Des luttes de la fin des années 1980 à SUD Santé Sociaux

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Les syndicats et la fédération CRC Santé Sociaux, renommés ultérieurement SUD Santé Sociaux, sont directement lié à un mouvement historique dans le secteur de la santé, en 1988. Soutien aux coordinations, et notamment à la Coordination nationale des infirmières au cœur de l’action, et refus de l’accord signé par les fédérations CFDT et FO aboutirent à l’exclusion de syndicats franciliens CFDT Santé Sociaux et de leur Comité régional de coordination. De ce CRC en naquit un autre : Construire, rassembler, coordonner.


Membre fondateur de SUD Santé-Sociaux et de son exécutif fédéral durant trois décennies, Pascal Dias représentait notamment sa fédération dans les Comités et Bureaux nationaux Solidaires. Lors de la grande grève des infirmières de l’automne-hiver 1988, il était un des porte-paroles de la coordination alors mise en place. Désormais retraité, il représente Solidaires Ile-de-France au Conseil économique, social, environnemental régional (CESER). Le texte ici publié développe son intervention lors d’une journée de formation de son Union départementale Solidaires 93, le 23 juin 2023, sur l’histoire, les luttes, la création de notre interprofessionnel et de ses syndicats.


Derrière une banderole de la Coordination d’Ile-de-France, Léon Schwarzenberg et Pascal Dias, lors d’une manifestation de 1988. [Coll. P.Dias]
Derrière une banderole de la Coordination d’Ile-de-France, Léon Schwarzenberg et Pascal Dias, lors d’une manifestation de 1988. [Coll. P.Dias]

L’Union syndicale Solidaires est la jonction de deux courants syndicaux aux cultures différentes. La première vient de syndicats autonomes qui, au moment de la scission de la CGT fin 1947 ont refusé de choisir entre la CGT « maintenue », alignée sur le PCF et l’URSS, et la CGT-FO, alignée sur l’Alliance atlantique. Ces syndicats se retrouvèrent, dès l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, pour former le G10 (groupe de dix syndicats). Ce processus s’est étendu de 1981 à 1985. Dans la santé et le social, aux PTT, puis dans le rail, l’éducation nationale, les territoriaux, etc., notre matrice initiale est la CFDT. Une CFDT, issue d’un courant majoritaire qui a quitté la CFTC en 1964, rompant avec les références chrétiennes, s’opposant à la guerre d’Algérie et l’inféodation à un parti. La jeune CFDT a été à l’aise dans la grève générale des étudiant∙es et des salarié∙es en mai 1968. Une génération militante marquée par les espérances et utopies de Mai, opposée au capitalisme, à l’impérialisme (la guerre du Vietnam était en cours), au stalinisme, s’est retrouvée dans cette confédération syndicale, l’a investie, pour y défendre, en sus des intérêts immédiats des travailleurs et travailleuses, la perspective d’un socialisme autogestionnaire.

Il y a eu dans les années 70 nombre de conflits sociaux durs et l’expérience majeure des Lip en 1973, les travailleurs et travailleuses prenant en main leur entreprise pendant des mois : assemblées souveraines, comité d’action et une section CFDT (avec notamment Charles Piaget) à la manœuvre. « On fabrique, on vend, on se paie ! » a marqué les esprits : l’autogestion c’est possible [1] ! Puis la confédération, avec Edmond Maire à sa tête s’est « recentrée » dès la mi-temps des années 1970 (fini l’anticapitalisme), pour se préparer à accompagner un futur gouvernement de gauche. Le 10 mai 1981, Mitterrand est élu président de la République. Un gouvernement PS-PCF est installé. Les confédérations CGT, FO et CFDT se refuseront à mener les combats en défense du monde du travail, y compris lors du tournant de la rigueur en 1983 et l’entrée dans l’austérité (d’où nous ne sommes jamais sorti∙es).


