Des cheminots et de leurs fédérations à l’épreuve : entre échappées à la base et contention aux sommets…
Du 17 mai au 6 juin 1968, les cheminots vont connaître la grève la plus massive de leur histoire. Elle marque un tournant dans l’histoire sociale de l’entreprise, une transition entre l’héritage syndical et culturel de la traditionnelle « société cheminote » et l’émergence d’aspirations sociales nouvelles, mais non une rupture. Le cheminot vit encore dans un monde corporatif bien clos, où les femmes agents sont moins de 10 % et pour la plupart épouses d’agents. Les tutelles patronales et syndicales s’y partagent institutionnellement des fonctions d’encadrement et d’intégration ; le centralisme et la discipline s’y conjuguent pour former un système autoritaire de relations professionnelles et sociales, qu’adoucit l’idéologie ambiante paternaliste de la « grande famille cheminote. » Depuis 1938, dans la plupart des foyers cheminots, l’hebdomadaire de la SNCF, La Vie du Rail, nourrit et propage une culture corporative très confinée, de l’inauguration de telle ligne électrifiée au concours du plus gros poireau. L’hebdomadaire ignore autant les catastrophes ferroviaires que les grèves cheminotes, et pour longtemps encore1 ! Et, depuis 1949, un Almanach du cheminot l’accompagne, confortant sous forme pédagogique ou récréative cette culture corporative.
Les relations de travail sont très respectueuses d’une organisation bureaucratique qui ventile en 19 échelles hiérarchiques exécutants, agents de maîtrise et cadres, comme sont cloisonnées les relations entre les trois grands services, Exploitation (EX), Matériel et Traction (MT), Voie et Bâtiments (VB) dans lesquels se répartissent ces agents. Ainsi, l’aménagement dans une petite gare d’un abri pour voyageurs, la modernisation du foyer des roulants d’un dépôt, susciteront par exemple des conflits de compétences et d’intérêts entre les trois arrondissements EX, MT et VB concernés, conflits arbitrés au siège parisien de la Région concernée (Est, Nord, Ouest, Sud-Ouest ou Sud-Est) où sera remonté le dossier ! Bien qu’en vogue dans les entreprises industrielles, ébauchée après-guerre avec la création d’une Région Méditerranée, la décentralisation tournera court à la SNCF. En juin 1957, une commission interne ad hoc rend un rapport hostile : « risque de désorganisation d’une entreprise où l’organisation est irremplaçable et sans prix », « risque de démoralisation, à tous les échelons de la hiérarchie, d’un personnel d’élite », bref « il ne saurait être question de bouleverser une organisation centenaire et qui a fait ses preuves » ; rejet entériné par le président Louis Armand : il y a « impossibilité absolue de supprimer un échelon de commandement », au risque « de rendre extrêmement précaire l’exercice normal du commandement et de faire courir les plus grands risques au bon fonctionnement du chemin de fer. » « C’est une responsabilité que je ne saurais prendre », assume ainsi le patron de la SNCF !
Alors que le mouvement de Mai 68, par son extension inédite, depuis les milieux étudiants et lycéens jusqu’aux OS de Renault ou de Peugeot, et par ses nouveaux slogans, a bien une visée générale utopique, voire subversive, celle-ci n’atteindra pas ce monde encore bien clos du rail. Toutefois, à l’âge du transistor omniprésent, les échos parvenus au sein du monde du rail nourriront rêveries et critiques. En marge du mouvement social, isolé du mouvement étudiant incompris, les appareils syndicaux vont se mobiliser « pour compte propre » en obtenant des acquis professionnels certains, et la forte pression gréviste aboutira même à la remise à plat de toute la politique des transports, la SNCF bénéficiant d’une autonomie de gestion accrue !
L’occupation des grandes gares : contrôler et protéger l’outil de travail
La grève à la SNCF empruntera beaucoup aux modalités de communication et d’action classiques des appareils syndicaux, acteurs institutionnels de la grève. Globalement, nul débordement de l’imagination pour rompre avec les coutumiers communiqués, affiches et tracts syndicaux. Au nom de la sécurité et de l’horaire à tenir, le réalisme ferroviaire et la culture cheminote ont bridé les esprits empreints encore de l’obéissance passive, en quelque sorte, aux règlements intérieurs. Les ordres de grève viennent du sommet, pour être passivement appliqués. Ainsi, lorsque le vendredi 17 mai, un drapeau rouge est dressé sur le château d’eau du triage d’Achères, à l’ouest de Paris sur la Grande Ceinture, par le dirigeant fédéral de la CGT Charles Massabieaux2, c’est bien là le signal impératif donné de la mobilisation cheminote générale, en direction des gros établissements SNCF de la région parisienne, puis de ceux de province.
