Des EHPAD hors de contrôle
« Réforme tarifaire des EHPAD : On y est presque ! » Voilà comment Le Mensuel des Maisons de Retraite titrait avec enthousiasme, point d’exclamation compris, son n° 192 de juin-juillet 2016. Ce mensuel, à destination entre autres des directeurs d’établissements accueillant des personnes âgées, avait de quoi se réjouir. Le SYNERPA, syndicat national des établissements, résidences et services d’aide à domicile privés pour personnes âgées, n’était pas totalement étranger à l’élaboration de la loi d’Adaptation de la société au vieillissement de 2015.
Jean-Marc Debéthune, ancien postier, adhérent à SUD-PTT depuis 1995 à Orléans. Retraité depuis 2008, actif à l’UDIRS 45 avec quelques bons camarades, il est devenu spécialiste du grand âge et des EHPAD suite à des expériences personnelles.
Pour analyser la situation dans les EHPAD, il peut suffire de remonter à la loi d’Adaptation de la Société au Vieillissement (dite loi ASV) de décembre 2015. Cette loi ASV modifia profondément le financement des Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD) de plusieurs manières : par le remplacement des conventions tripartites pour chaque EHPAD (Agence régionale de santé, département, gestionnaire d’EHPAD) par des CPOM (Contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens) pouvant englober plusieurs établissements, possibilité souhaitée par le secteur privé. Ensuite, par l’autorisation de conserver tout ou partie des excédents d’exploitation éventuels sur les crédits publics alloués, et enfin par l’instauration de la fongibilité, c’est-à-dire la possibilité d’utiliser des crédits pour des dépenses pour lesquelles ils n’étaient pas prévus. La loi institua aussi ce qu’on appelle la convergence tarifaire, disposition qui profita au secteur privé mais pénalisa le secteur public au point que des crédits supplémentaires durent être débloqués devant la grogne des gestionnaires. Ces évolutions furent présentées comme devant donner plus de souplesse aux gestionnaires d’EHPAD, ce fut surtout un formidable moyen pour les opérateurs privés du secteur de maximiser leurs profits. « Cet assouplissement correspond à des préoccupations portées par les acteurs du système. Elles répondent à des demandes de simplification des procédures, de fongibilité des enveloppes budgétaires » [1]. Ce cocktail de souplesses législatives permit d’opacifier les comptes pour les groupes propriétaires de plusieurs EHPAD dans un même département, opacité prolongée au niveau régional et national par la verticalité et la centralisation de leur comptabilité. Et aucun dispositif n’a été envisagé pour contrebalancer cet « assouplissement », aucune modalité non plus dans la loi sur l’exercice du contrôle dans un nouvel environnement législatif et face à l’arrivée spectaculaire de grands groupes dans un domaine où la vulnérabilité des personnes accueillies dans des établissements aurait exigé une vigilance accrue. Ce fut le contraire qui advint.
En 2012, un certain Emmanuel Macron, issu du monde de la finance, entre au cabinet du président de la République François Hollande, comme secrétaire général. En 2014, il est nommé ministre des finances. Il se rendra vite célèbre par sa loi de 2015, dite « loi Macron », pour libérer la croissance. Tous les secteurs d’activité sont concernés, avec l’objectif de soulager les acteurs de l’économie de pesanteurs administratives freinant l’expansion. Ainsi, dès 2013, Arnaud Montebourg au ministère du redressement productif et Michèle Delaunay ministre chargée des personnes âgées et de la dépendance cosignent un rapport nommé La Silver économie, une opportunité de croissance pour la France. Dans ce rapport, un grand opérateur de résidences médicalisées, de cliniques de soin, de réadaptation et psychiatriques est cité comme exemple de réussite, il s’agit d’ORPEA « acteur de référence européen dans la prise en charge globale de la dépendance » via son réseau d’EHPAD et de cliniques. Tous les signaux sont au vert pour le secteur des opérateurs privés des EHPAD qui n’entend pas être en reste, la brèche s’élargit au-delà de leurs espérances qui se concrétiseront à travers la loi ASV 2015. Le secteur privé avait déjà profité des largesses de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), créée après la canicule meurtrière de 2003 : en 2014, selon un rapport parlementaire, un milliard d’euros avait été versé aux opérateurs privés au titre du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) ; désormais, un nouvel âge d’or s’ouvrait à lui.