A.G. et conférence de presse, septembre 1988. [Ras la seringue]
A.G. et conférence de presse, septembre 1988. [Ras la seringue]

Dans la CFDT de nombreuses structures étaient opposées à cet accompagnement par la confédération de la crise économique et au quasi-soutien de la politique du gouvernement. C’était majoritairement le cas des syndicats CFDT santé-sociaux d’Ile-de-France, regroupés dans un Comité régional de coordination (CRC). Si la plupart des militantes et militants n’étaient pas encarté∙es politiquement, plusieurs animateur-rices étaient membres de partis d’extrême-gauche (Serge Roux, Marie-Thérèse Patry et d’autres, à la LCR) ou d’organisations libertaires. J’y reviendrai parce que cela aura son importance.

Quelques éléments sur un itinéraire personnel dans le cadre collectif

J’ai adhéré à la CFDT de l’hôpital psychiatrique Ville-Evrard (Seine-Saint-Denis) et à la LCR (Ligue communiste révolutionnaire) en 1982. Parce que ce sont les outils qui m’ont aidé lorsque j’ai lancé avec quelques autres étudiants et étudiantes, une coordination nationale d’élèves infirmier∙es psychiatriques opposé∙es à un engagement de servir 5 ans à l’issue de la formation. Cette coordination, au taux de syndicalisation proche de 0 %,, s’est jointe à la coordination des élèves infirmier∙es en soins généraux qui revendiquaient une reconnaissance salariale des stages, et à la coordination des étudiant∙es en travail social. C’est cette génération que l’on retrouvera en grande partie à l’animation de la Coordination nationale des infirmières en 1988.

J’ai intégré en 1984 l’exécutif du CRC CFDT santé-sociaux, chargé notamment du suivi des coordinations, celles des manipulateurs et manipulatrices radios, puis des secrétaires médicales… Il y eu aussi une coordination régionale dans le social. Pour nous, les coordinations de salarié∙es, syndiqué∙es et non syndiqué∙es, venaient combler un vide laissé par la passivité et la division syndicale, le manque voire l’absence de prise en compte des attentes des professionnel∙les dans notre secteur très majoritairement féminin. Mais elles n’étaient pas un simple substitut aux organisations syndicales défaillantes. Les coordinations n’exprimaient pas de positions antisyndicales ; au contraire, elles appelaient l’ensemble des syndicats à participer. Elles permettaient, avec des assemblées générales souveraines, une forme d’organisation supérieure en répondant aux exigences de la lutte : unité, démocratie et donc contrôle par les premières et premiers intéressé∙es des revendications, des actions, des négociations, pour un mouvement efficace qui joue la gagne.

Dans le même ordre d’idées, durant la décennie 80 nos sections CFDT d’Ile-de-France mèneront des grèves longues, dures, particulièrement dans les établissements psychiatriques, s’appuyant sur des A.G. quotidiennes et des comités de grève, des comités d’action, pour imposer aux autres syndicats, frileux, des mobilisations contrôlées par la base ; à Esquirol, Villejuif, Etampes, Saint-Anne, Ville-Evrard. Quelques syndicats CGT en désaccord avec leur fédération faisaient de même, comme à Sotteville-lès-Rouen. Fin 1986 – début 1987, il y eu un puissant mouvement étudiant animé par une coordination, puis une coordination des agents de conduite de la SNCF (partie de la Gare du Nord à Paris et du dépôt de Sotteville-lès-Rouen) [2]. Un peu plus tard, il en fut de même avec les institutrices et instituteurs ou encore à la SNECMA localement. En 1987, était aussi mise en place une coordination d’infirmières et infirmiers anesthésistes.