Le mouvement connaîtra toutefois des formes inédites : alors qu’en 1936, les cheminots n’avaient pas fait grève et donc pas participé aux « occupations d’usines », l’occupation des sites (plus précisément leur bouclage et gardiennage) traduit une forme d’appropriation symbolique par les cheminots de leur « outil de travail », à la fois machinerie technique ferroviaire et service public institutionnel. En bouclant les établissements vidés de leur personnel à l’exception de quelques cadres dirigeants dotés de laissez-passer, en confiant la garde permanente des sites sensibles – gares, dépôts, PC et postes d’aiguillage – qui commandent l’exploitation à des équipes de volontaires tournant en 3 x 8, les grévistes ont empêché toute velléité de reprise du travail et ont protégé les installations ferroviaires et les matériels roulants contre tout risque de sabotage, prêts à leur remise en route immédiate au coup de sifflet de la fin de partie.
Mesure préventive, les cheminots ont ainsi rapatrié sous la verrière de la gare de Lyon, à Paris, les locomotives trop vulnérables du dépôt voisin du Charolais, exposées à une incursion de la rue proche, comme à un sabotage malintentionné de l’intérieur. Les clés de traction et de frein ont été retirées des cabines de conduite et soigneusement enfermées dans un coffre de bureau. Evidemment, le symbolisme de la démarche est lourd : à la fois, la locomotive, c’est du matériel vulnérable et précieux ; mais c’est aussi l’instrument sans lequel toute reprise du trafic est vaine, comme celle de la reprise économique. Au sein de l’arsenal corporatif des luttes, la locomotive, qu’on l’arrête ou qu’on la remette en route, est le composant de l’outil de travail ferroviaire qui symbolise le mieux cette appropriation de la grève par les cheminots. La coupure des courants de traction dans les postes de commande des sous-stations, le verrouillage des postes d’aiguillage, toutes ces mesures redondantes renforcent ce contrôle absolu de l’outil de travail, réduit à l’arrêt.
L’occupation de la gare de Saint-Lazare inspire l’Humanité-Dimanche du 26 mai3 : « La tâche du Parti, celle de la CGT sont de poursuivre et de perpétuer l’ORDRE ». Non seulement « la CGT se préoccupe d’assurer à la population l’électricité, l’eau, le pain dont elle a besoin », mais elle règle tous les problèmes : « Simple détail, mais combien significatif : voilà les cheminots en grève de Saint-Lazare, prévenant un habitant de Normandie de venir chercher les petits chiens qu’on lui avait envoyés par le train et qui étaient « en souffrance » à la gare. » D’où la critique féroce de cette initiative aux yeux d’un gauchiste tout éberlué : « On notera par quelle anecdote futile et pleurnicharde on caractérise un mouvement d’émancipation de la classe ouvrière. Evidemment, pas un mot sur Saint-Nazaire où de larges secteurs de l’économie sont passés sous le contrôle ouvrier » !
Face aux risques d’intrusion étrangère, des « bastions » sur la défensive
L’occupation de ces « bastions » sensibles de la SNCF avait une seconde fonction : la préservation de toute incursion extérieure, gauchistes ou nervis d’extrême-droite. A la gare de Lyon, puisant dans les ressources de la profession, un petit arsenal complémentaire défensif a été fourbi : matraques confectionnées à partir de gros câbles électriques, solides manches de bois ôtés des clés à éclisses, que complètent des bouteilles vides entassées dans des caisses… Plusieurs barrières d’obstacles, intra et extra muros, sont constituées commodément avec les chariots de gare renversés, entassés en barricades dérisoires, plus symboliques qu’efficaces, mais bien révélatrices des fantasmes d’assauts et d’affrontements menaçants, jaillis de la rue.