Récapitulons : la loi ASV 2015 est présentée comme une avancée pour les gestionnaires d’établissement médico-sociaux pour lesquels une certaine souplesse est instituée. En réalité, c’est à une libéralisation du secteur qu’on assiste, totalement en adéquation avec les lois Macron conçues pour « libérer la croissance ». Les auteurs de cette loi avaient clairement conscience d’ouvrir aux opérateurs privés du médico-social un boulevard à profits, dans la mesure où la loi instituait des assouplissements du cadre réglementaire, que les moyens de contrôle et de sanctions étaient insuffisants et qu’il n’était pas prévu de les renforcer, participant à constituer ce qu’on peut appeler « un angle mort » législatif. La longue annexe à la partie de la loi ASV, adaptation de la société au vieillissement, ne faisait pas mystère de ses objectifs :
- créer les conditions d’émergence d’un grand marché de la « silver économie » ;
- favoriser le développement d’une offre compétitive ;
- exporter les produits et les technologies de la « silver économie » ;
- professionnaliser les acteurs de la « silver économie » ;
- créer des innovations dans le champ de la « silver économie » ;
- communiquer positivement sur les « âgés » et sur le bien-vieillir auprès des personnes âgées, du grand public et des distributeurs.
Ces objectifs ont été reçus 5 sur 5 par « le marché » qui, contrairement au volatile de la fable, ne laissa pas tomber sa proie tant il se sentit de joie. La suite de l’histoire, et ce n’est pas une fable hélas, coûta cher, y compris dans leur chair, à de nombreuses personnes âgées en établissement, mais rapporta beaucoup à leurs gestionnaires. Oui le SYNERPA pouvait laisser éclater sa joie : au terme de discussions qui furent tout sauf âpres, il obtint satisfaction sur la plupart de ses demandes. Il faut dire que le monde est petit : au ministère de la santé et dans les ARS dont les directeurs sont nommés en Conseil des ministres, on est forcément amenés à fréquenter, croiser, côtoyer le petit monde patronal des groupes gestionnaires d’EHPAD privés dont les représentants ne se perdent jamais dans les couloirs des ministères. Avant la loi ASV c’était déjà bien, après ce fut beaucoup, beaucoup mieux, il suffit de voir l’explosion du chiffre d’affaires et des bénéfices des groupes privés pour s’en convaincre : une « aubaine » réglementaire inespérée qui aurait eu un bel avenir si un certain Victor Castanet, journaliste de son état, n’était pas venu fourrer son nez dans leurs affaires. Trois ans d’enquête, de l’obstination, des dizaines de personnes rencontrées et de témoignages recueillis, des tonnes de documents épluchés, tout ça dans la plus grande discrétion, et pour finir un livre qui fit l’effet d’une bombe sur les pratiques d’un groupe, ORPEA, et ses méthodes de maximalisation des profits, de détournement de lignes de crédits publics octroyés, sans qu’aucun contrôle ne vienne freiner ses ardeurs. Mais la question des contrôles ne concerne pas qu’ORPEA.
La loi ASV 2015 ayant montré le chemin, il ne restait qu’à le suivre tranquillement, personne ne pourrait se mettre en travers, même pas les services de contrôle des ARS, totalement démunis face au secteur privé des EHPAD et de ses responsables formés aux arcanes de la dissimulation et de l’exploitation de toutes les failles de la loi. Car qu’y avait-il en face d’eux ? Malheureusement pas des professionnels du contrôle formés à la détection d’anomalies comptables, voire de magouilles financières frauduleuses. Pourtant, il y a du monde dans les ARS : 8300 personnes environ en 2018 (en équivalent temps plein – ETP). Parmi elles, 2700 étaient habilitées juridiquement à réaliser des contrôles : des inspecteurs et inspectrices de l’action sanitaire et sociale, des médecins inspecteurs ou inspectrices de santé publique, des pharmacien∙nes inspecteurs ou inspectrices, mais aussi des ingénieur∙es d’études sanitaires ou du génie sanitaire et des technicien∙nes sanitaires. En 2018, sur ces 2700 personnes, seules 500 ETP étaient consacrés à l’inspection-contrôle, soit 6% des ETP totaux des ARS. « La globalité des missions de contrôle et d’inspection assignée aux ARS concerne donc 500 ETP, mais plus de la moitié d’entre eux sont dédiés uniquement à la santé environnementale : contrôle de la qualité de l’eau – eaux de baignade ou de consommation- lutte contre les légionelles, l’amiante, le radon, etc. » [2] La réalité est cruelle, les effectifs réels pour vérifier tout le champ sanitaire et médico-social sont de 230 ETP ! 230 ETP pour 300 hôpitaux et cliniques, 7500 EHPAD, les pharmacies, les laboratoires d’analyse, le secteur du handicap, le secteur du médico-social, soit environ 35 000 établissements et services ! « En 2018, sur ces 230 ETP, 49 étaient affectés à l’inspection-contrôle des EHPAD de toute la France, soit 0,6 % des totaux des ARS » [3]. Comme l’écrit le rapport d’information du Sénat dans un doux euphémisme : « Les autorités de contrôle peinent à remplir leurs missions ». Non seulement elles « peinent » à remplir leurs missions dans tout le champ sanitaire et social, mais le champ du contrôle de l’utilisation des crédits publics est quant à lui déserté.