Voilà le contexte dans lequel nous nous trouvions le 25 mars 1988 quand, à l’appel d’une fédération d’associations corporatistes d’infirmières, l’UNASSIF [3], 3 000 infirmières manifestèrent à Paris contre le décret de la ministre Michèle Barzach. Celui-ci permettait à toute personne ayant cotisé cinq ans à la Sécu de postuler à l’entrée dans les écoles d’infirmières (jusque-là il fallait le Bac ou un examen de contrôle niveau Bac). Un camouflet de trop pour des professionnelles (80 % sont des femmes), non reconnues dans leur technicité qui avait nettement progressé depuis les années 60, considérées comme de simples « piqueuses », avec un salaire de misère, d’appoint, et totalement subordonnées aux médecins. Ce 25 mars fut le point de départ du plus puissant mouvement qu’aient connu les hôpitaux et la santé, inégalé depuis. C’est leur place en tant que femmes salariées dans un univers masculin, que les infirmières (je vais parler au féminin comme pendant le mouvement) remettaient en cause. 85 % des médecins étaient des hommes, souvent méprisants, condescendants. Elles sont passées à l’acte, se sont battues pour leur reconnaissance sociale, leur dignité, le changement de leur image dans la société et occuper pleinement la place qui leur revenait. Fini les bonnes sœurs de jadis. « Ni nonnes. Ni bonnes. Ni connes ! », « Ras la seringue ! » [4]

Les étapes de cette tornade blanche

Le 25 mars, à la fin de la manif, à laquelle le CRC CFDT avait aussi appelé, au mégaphone, nous avons proposé aux infirmières de se réunir à la Bourse du travail de Paris pour discuter des suites. L’UNASSIF choisissait, elle, d’aller discuter au ministère. Infirmier, j’étais chargé de l’animation de l’A.G. pour le CRC. Comme nous l’avions prévu, j’ai proposé la création d’une coordination d’infirmières, syndiquées, non syndiquées, associées, non associées. Ce que les 80 collègues présentes ont approuvé par un vote à main levée. La semaine suivante nous nous sommes retrouvées à une petite dizaine dans nos locaux syndicaux de la Bourse du travail, rue Charlot, pour commencer à organiser ça. Une moitié étaient membres de la CFDT (dont Irène Leguay, qui deviendra dans les années 90 Secrétaire générale de notre fédération, Danièle Abramovici, François Nizet et moi). Les autres étaient non syndiquées.

La première assemblée générale d’Ile-de-France, le 28 avril. Se sont alors retrouvées une centaine d’infirmières venues de 22 hôpitaux. Une commission de travail sur le cahier revendicatif est mise en place (statut, formation, conditions d’exercice, salaires).Pour la CFDT, nous avons proposé une augmentation de 1 500 francs par mois (environ 230 euros). Une revendication que nous pensions un peu élevée pour le milieu… Et qui n’a pas été approuvée, les infirmières présentes voulaient 2 000 francs (environ 300 euros), parce qu’« elles le valaient bien » !Là, nous avons vraiment compris qu’il se passait quelque chose. A aussi été retenu un objectif : un mouvement national à l’automne.

Mai : une rencontre avec des infirmières anglaises. Nous voulions qu’elles nous parlent de leur victoire récente contre Margaret Tatcher. L’évènement organisé par le CRC CFDT a rassemblé près de 200 collègues.

Deuxième assemblée générale d’Ile-de-France, le 18 juin. Elle rassemble 250 infirmières, venues de 60 établissements. Une première plate-forme revendicative est votée. Une journée de grève est décidée pour la rentrée, le 29 septembre. Une pétition est lancée, à faire circuler tout l’été dans les établissements hospitaliers et les cliniques du pays, via des envois postaux et un suivi téléphonique (à l’époque pas de réseaux sociaux, pas de mails, pas de téléphones portables).

Troisième A.G., le 15 septembre. 500 infirmières sont présentes, elles viennent d’une centaine d’hôpitaux, de quelques cliniques et maisons de retraite de la région parisienne. La CGT propose de substituer le 27 septembre (une journée d’action sur la Sécu de la CGT) à la journée du 29 septembre. Elle se fait huer !

Conférence de presse, le 28 septembre. Elle se tint avec le soutien du cancérologue Léon Schwarzenberg, éphémère ministre de la Santé du gouvernement Rocard [5] et un retentissement assez important. Le Président Mitterrand s’exprime alors : « les infirmières n’ont pas le sort et la situation que le pays leur doit ».