Des tentatives d’intrusion ont suscité une geste que relatera dix ans plus tard André Argalon4 : « C’est fou ce que les cheminots ont subi d’attaques en cette période. A Saint-Lazare, un commando de fascistesde Tixier-Vignancour5 est venu retirer le drapeau rouge. A la gare Montparnasse, des “spéléologues” des CDR [Comités pour la défense de la République] sont arrivés par les égouts pour tenter de faire échouer la grève. A la gare de Lyon, c’est la direction elle-même qui organisait les provocations. ll fallait que la CGT ait l’œil partout pour déjouer les mauvais coups des fascistes et des CDR, mais aussi des gauchistes – comme le jour où ils prétendaient affréter un train spécial pour aller à Flins – ou de nos camarades de la CFDT dont un secrétaire fédéral avait déclaré un jour qu’il n’y aurait pas de petits soviets à la base, pour déjouer également les tentatives de la direction. Nous contrôlions tout, y compris la table d’écoute. C’est ainsi qu’un jour nous avons appris la création d’un “comité d’usagers et de cheminots” mis sur pied pour traiter avec la direction sans s’occuper des syndicats. Inutile de préciser que la tentative, comme toutes les autres, a fait long feu. »
Autre épisode révélateur, vendredi 24 mai,en début d’après-midi, des militants ont distribué des tracts aux alentours de la gare de Lyon et annoncé leur ferme intention de « faire la révolution » ! Ce soir, « Paris brûlera ! ». D’où la mobilisation défensive de la gare, fort bien narrée par Jean Perrault, alors secrétaire général du syndicat CGT de Paris-Sud-Est6 : « Comme en gare, nous allons être en première ligne, je crains qu’une provocation éventuelle ne se retourne dans la gare contre les cheminots. (…) Nous avons donc fermé complètement les issues de la gare : nous nous sentions totalement responsables des installations ferroviaires, du matériel qui représentaient des sommes considérables et nous ne voulions pas qu’en utilisant de quelconques incidents, la police en profite pour investir la gare et occuper les locaux. Nous nous sentions, pour quelques heures, aux avant-postes de la lutte nationale que nous menions avec quelques millions de salariés. » Dans la soirée, après la dissolution du cortège, quelques gauchistes veulent encore en découdre avec les CRS ripostant à coup de grenades lacrymogènes. Acculés sans échappatoire sur le parvis de la gare, dans un rapport de force désavantageux, leur espoir de trouver refuge au sein de la gare restera vain, comme l’explique J. Perrault : « Nous n’avons pas de directives particulières sinon d’être vigilants et prudents. Seules restent les directives décidées dès le début de l’occupation des locaux : les grévistes sont seuls responsables de ce qui peut survenir dans les emprises de la SNCF. Cela est valable pour tous. (…). Vers 22 heures 30, quelques manifestants “frappent” à notre porte pour nous demander refuge. Situation difficile pour tous : fallait-il ouvrir au risque de voir à leur suite pénétrer les CRS dans la gare ? Nous n’ouvrîmes pas malgré l’avis de quelques camarades qui enrageaient – comme tous les présents – de voir des travailleurs ou des étudiants risquer de se faire matraquer. »
Et ce n’est pas un hasard si l’itinéraire inaccoutumé du défilé lancé à l’appel de la CGT le mercredi 29 mai, de la Bastille à Saint-Lazare, avait été « organisé de telle façon que la manifestation ne déborde pas, en s’achevant à Saint-Lazare, ce bastion cheminot », reconnaîtra le secrétaire fédéral adjoint André Argalon, gare où Séguy, patron de la CGT, retrouve des cheminots retranchés : « Nous arrivons gare Saint-Lazare où une réception est organisée en l’honneur du Bureau confédéral par le comité de grève. Je retrouve mes camarades cheminots fiers de nous montrer leur installation. Les bureaux les plus inaccessibles réservés à la direction sont utilisés pour les besoins de l’organisation de la lutte. Le siège du syndicat CGT est installé dans le bureau du chef de gare. Les lances d’incendie sont en batterie aux entrées les plus stratégiques ; elles sont là, à toutes fins utiles, y compris éventuellement pour refroidir certaines velléités gauchistes d’investir la gare, en quelque sorte des lances de dissuasion ! (…) La réception se termine par un vin d’honneur au réfectoire des agents de train, dans une ambiance joyeuse et fraternelle, avec quelques instants d’émotion dus aux manifestations d’affection dont notre camarade Benoît Frachon est entouré. Ainsi ce n’est ni à l’Hôtel-de-Ville ni à l’Elysée que “l’état-major” de la CGT termine sa marche du 29 mai, comme on en avait fait subitement courir le bruit, mais à la gare Saint-Lazare parmi les cheminots en grève7. »
De la prévention à l’égard des étudiants, relève l’opposition des cégétistes de Saint-Lazare à faciliter leur jonction avec les ouvriers en grève de Flins, à l’inverse de la CFDT. Le vendredi 7 juin, le travail doit y reprendre. Le préfet des Yvelines a bon espoir d’entraîner les ouvriers qui le désirent à venir reprendre le travail. Mais, relate le préfet de police Grimaud8, « les ouvriers ne viennent pas. En revanche, mille à quinze cents étudiants viennent de Paris se mêler aux grévistes et se bagarrer avec le service d’ordre. Nous devons, de notre côté, dissuader quelque 4000 jeunes de s’emparer d’un train, gare Saint-Lazare, pour aller rejoindre leurs camarades. La SNCF et la CGT sont d’accord pour les en empêcher. » Et leur demande d’affréter plusieurs trains spéciaux à destination de Flins se heurtera en effet au refus des cégétistes, majoritaire dans le dépôt, contribuant à un dénouement de la journée opposé aux vues et désirs des manifestants « gauchistes ».