Entre 2016 et 2019, la baisse du nombre de contrôles atteint 58%. Entre 2014 et 2021, 400 postes ont été supprimés, soit 30% des effectifs des corps d’inspection les plus concernés par le contrôle des EHPAD, dont une baisse de 39% des médecins inspecteurs. En fait, la courbe des contrôles et celle des profits n’ont jamais cessé de s’éloigner : pendant que celle des contrôles s’effondrait, celle des profits n’en finissait pas de grimper. Cela dit, on peut légitimement se poser la question : à quoi bon des contrôles, dès lors que les montages financiers sophistiqués des opérateurs échappaient aux contrôleurs qui n’avaient pas la formation, ni d’ailleurs le mandat, pour s’y intéresser ? Les contrôleurs, contrôleuses et inspecteurs, inspectrices sont essentiellement des expert∙es sanitaires, pas du monde de la finance. Pour cela, il aurait fallu des contrôleurs et contrôleuses de gestion, des commissaires aux comptes, des personnes issues du monde de l’audit, bref des hommes et des femmes qui auraient pu déceler des anomalies, des dysfonctionnements, des détournements, tout l’arsenal des malversations et de la mauvaise utilisation de l’argent public. Encore faut-il avoir accès à tous les documents, car le « secret des affaires » complique parfois sérieusement la tâche de celles et ceux chargé∙es de veiller à la conformité des documents comptables.
Il est intéressant de se pencher sur l’arsenal des « sanctions » encourues par les directions d’EHPAD à la suite de contrôles ou des inspections (une inspection se fait sur place, un contrôle sur pièces). En premier lieu, les recommandations qui peuvent être faites aux entreprises, mais dont la mise en œuvre est facultative et laissée au bon vouloir de l’entreprise contrôlée. Ensuite, les prescriptions, leur mise en œuvre est obligatoire dans un délai donné. Enfin, les injonctions, leur mise en œuvre est obligatoire dans un délai donné et contrôlée par une inspection de vérification. Lorsque les mesures obligatoires ne sont pas suivies d’effet, l’ARS peut prononcer la suspension immédiate d’activité, pouvant donner lieu à une mise sous administration provisoire pour six mois, et à la suspension ou la cessation de tout ou partie des activités s’il n’a pas été remédié dans le délai fixé par l’injonction ou pendant la durée de l’administration provisoire. Des mesures dites de police administrative peuvent donc, en théorie, être prononcées ; mais leur aspect dissuasif est minoré par la difficulté de les mettre en œuvre. Comment prononcer une suspension d’activité, et a fortiori la fermeture d’un établissement, puisque cette décision mettrait les autorités de tarification et de contrôle habilitées à sanctionner dans la situation complexe de devoir trouver des solutions d’hébergement pour les résidents et résidentes de la structure sanctionnée ? Il existe aussi un panel de sanctions financières, mais il est inapplicable faute de référentiel opposable à la disposition des autorités de tutelle. Enfin, la doctrine du contrôle et de la sanction est conçue dans le cadre d’une relation bilatérale, entre l’autorité de tutelle et un établissement, mais cette même autorité se trouve paralysée face à un groupe, et, cerise sur le gâteau, certaines sanctions financières ne sont pas mobilisées faute … de textes d’application !