La grève et les manifestations du 29 septembre. 30 000 infirmières battent le pavé de Montparnasse au ministère de la Santé. Du jamais vu ! 90 % de grévistes, dont énormément d’« assignées » au travail. On note 4 000 manifestantes à Lyon, Caen, Lille, Marseille, Bordeaux, etc. Le ministère refuse de discuter avec la coordination. Plusieurs milliers d’infirmières se pressent à l’A.G. qui se tient à la Bourse du travail, au retour de la manif. Des haut-parleurs doivent être installés pour sonoriser les abords de la Bourse. En ressortent : l’exigence que « leur coordination » siège à la table des négociations et de contrôler le mouvement qu’elles ont initié ; la volonté de généraliser le mouvement au niveau national ; deux journées de grève les 6 et 7 octobre ; une assemblée générale nationale le samedi 8 octobre. Il est convenu que chaque établissement désignera deux représentantes pour cette A.G.

Les jours suivants, des coordinations régionales infirmières voient le jour dans tout le pays. Commencent aussi à se construire, avec l’aide du CRC CFDT, des coordinations d’aides-soignantes, d’agents hospitaliers, de kinés-ergothérapeutes. Les A.G sont massives dans les hostos. Pour la plupart, les professionnelles font l’apprentissage de la lutte (4% d’infirmières sont syndiquées). L’aile motrice du mouvement et que l’on retrouve à l’animation du bureau d’Ile-de-France (entre 20 et 30 personnes pour mettre en musique les décisions des A.G), a entre 25 et 35 ans. J’avais 29 ans, Irène idem, François 35 ans, Pascale 26 ans, … « Soit on se barre, soit on se bat ! ». La durée moyenne d’exercice d’une infirmière était de 7 ans.

Grève et manifestations le 6 octobre. 50 000 personnes manifestent à Paris, des milliers d’autres dans toute la France, avec la présence d’autres métiers (aides-soignantes, administratives, ouvriers, paramédicaux, socio-éducatifs, etc.). Le ministre de la Santé, Claude Evin [6], ne lâche pas grand-chose. Les fédérations CFDT et FO refusent la présence de la coordination aux négociations (ce n’est pas le cas de la CGT). Le 7 octobre, la grève sert à s’organiser dans les hostos pour l’A.G nationale du lendemain.

8 octobre : AG nationale à La Sorbonne. 900 déléguées viennent de 400 établissements. 68 villes sont représentées en dehors de la région parisienne. J’ai ouvert les débats pour la coordination Ile-de-France. La proposition d’entrer en grève reconductible et une manifestation nationale le 13 octobre sont votées à l’unanimité, dans l’enthousiasme. Objectif : 100 000 à Paris, le 13 octobre !

Le conflit se radicalise. La Coordination nationale est créée. Le lien avec les autres catégories professionnelles fait débat. Si certains hôpitaux sont ou entreront en grève dans un cadre intercatégoriel assumé, comme au CHI de Bordeaux, à Lariboisière (Paris), à Mondor (Créteil), ou en psy, à Paul Guiraud, Esquirol (94), Ville-Evrard (43 jours de grève), c’est plus compliqué dans nombre d’établissements. Après un âpre débat, l’A.G nationale vote largement notre proposition d’un comité de liaison entre coordinations professionnelles.

La grève reconductible. Elle sera suivie à 80 %. L’auto-organisation est générale. Les infirmières se réunissent quotidiennement dans leurs hôpitaux en A.G. (souvent plusieurs centaines de collègues) pour décider les initiatives : vente de badges pour les caisses de grève, confection de tracts, de banderoles, création de slogans, défilés dans les villes (les S.O. de toutes les manifs sont majoritairement féminins), prises de tension sur les marchés pour populariser le mouvement, descente des matelas dans les halls dès qu’un lit est libéré, occupations de blocs opératoires si des chirurgiens ou l’administration refusent de diminuer l’activité, etc.