A la base, discussions libérées, rêveries autogestionnaires
L’énorme machine intégrée qu’est la SNCF n’est évidemment pas un terreau approprié pour voir fleurir les idées autogestionnaires qui imprègnent les utopies sociales d’alors. Retenons qu’à Limoges, où règne une bonne entente intersyndicale, un intéressant texte est adressé aux appareils parisiens : « Certain d’interpréter la volonté de tous les cheminots qui souhaitent le renforcement de l’union au sommet après l’avoir réalisé à la base », le Comité de grève des cheminots (CGT, CFDT, FO, FGAAC et FAC) a élaboré et soumis aux fédérations « un programme revendicatif commun minimum » ; « face à leurs responsabilités », c’est l’union d’action au sommet qui s’impose à chacune d’elles pour sa réalisation ! Voici donc une démarche rompant bien avec le centralisme coutumier de l’action syndicale.
Le fantasme d’une SNCF autogérée émane d’un communiqué commun à la CGT, CFDT et FO de Montpellier, retransmis aux sièges fédéraux parisiens : « La gestion de la SNCF est actuellement défectueuse tant du point de vue économique que social. Les agents de cette société estiment que la gestion doit être prise en charge par son personnel et ceci à tous les échelons de la hiérarchie. Les mesures nécessaires à prendre à ce sujet seront définies dès que possible après avis de l’ensemble du personnel. Cette idée, lancée à Montpellier dans la journée du 29 mai, doit être prise en considération par toutes les organisations syndicales qui se doivent de prendre l’avis de l’ensemble des cheminots ». Rare bouffée d’utopie cheminote, émanant il est vrai d’une contrée réputée chaude, où le verbe est prompt à s’enflammer …
De Paris à Modane, le grand écart…
Révélateur de la distance qui sépare le Mai parisien du Mai des provinciaux, le témoignage d’un futur responsable cédétiste, Jean Villette9, entré à la SNCF à 21 ans en mars 1967, affecté comme facteur aux écritures à la gare internationale de Modane : une gare frontière où transitent de nombreux trains de fret, où le travail posté en 3×8, intensif, est vécu comme un « purgatoire » par une population jeune vouée à un turn-over important. Les syndicats cheminots CGT et CFDT, à égalité d’audience électorale, plutôt coupés des actualités politique et syndicale parisiennes, vivent d’anicroches locales. Nul écho n’est parvenu de la « table ronde » ouverte le 10 janvier par la direction en début d’année. Et quand s’échauffent, début mai, les universités parisiennes et que la radio diffuse les premiers événements du Quartier latin, c’est un monde étranger que perçoivent avec difficulté et scepticisme les cheminots de Modane : « Ouvriers et étudiants, même combat, ce slogan du 13 mai, ici, on en est très loin, et on se demande qui sont ces jeunes qui jettent le mobilier par les fenêtres à Nanterre, en tout cas on ne se sent pas du tout concerné10. » Néanmoins, c’est avec attention et intérêt que sont suivis dans les transistors les premiers débrayages de la mi-mai. Les directives syndicales des 17 et 18 mai, transitant par les Unions régionales du Sud-Est puis Chambéry, parviennent moins vite à Modane que les informations radiodiffusées : celles-ci suscitent les premières réunions unitaires et attisent la mobilisation collective qui aura donc toujours un temps d’avance sur les directives fédérales, toujours en retard à l’inverse sur l’appréciation générale du mouvement social.
