par un policier comme une « arme par destination ». Le 12 décembre 2019, des policiers ont interpellé et mis en garde à vue deux jeunes stagiaires de l’Académie ESJ de Lille, qui prépare à cette école réputée pour les journalistes. Leur crime : filmer les forces de l’ordre en action. Parfaitement légal, mais qui est de plus en plus souvent mis en cause par les agents sur le terrain.
Les garde à vue, souvent dans des conditions pénibles, semblent souvent destinées à faire pression sur les journalistes pour « qu’ils ne recommencent pas ». Enfin, les policiers refusent souvent, en toute illégalité, de porter leur RIO (numéro de matricule). Ils sont donc non-identifiables. Pour ne pas être en reste, un sénateur de la majorité a même tenté de glisser dans un texte en cours d’examen, un amendement punissant la publication de photos et vidéos des forces de l’ordre sur la voie publique. Amendement retoqué mais … jusqu’à quand ?
DES PLAINTES BLOQUÉES OU CLASSÉES SANS SUITE
Le Syndicat national des journalistes et la profession ont soutenu les journalistes en difficulté qu’ils soient en possession ou pas de la Carte de presse. Un refus de « faire le tri » comme avait l’audace de le vouloir Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Les signalements ont été faits à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), sans résultat connu. Il est vrai que cette instance n’est pas indépendante puisqu’elle dépend du ministère de l’Intérieur. Les journalistes ont cessé de s’y référer. De nombreuses plaintes, individuelles ou collectives ont été déposées avec l’appui des syndicats, sans plus de résultat à ce jour ! La justice semble être à deux vitesses pour tous. Condamnations rapides pour les citoyens incriminés et temps très long pour les victimes, journalistes ou autres.
LE DÉNI ET LE MÉPRIS DES AUTORITÉS
Les communiqués de protestation des syndicats et autres organisations de journalistes, les tribunes et les lettres ouvertes aux responsables de l’exécutif jusqu’au Président de la République, sont restés sans réponses. Pire, le Premier ministre, et il n’est pas le seul, a déclaré que, si les journalistes étaient interpellés, c’est qu’ils étaient probablement soupçonnés d’avoir enfreint la loi ! Quelques phrases récentes des politiques semblent vouées à tenter de minimiser les choses alors que les médias commencent à faire le bilan catastrophique de l’année écoulée et qu’en quelques jours des images des matraquages, gazages, brutalités des policiers sur des citoyens paisibles tournent sur les réseaux sociaux et qu’un malheureux coursier, père de famille de 5 enfants, vient de perdre la vie au cours d’une interpellation banale à Paris. Elles ont également pour objectif de faire oublier la fameuse assertion d’Emmanuel Macron selon qui on ne doit pas « « parler en France de violences policières ».
LES INSTANCES NATIONALES ET INTERNATIONALES
Les condamnations de ce « maintien de l’ordre » du nouveau monde voulu par Emmanuel Macron ont été unanimes de la part des défenseurs des libertés tels que le Défenseur des droits, la Commission nationale pour avis des droits de l’homme (CNCDH), l’association Action des chrétiens contre l’abolition de la torture (ACAT), la Ligue des droits de l’homme » (LDH) etc. Des entraves si graves et répétées aux libertés fondamentales et à la liberté de la presse, que les instances internationales qui nous ont entendus, (Conseil de l’Europe, Nations-unies et CESE européen) ont interpellé la France pour ces agissements coupables. Pas moins de 5 alertes concernant ces entraves ont été publiées sur la Plateforme pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes du Conseil de l’Europe. La plus récente date du 10 décembre 2019. Elle décrit des faits extrêmement inquiétants pour la démocratie puisque 5 de nos confrères sont nommément dénoncés comme des « ennemis de la police nationale » par un tweet du Syndicat indépendant des commissaires de police (SICN), rendu public le 7 décembre. Un tract du syndicat majoritaire de policiers « Alliance », désigne Taha Bouhafs à la vindicte publique en le présentant comme un chien enragé !
La Fédération internationale des journalistes (FIJ, 600 000 membres dans 146 pays), son antenne européenne et les défenseurs des libertés ont apporté tout leur soutien aux confrères désignés à « la vindicte publique » et ont condamné toute action de ce genre qui menace l’intégrité de ces journalistes.
[1] Beaucoup de confrères et consœurs qui ont été la cible des forces répressives ne désirent pas se signaler mais ont demandé conseils et assistance au SNJ. Ces journalistes sont :
-Dans l’impossibilité de documenter les entraves subies, pas de témoin ni vidéo, photo ou certificat médical,
-Dans des rédactions, souvent de grands médias, où les directions leur déconseillent les plaintes,
-Dans la volonté de ne pas être fichés,
-Dans une situation précaire qui ne leur permet pas de se défendre de cette façon,
-Jeunes débutants à qui nous ne conseillons pas de commencer leur vie professionnelle en portant plainte contre la police,
-Dans l’idée, étrange, que cela fait partie du métier.
[2] www.snj.fr/article/t%C3%A9l%C3%A9chargez-le-guide-de-d%C3%A9fense-des-journalistes-1891485429