Quelques jours avant le 13 octobre la Coordination organise une rencontre avec les fédérations syndicales de la santé pour préparer la journée. La fédération CFDT refuse de défiler derrière la Coordination infirmière. Je rappelle notre mandat : « camarades, les coordinations seront devant, les syndicats derrière ». Le Secrétaire général de la fédération, Jean René Masson, me répond « ex-camarades » … Le divorce était consommé entre la CFDT et le plus grand mouvement qu’ait connu le monde de la santé.

Le 13 octobre : une tornade blanche ! 2 à 3000 personnes se retrouvent Porte de Versailles à l’appel de la CFDT, FO, CGC et CFTC. La Coordination infirmière réussit son pari : plus de 100 000 manifestantes et manifestants de La Bastille au ministère (1/3 du cortège est composé des autres métiers de santé), avec la présence d’artistes, de pontes médicaux. La CGT est en fin de cortège et nous avons refusé que son Secrétaire général, Henri Krasucki, soit présent à la banderole de tête. Un meeting géant se tient à l’arrivée, avec l’aide logistique de la CFDT « oppositionnelle », dont la CFDT PTT Ile-de-France, elle aussi en lutte et en grève (centres de tri, camions jaunes) contre la volonté de sa fédération.

Jusque-là, la Coordination était reçue par des conseillers techniques, ce jour-là le ministre Evin nous reçoit en personne. Il nous remet une « lettre à la Coordination ». Ce que lâche le gouvernement est loin d’être ridicule : (l’équivalent de) 80 euros par mois en début de carrière, 150 euros pour les infirmières ayant 10 d’ancienneté, 220 euros pour les infirmières en fin de carrière. Mais le compte n’y est pas ! Nous lisons la lettre à la sono. Les infirmières scandent « Evin démission ! » S’agissant des rencontres avec les représentant∙es de la coordination, un conseiller du ministre dira « on leur parle grilles de salaires, elles nous racontent leurs vies au travail et hors travail, comment voulez-vous négocier ! ».

La popularité de notre mobilisation est énorme et la couverture médiatique impressionnante. Les malades et leurs familles manifestent leur soutien, entraînant de grosses tensions dans le Parti socialiste, alors que les élections municipales approchent. Nous l’avons appris plus tard, Le Premier ministre Rocard veut reprendre la main sur le dossier. Evin, qui est aussi porte-parole du gouvernement, s’y oppose et menace de démissionner.


Manifestation et rencontre nationales, septembre et octobre 1988. [Ras la seringue]
Manifestation et rencontre nationales, septembre et octobre 1988. [Ras la seringue]

Dans la nuit, à 2h30, le premier ministre annonce qu’il reçoit toutes les parties prenantes. A 3h15 les syndicats et la Coordination sont à Matignon. Je prends la parole au nom de la Coordination nationale : « le gouvernement acte enfin notre reconnaissance mais nous sommes loin de la satisfaction de notre plate-forme revendicative. Notre A.G demain décidera des suites ».

Samedi 15 octobre : A.G. de la Coordination infirmière au Panthéon. Elle rassemble un millier de déléguées. Les revalorisations salariales sont inégales et insuffisantes. Rien sur les effectifs, les conditions de travail et la formation. Et pour la démocratie sanitaire on repassera. La grève reconductible continue donc. Mais comment faire mieux ? Les militantes et militants de la « gauche syndicale [7] », issu∙es notamment du CRC CFDT, continuent de proposer le renforcement des liens avec les autres catégories professionnelles « pour frapper fort ensemble », mais les infirmières les plus catégorielles s’y opposent, de peur de se faire récupérer dans un grand fourre-tout syndical et de perdre alors la maîtrise du mouvement. Est votée une nouvelle mobilisation, le samedi 22 octobre, avec un appel à la population à venir soutenir « les blouses blanches ».