Les liaisons régulières horizontales de travail par télex (horaires et compositions des trains), au début entrelardées de questions irrégulières du type : « Nous, on a fait une AG, et vous ? », une fois le mouvement lancé, se transforment vite en échanges mutuels d’information et de comparaison sur les situations locales : « Tandis qu’il y a une certaine défiance à l’égard des communiqués officiels fédéraux, en vertu de l’occupation des locaux et de tout le temps devant nous, on passe son temps à communiquer avec les quatre coins de la France, pour s’assurer des situations respectives11. » La distance ainsi prise avec les directives syndicales permet des discussions très libres et l’explicitation des aspirations profondes : à Modane, on rêve plutôt à court terme de conditions de travail adoucies, et à moyen terme, de mutations rapides… C’est l’agent chargé des roulements et du planning qui organise l’occupation, les rondes de surveillance, le planning des réunions… Le sentiment de la communauté corporative ainsi auto-organisée peut se développer à plein, d’autant qu’aucune perturbation extérieure n’est à craindre : il n’y a pas plus de « gauchistes » à Modane que de CDR gaullistes et de fascistes, aux intrusions si redoutées à Paris !
Un mouvement corporatif pour « compte propre », une avancée politique
Le mardi 4 juin, à 6 heures 10 du matin,au siège de la SNCF, après des négociations-marathon entamées depuis le samedi 1er juin, le ministre des Transports, Jean Chamant, et les sept organisations syndicales CGT, CFDT, FO, CFTC, FGAAC12, FAC13 et CGC signent un protocole d’accord en 15 articles. Nombreux sont les acquis sociaux engrangés : salaires augmentés, retraites revalorisées, durée du travail réduite et congés annuels augmentés, régimes de travail des agents postés et des roulants améliorés, bonifications d’ancienneté enfin accordées aux agents de conduite prenant leur retraite à 50 ans. En matière de droit syndical, le saut très important reflète l’aspiration soixante-huitarde de démocratie : le droit syndical est élargi au sein des institutions toujours singulières de la SNCF, le financement de la formation syndicale acquis, et la CGT est conviée aux tables rondes par la direction générale, terme de la « guerre froide » que lui avait déclarée en 1950 Louis Armand.
Les articles 13 et 14 du protocole accusent une grande avancée en matière politique : la politique d’avenir des transports est à revoir, en concertation tripartite avec les syndicats ! Aux termes de l’article 13, l’Etat devra prendre en charge le coût des obligations de service public que supportait jusqu’alors l’entreprise publique, handicap certain face à la concurrence ; plus largement, les différents modes de transports devront s’affronter à armes égales, la SNCF bénéficiant dans ce contexte d’une autonomie de gestion accrue. Aux termes de l’article 14, « des réunions seront organisées par le ministre des Transports auxquelles participeront des représentants de la Direction et des organisations syndicales de la SNCF afin de consulter ceux-ci sur la politique générale des transports poursuivis par le Gouvernement, tant à l’échelon national qu’européen, et de débattre des moyens d’assurer l’avenir à long terme de la Société Nationale. » Innovation importante que cette concertation tripartite due à l’intelligence du directeur général Roger Guibert, où SNCF et syndicats feront front commun pour imposer au gouvernement une politique des transports plus favorable au rail.
Une reprise imposée par les sommets fédéraux
L’accord du 4 juin implique la reprise de l’exploitation après trois semaines de paralysie. Là où la CGT est fortement implantée, en région parisienne ou dans ses bastions provinciaux, la reprise est approuvée par des votes à mains levées considérés comme majoritaires. Le secrétaire fédéral Charles Massabieaux se rend au dépôt d’Achères : « C’était de là que le mouvement était parti en premier, c’était là qu’il devait inversement s’arrêter en premier : il n’y a pas eu de problèmes, on a défilé derrière le drapeau rouge descendu du château d’eau…14 » À la CFDT, la direction fédérale a tenu à gérer démocratiquement la fin de partie. Une consultation est organisée auprès de la base dans chaque établissement : si elle révèle des réponses très contrastées d’un établissement à l’autre, des majorités prédominent… contre la reprise ! Lisons le communiqué du dépôt de Nevers parvenu à Paris : « 650 cheminots, 400 présents au vote, 95 % contre la reprise. Cela accroche sur le non-paiement des jours de grève, la réduction du travail (pas de calendrier), la suppression des [abattements de] zones minimes. » S’ils demeurent toujours négatifs, à Montpellier par exemple, les syndicats locaux se résignent à reprendre le travail au nom de la « discipline ouvrière » et « pour ne pas s’opposer au reste de la France ». A Modane, c’est un choc brutal et imprévu qui est ressenti à l’arrivée d’un « protocole hermétique ». Un sentiment de fatalisme et de résignation amère est partagé lors de la dernière AG où la reprise est votée : « On est reparti comme ça, avec le sentiment de s’être fait avoir », résume J. Villette. Amorcée le jeudi soir, la reprise est quasi générale le vendredi 7, après donc 19 à 20 jours de grève selon les établissements.