Mais un jour – est-ce la morale de la triste fable ? – un homme vint mettre des bâtons dans les rouages de la belle machine à cash ; c’était en janvier 2022, à quelques mois des élections présidentielles. L’affaire dite d’ORPEA fit grand bruit, alors que la grande loi sur l’autonomie tant promise avait été abandonnée ; il fallait réagir vite. On diligenta tout ce qu’on pouvait diligenter, IGAS et IGF [4] en premier, qui rendirent des rapports accablants. On lança une grande campagne de contrôle de tous les EHPAD, soit 7500 établissements, à terminer dans les deux ans. Soit 3750 par an, 125 par jour ouvrable (!), avec 230 contrôleurs∙ses et la promesse de 150 renforts qu’il faudra former. De toute façon, c’est un effet d’annonce car, comme l’ont souligné l’IGAS et l’IGF, le problème ne se situe pas au niveau des établissements mais au siège des groupes opérant dans le secteur. Et c’est aussi un aveu d’échec sur l’inefficacité des contrôles : constat fait par la Cour des comptes qu’un EHPAD est contrôlé tous les 20 ou 30 ans, preuve s’il en est que le contrôle n’était pas une priorité. Des poursuites judiciaires furent engagées au pénal, mais aussi par le Parquet national financier. La liste des faits reprochés est si longue que seul un journaliste obstiné pouvait les découvrir ! Qui dans les pouvoirs publics fut ébloui, voire aveuglé, au point de ne pas être interpellé par l’incroyable déflagration des bénéfices et la courbe anormalement verticale du cours des actions des plus grands acteurs privés des EHPAD ? La naïveté n’est pas concevable non plus. Dès avril 2022, le premier ministre d’alors, Jean Castex, prit des arrêtés censés combler quelques lacunes de la loi ASV. Dans le Projet de loi de financement de la Sécurité sociale de 2023, examiné à l’automne 2022, l’article 32 a pour objet de « compléter les leviers à la disposition des pouvoirs publics afin de mieux contrôler les EHPAD sur le plan comptable et financier, et de prévenir à l’avenir les dérives et abus susceptibles de survenir au niveau des groupes gestionnaires d’EHPAD » [5]. Des esprits chagrins pourraient estimer qu’à travers cette loi une certaine naïveté s’exprime. Il serait trop long de retranscrire ici « les mesures législatives proposées visant à compléter les exigences de transparence et de régulation financière des établissements et services médico-sociaux » [6]. Admettons que le bon sens prédomine, mais on ne gouverne pas avec du bon sens, encore faut-il se donner les moyens de ses ambitions. Or, nulle part n’apparait la trace d’un renforcement significatif des moyens de contrôle, ceux-là même qui ont péché par manque de moyens et de formation face à l’habileté des gestionnaires des grands groupes et une législation qui n’a pas suivi l’évolution du secteur. Mais, au-delà, se pose nécessairement la question de la faisabilité de tels contrôles sur des sociétés en constante restructuration, parfois détenues par une cascade de holdings et dont le siège peut être transféré dans un autre état. Par-dessus le marché, des montages facilités par la dématérialisation pourraient permettre, par des groupes plus ou moins bien intentionnés, l’évaporation de ressources issues de la tarification ; les gestionnaires en la matière ont une imagination sans frontières et sans bornes. La conclusion vient d’elle-même, même avec la mobilisation de bataillons de contrôleurs et contrôleuses, une sorte de task force financière, qu’il est illusoire d’espérer : le secteur privé aura toujours un temps d’avance sur les pouvoirs publics. La seule loi qui permettrait de mettre fin à l’industrie prospère de la vieillesse en perte d’autonomie, c’est l’interdiction d’en faire une activité lucrative, couplée à la création d’un grand service public de l’autonomie financé à 100% par la sécurité sociale.
⬛ Jean-Marc Debéthune
[1] Rapport d’information du Sénat sur le contrôle des EHPAD, en juillet 2022, à la suite de l’affaire ORPEA.
[2] Même rapport, audition de M. Aissam Aimeur, président du Syndicat des pharmaciens inspecteurs de santé publique.
[3] Idem.
[4] Inspection générale interministérielle du secteur social et Inspection générale des finances.
[5] Dossier de presse.
[6] Exposé des motifs.
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