A partir de là, le gouvernement, le dos au mur, joue la brutalité. Les grévistes ne peuvent qu’être manipulé∙es. Pour Rocard « on ne peut pas négocier avec les assistants de Mr Krivine [8] ». La campagne est lancée (et les fiches des Renseignements généraux balancées aux médias) : « Les trotskistes manipulent, comme pour la révolte étudiante de 1986 et la grève des cheminots » (Nouvel observateur). « Le retour des barons noirs » (Paris Match). « Pascal Dias et sa blouse rouge. L’homme de la Ligue derrière la Coordination » (Libération). « La Ligue Communiste Révolutionnaire a repris le contrôle » (TF1, alors que je m’avançais pour rendre compte au sortir d’une réunion au ministère). « Les syndicalistes d’extrême-gauche veulent entraîner les infirmières dans une grève générale avec les cheminots, les postiers, [des] des divisions se font jour dans la Coordination » (Antenne 2), etc.Le président Mitterrand n’est pas en reste : « les infirmières demandent trop ! ».

Quelques camarades et moi, n’avions jamais caché nos appartenances, syndicale et politique. Si nous défendions nos positions dans les débats, nous avons toujours respecté les mandats votés par le mouvement. Et les infirmières m’ont conservé leur confiance. Jusqu’à la fin je suis resté porte-parole national avec Irène Leguay et Nicole Bénévise (figure du courant catégoriel). Mais le bureau de la Coordination est secoué et le manque de perspectives n’arrange pas le climat. La grève s’essouffle, les infirmières sont épuisées, les pertes de salaire commencent à peser et la question de l’extension aux autres catégories divise.

Le samedi 22 octobre est loin d’être ridicule : 20 000 à Paris ! L’appel est entendu, des familles avec enfants sont là. On fait même la fête près de Matignon.Il y a encore un millier de déléguées à l’A.G nationale du dimanche 23 octobre. La suspension de la grève reconductible est votée, de peu. Le mouvement continuera sous d’autres formes à l’appréciation des coordinations locales. De nombreux hostos décident de poursuivre la grève.

Le 3 novembre, nouvelle montée nationale. Il y a 40 000 manifestant∙es. Plus de deux fois moins que le 13 octobre, mais ce n’est pas le chant du cygne et ce jour-là l’unité des métiers de santé est réalisée. Les accords Evin, signés par les fédérations CFDT et FO, sont rejetés et vécus comme une trahison.

Le 5 novembre, quatrième A.G. nationale. 436 établissements, de 257 villes différentes, sont représentés. Sont votées une grève pour fin janvier, des États généraux infirmiers et de la santé en février 1989. Un débat houleux sur la structuration a lieu. Pour nous, les syndicalistes de lutte, une coordination est un outil éphémère, le temps de la lutte. Mais pour une large partie des infirmières qui veulent continuer, ça ne va pas de soi… Et nous ne pouvions pas présenter la CFDT comme un refuge naturel du mouvement. L’idée de transformer la coordination nationale infirmière en un syndicat autonome est largement repoussée, mais est adoptée la constitution en association loi 1901. Un an plus tard, l’association se transformera en syndicat CNI (Coordination Nationale Infirmière), une captation du sigle que nous avons dénoncé et combattu.

L’exclusion de la CFDT, la création du CRC puis de SUD

Lors du congrès de la confédération CFDT, fin novembre 1988, à Strasbourg, Edmond Maire le Secrétaire général sortant, fustige « les moutons noirs », « les coucous de la santé et des PTT d’Ile-de-France, qui n’ont plus leur place à la CFDT ». Pendant le congrès, pour nous prémunir d’une intervention contre nos locaux à la Bourse du travail, qui aura bien lieu, des camarades resté∙es à Paris vident les bureaux et récupèrent tout ce qui peut l’être. Le 30 novembre le Conseil fédéral CFDT santé-sociaux suspend tous les syndicats de la région parisienne, « un nid de gauchistes » pour la direction fédérale. Les griefs : le 13 octobre, le CRC était avec la coordination infirmière et pas avec sa fédération ; ses locaux, ses lignes téléphoniques étaient occupées par les coordinations ; le CRC a dénoncé les accords Evin, etc.