En attendant l’hiver 1986-1987…
Les appareils syndicaux ont joué une bataille classique, certes inédite par son ampleur, mais conduite selon des modalités éprouvées. Une direction du personnel acculée à la négociation et des chefs d’établissement locaux absents ont permis à la fédération CGT de contrôler le déroulement du mouvement, depuis son déclenchement jusqu’au coup de sifflet final. Paul Butet, secrétaire général de la fédération CFDT, ne manquait pas d’apprécier avec quelque ironie, et jalousie peut-être, l’aptitude éprouvée des « burettes syndicales » de la CGT à faciliter la remise en marche de la machine ferroviaire stoppée par une grève.
Des témoignages recueillis bien plus tard révèlent chez les jeunes cheminots syndiqués de l’époque quelque incompréhension à l’égard de la stratégie de la CGT, hostile à toute main tendue à la jeunesse ouvrière ou étudiante15, comme sourde aux nouveaux enjeux sociétaux explicités en 1968 par la jeunesse estudiantine. Entré à 19 ans au centre d’apprentissage SNCF de Noisy-le-Sec, Bernard Thibaut y découvre une « CGT omniprésente » au milieu des années 70. Et l’un des premiers mouvements dans lequel il s’impliquera, « ça a été pour faire admettre la présence des filles dans les foyers des célibataires16 » : comment admettre un tel règlement de la SNCF, mettant ces agents « 24 heures donc sous la coupe de leur employeur » ? Alors que Mai 68 avait démarré à Nanterre pour faire admettre la mixité dans la cité universitaire, on est bien en retard à la SNCF de ce point de vue !
A court terme, la SNCF tire quelques leçons : elle innove en matière de relations sociales, de communication interne… Le 11 juillet, une table ronde aboutit ainsi à un « accord-cadre sur les prolongements sociaux de la modernisation » conclu pour trois ans. Son préambule est remarquable par la nouveauté d’expression : le contrat social conclu entre direction et organisations syndicales reflète le fruit d’une concertation exceptionnelle sur les prochaines évolutions profondes de l’entreprise, sans ambiguïté ni arrière-pensée. D’un côté, les syndicats reconnaissent que le progrès technique constitue un impératif inéluctable pour le chemin de fer qu’ils ne peuvent remettre en cause ; de l’autre, la direction reconnaît que la modernisation conséquente de ses structures ne saurait se faire au détriment de son personnel.
On innove en matière de communication interne. A titre suggestif, le journal Sud-Ouest Information EX devient en octobre Sud-Ouest Information, bulletin commun désormais aux trois services EX, MT et VB. Le directeur de la Région Sud-Ouest, François Dubois, commente ce pas en avant : « Je m’en réjouis car c’est la manifestation de l’unité de notre Maison. » L’Almanach du cheminot 1968 est le dernier d’une vingtaine, reconnu caduque après l’explosion de bandes dessinées satiriques déclenchée en mai 68.
Le directeur général Roger Guibert accélère la réforme des structures engagée, qui aboutira à la création de 25 régions en 1972 et en 1973 : grâce à sa dotation budgétaire, chaque directeur dispose d’une certaine latitude pour résoudre des problèmes techniques et sociaux locaux. Après les prodromes du « juin gauchiste des cheminots » de 197117, il faudra toutefois attendre encore la grande grève de l’hiver 1986-1987 pour voir exploser le double système corporatif autoritaire de la SNCF, à la fois patronal et syndical18.
Georges Ribeill.
Encart
« Ne plus être des enfants … » : rompre avec le cocon corporatif ?