Près de 4 000 adhérent∙es sans structure doivent se réaffilier de façon à éliminer les militantes et militants gênant∙es. Nombre de direction d’établissement s’empressent de supprimer locaux et heures syndicales. N’étant plus protégé∙es par leur mandats, des militant∙es  subissent des représailles patronales. Dans un premier temps les équipes qui ont construit un outil syndical devenu majoritaire refusent et dénoncent ces exclusions : « la CFDT n’appartient pas à sa clique dirigeante. Nous avons fait notre boulot syndical en aidant les salarié∙es à s’organiser, à lutter pour obtenir satisfaction… ». Mais nos camarades des PTT s’en allaient et créaient SUD PTT. Leurs élections professionnelles approchaient, qu’il ne fallait pas louper.


Martine Schachtel et Alain Rebours, Ras la seringue, éditions Lamarre-Poinat, 1989. [DR]
Martine Schachtel et Alain Rebours, Ras la seringue, éditions Lamarre-Poinat, 1989. [DR]

Dès lors, la majorité des adhérentes et adhérents, militant∙es et sections qui avaient participé avec entrain et fierté à ce grand mouvement social de l’automne-hiver 1988, s’attelèrent dès les premiers mois de 1989, à la création d’un nouveau syndicat, le C.R.C., puisque nous étions connus avec le sigle CRC CFDT, qui deviendra « Coordonner rassembler construire – Santé-Sociaux ». Un tiers des adhérentes et adhérents restaient à la CFDT. Un travail de pionnier∙e commença, avec quelques dizaines de militant∙es aguerri∙es et 3 000 adhérent∙es. D’autres équipes issues de la CFDT nous rejoignaient, au Havre, à Mont de Marsan, Marseille, Albi, Lyon… Des non-syndiqué∙es aussi et quelques camarades venant de la CGT,

Il y eu un nouveau grand mouvement dans les hôpitaux à l’automne-hiver 1991. Le CRC avait impulsé un Collectif inter hôpitaux d’Ile-de-France qui regroupait toutes les catégories de personnels, et mis en grève et dans les rues des dizaines de milliers de salarié∙es. Mais de fortes tensions existaient avec le syndicat CNI, qui s’échinait à organiser un simple mouvement infirmier. Ce syndicat catégoriel campa sous les fenêtres du ministère pendant des semaines. La même année, nous animions dans le social une coordination nationale des assistantes sociales, la CONCASS [9].

Progressivement, s’édifiait avec de faibles moyens syndicaux une fédération nationale CRC (Coordonner, rassembler, construire), qui deviendra SUD-CRC en 1997, puis SUD santé-sociaux en 2000, dans ce vaste secteur de plus de deux millions de salarié∙es exerçant dans les hôpitaux publics, privés, psychiatriques, les EHPAD, les maternités, le social et médico-social, avec des dizaines de métiers et conventions collectives. Les premières années, SUD PTT nous hébergea dans ses locaux près de Gare de Lyon, trouvés par nos camarades de la CFDT Cheminots Paris-Sud-Est (qui créeront le premier syndicat SUD Cheminots en janvier 1996), puis rue de la Mare, près de Belleville. Les premiers temps, nous nous réunissions dans les amphis des hostos et avions juste une permanente syndicale pour faire tourner la fédé, Marie-Thérèse Patry. Après une percée en 1995, notre représentativité nationale fut acquise aux élections professionnelles dans le public de décembre 1999, permettant la mise à disposition de cinq permanents et permanentes.


8 mars 1989, « lettre ouverte aux membres du Bureau national de la CFDT » : « Les raisons de ces exclusions sont simples : nous avons soutenu les coordinations dans notre section et nous avons participé activement à toutes les mobilisations. […] En prononçant notre radiation, après celle des syndicats PTT, vous détruisez le syndicalisme CFDT, notamment dans la santé et le social en Ile-de-France. […] Pour notre part, nous continuerons le combat syndical qui est le notre depuis plusieurs années. […] se fait sentir, plus que jamais, l’impérieuse nécessité de l’outil syndical pour tous les salariés de notre secteur, pour les luttes et au quotidien. » [Coll. CM]
8 mars 1989, « lettre ouverte aux membres du Bureau national de la CFDT » : « Les raisons de ces exclusions sont simples : nous avons soutenu les coordinations dans notre section et nous avons participé activement à toutes les mobilisations. […] En prononçant notre radiation, après celle des syndicats PTT, vous détruisez le syndicalisme CFDT, notamment dans la santé et le social en Ile-de-France. […] Pour notre part, nous continuerons le combat syndical qui est le notre depuis plusieurs années. […] se fait sentir, plus que jamais, l’impérieuse nécessité de l’outil syndical pour tous les salariés de notre secteur, pour les luttes et au quotidien. » [Coll. CM]

Nous construire en fédération de la santé et du social était un passage obligé, mais pas une fin en soi. Notre premier congrès votera l’objectif d’une fédération nationale unifiée de la santé et du social, regroupant les syndicalistes de lutte et les non-syndiqué∙es ayant participé aux coordinations, dans un grand syndicat capable de mener avec succès les indispensables combats et porteur d’un projet de transformation sociale. La dimension interprofessionnelle étant tout aussi essentielle, nous avons rejoint le G10, d’abord en observateur, puis comme membre en 2000, à la suite de SUD PTT. Et l’aventure a continué, le G10 est devenu Solidaires. Aujourd’hui notre Union syndicale interprofessionnelle est présente dans tous les départements avec environ 100 000 adhérentes et adhérents. La fédération SUD santé-sociaux compte, elle, près de 18 000 membres. Et ce n’est qu’un début, le combat continue ! La situation est pire en 2023 qu’en 1988, dans la santé, le social, les EHPAD, en psychiatrie, et au-delà pour la protection sociale, les services publics, nos droits, nos libertés, etc.

Haut les cœurs !


Pascal Dias


[1] A propos de Lip, voir par exemple : Charles Piaget, « Mai 68 chez Lip à Besançon », Les utopiques n°7, éditions Syllepse, printemps 2018 ; Charles Piaget, On fabrique, on vend, on se paie. Lip 1973, Editions Syllepse, 2021 ; Théo Roumier, Autogestion et révolution. Charles Piaget, interventions 1974, les Cahiers de l’ITS – éditions du croquant, 2022 ; Collectif, Lip vivra ! 50 ans après, ce que nous dit la lutte des Lip, éditions Syllepse, 2023.

[2] Voir Jacques Hais, La grève des cheminots 1986/87 vue de l’agglomération rouennaise ; une expérience d’auto-organisation, Les utopiques n°3, septembre 2016 ; Christian Mahieux, La grève des cheminots 1986/87 à Paris Gare de Lyon : le bilan de la section syndicale CFDT en janvier 1987, Les utopiques n°3, septembre 2016.

[3] ‘Union nationale des associations et syndicats d’infirmières.

[4] Quelques-uns des slogans du mouvement.

[5] Nommé le 29 juin 1989, il démissionne huit jours plus tard, le 7 juillet. Léon Schwarzenberg sera ensuite très présent en soutien aux luttes des « sans », cofondateur de Droits Devant !!, puis président d’honneur de Droit au logement (DAL).

[6] Claude Evin, ministre membre du Parti socialiste. Le mouvement a démarré contre le décret de la ministre « de droite » Michel Barzach, début 1988 (gouvernement dit de cohabitation). En mai/juin 1988, ont lieu les élections présidentielles puis législatives qui débouchent sur un nouveau gouvernement « de gauche ».

[7] Sur cette « gauche syndicale » : Michel Desmars, « Quand la gauche syndicale se dotait d’outils pour avancer »,Les utopiques n°4, février 2017.

[8] Alain Krivine, porte-parole de la LCR.

[9] Coordination nationale des collectifs d’assistants de service social.

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