Le trouble d’un cadre supérieur de la CFDT
Intitulé Réflexions sur les événements de mai-juin 1968. Conclusions et perspectives pour les cadres SNCF, daté de juin 1968, un tapuscrit anonyme d’une quinzaine de pages circula dans les hautes sphères de la fédération CFDT. Retenons ses premières pages où l’auteur pointe les « aspirations profondes manifestées par l’explosion sociale actuelle », essai de « psychanalyse sauvage de la famille cheminote » …
« Sans vouloir sous-estimer l’importance des revendications de salaires et de conditions de travail, du moins pour certaines catégories de travailleurs (il existe encore bien des situations scandaleuses, même à la SNCF pour qui daigne s’en informer), nous pensons que ce qui a essentiellement cristallisé le brusque mouvement actuel, incontestablement parti de la base, à l’instigation des étudiants, par-dessus la tête des organisations syndicales, nous semble être une subite prise de conscience d’un besoin non satisfait d’expression et de responsabilité, une révolte contre la passivité fatale et l’ennui auquel la société industrielle de consommation condamne les travailleurs, même les travailleurs relativement heureux, même les Cadres. Comment l’expliquer ?
L’État « “père” et l’État “mère”
L’État, mais aussi l’administration, l’entreprise, avaient jusqu’à maintenant été perçus tantôt comme “père”tantôt comme “mère”. L’État père, c’est – surtout en période de guerre, de crise, de grave tension, de reconstruction (période qui a suivi la Libération par exemple) – celui qui anime, qui bande les énergies, rappelle les devoirs, sollicite les efforts et les sacrifices de tous. Ainsi, le dépassement de la durée légale des heures de travail est-il justifié dans le P 419 par de telles considérations. L’État mère, c’est l’État providence, celui qui, omnipotent, disposant des crédits illimités (du moins on n’ose pas trop se poser la question) est tenu de pourvoir à tous les besoins, d’assurer toutes les sécurités, de donner toutes les assurances.
Or, depuis la fin de la guerre d’Algérie, en l’absence de grandes aventures internationales où la France se trouvât engagée, le seul moteur qui eût pu doper les énergies était l’expansion économique. Le plan de stabilisation qui a porté un coup d’arrêt brutal à celle-ci, avec ses répercussions que l’on sait sur le chemin de fer, a du même coup détruit l’image de l’État « père ». Pour la SNCF, cela signifie que les cheminots se sentent de moins en moins attendus par la Nation. Leur outil de travail, leur technique de transport se trouvent critiqués, contestés, en tous cas durement concurrencés. Même les nouvelles possibilités offertes par le rail semblent embarrasser plus que réjouir les responsables de notre économie. Il est de plus en plus difficile d’insuffler aux cheminots une foi qui ne paraît plus partagée en haut lieu.
Si l’État, la SNCF, ne sont plus perçus comme “père”, le sont-ils du moins comme “mère” ? La récession économique vient de faire réapparaître une inquiétude à laquelle les travailleurs ont bien des raisons historiques d’être sensibilisés : la crainte du chômage et ses multiples corollaires. Cette impression d’insécurité est d’ailleurs accentuée par certaines décisions gouvernementales telles que les ordonnances relatives à la Sécurité sociale qui ont augmenté la part du risque supporté par chacun (ticket modérateur). L’État n’était plus l’État “mère”.
Bien à l’abri des licenciements, les cheminots se sentent de plus en plus inquiets sur l’avenir. La baisse des effectifs et toutes ses conséquences (stagnation dans certaines filières, détachements et mutations, absence d’embauchage), les fermetures de lignes, et surtout l’absence de grands projets d’expansion leur donnent de plus en plus l’impression d’être les victimes d’impératifs économiques qui les condamnent à terme. Ces impératifs forts peu « maternels » leur étaient d’ailleurs souvent et fort honnêtement rappelés dans les diverses instances de la SNCF, sans que malheureusement une solution d’ensemble aux problèmes humains puisse être annoncée par les dirigeants.
Ces travailleurs sans père ni mère étaient donc en situation de s’apercevoir qu’ils n’avaient plus à être des enfants. Ils constituaient aussi un terrain on ne peut plus propice à faire écho à la révolte étudiante contre les structures de la société. À l’appel des étudiants, ils devinrent brusquement allergiques à toute forme de pouvoir qui n’était plus capable de leur apporter ni raison de vivre ni sécurité mais qui continuait à disposer d’eux de l’extérieur. Ils exigèrent de participer désormais « aux décisions qui les concernent directement » comme le dit si bien le projet de loi référendaire. Ce sont ces travailleurs-là qui ont lancé le mouvement de grève sans attendre les syndicats, qui ont rejeté le protocole d’accord syndicats-gouvernement et qui s’exprimèrent au stade Charléty, à défaut des défilés organisés par la CGT. C’est là le fait nouveau, et à notre avis significatif, même s’il n’est pas qualitativement le plus important du présent mouvement. »
Plus attendue de la part d’un cadre supérieur cédétiste, plus loin, la dépossession du pouvoir de décision des cadres de terrain de la SNCF est particulièrement pointée :
« L’impression grandissante de certains cadres d’être étrangers aux décisions est renforcée par la concentration croissante des centres de décision, aboutissement d’une évolution tout à fait logique exigée par la complexité des techniques et la compétence spécialisée qu’elles imposent. Les dirigeants d’établissements, d’arrondissements, parfois même de régions, se voient ainsi peu à peu dessaisir au profit d’organismes centraux, de commissions, etc. Il y a des compensations à inventer, compensations sans doute rendues possibles grâce à de plus grandes facilités de communication. Mais y songe-t-on ? Le mouvement d’idées actuel nous amène à nous poser la question. »
1 Si l’on se reporte à La Vie du Rail, qui a toujours traité à chaud de l’actualité ferroviaire en France, il ne s’est rien passé en mai 68 à la SNCF. L’édition du 19 mai développe une invitation à voyager par le train… mais en Corse, et celle du 26 mai, en Pays vaudois ! Reparu le 23 juin, l’hebdomadaire s’excuse de son « interruption involontaire », sans allusion à la longue paralysie de la France et de ses chemins de fer. La SNCF a joué de même à la « grande muette ».
2 Charles Massabieaux (1921-1998) a été secrétaire général de la fédération CGT des cheminots, de 1965 à 1976.
3 Daniel Théron, « Le parti de la légitimité : une analyse de l’Humanité-Dimanche », Partisans, n° 42, mai-juin 1968, p. 253.
4 La Vie Ouvrière, n° 1762, 5 juin 1978, p. 19. André Argalon (1927-2000) a été secrétaire général adjoint de la fédération CGT des cheminots de 1965 à 1983.
5 Avocat, militant d’extrême-droite qui fut notamment candidat à l’élection présidentielle de 1965.
6 Jean Perrault, Mai 1968 en gare de Paris-Lyon, CGT-IHS Cheminots, 2005, p. 24-25. Egalement, Jean Perrault, Ma vie de militant, auto édition Marie-Reine Perrault, 2017 [nous contacter].
7 Georges Séguy, Le mai de la CGT. Témoignage, Editions Julliard, 1972, p.137-138.
8 Maurice Grimaud, en Mai, fais ce qu’il te plaît, Editions Stock,1977, p. 303.
9 Jean Villette a été membre du Bureau de la fédération CFDT des cheminots de 1973 à 1977, puis du bureau de la fédération générale des transports et de l’équipement CFDT jusqu’en 1982.
10 Propos de Jean Villette recueillis par l’auteur. Il en est de même pour les deux citations suivantes.
11 Cette communication entre comités, que facilite le détournement du réseau Télex et des circuits téléphoniques propres à la SNCF équipant notamment les permanences et les PC, permet de précieux échanges horizontaux et verticaux d’informations et d’instructions. La fédération CGT en tente un chimérique contrôle par ce communiqué du bureau fédéral daté du 21 mai : « Le Bureau Fédéral attire à nouveau l’attention des militants sur les informations incontrôlées transmises par téléphone par le réseau Télex SNCF. Toute information transmise directement au Comité de grève doit être immédiatement vérifiée auprès des syndicats des secteurs ou de la Fédération. »
12 Fédération générale autonome des agents de conduite.
13 Fédération autonome des cadres.
14 Propos recueillis par l’auteur.
15 Voir à ce sujet le recueil de témoignages de jeunes cheminots en 1968, composé 30 ans plus tard sous l’égide du Comité d’établissement régional de Paris-Saint-Lazare, Piquet de grève. 68-98. Les cheminots témoignent, Editions France Découvertes, 1998.
16 Bernard Thibaut, Ma voix ouvrière, Stock, p. 33, p. 42.
17 Cf. Christian Chevandier, Cheminots en grève, ou la construction d’une identité (1848-2001), Editions Maisonneuve et Larose, 2002,p. 309-317.
18 Cf. Georges Ribeill, « L’hiver de grève des cheminots », Vingtième siècle, revue d’histoire, n° 16, octobre-décembre 1987 ; « La grève de l’hiver 1986-1987 », in Les cheminots. Que reste-t-il de la grande famille ?, Editions Syros, 1993, p. 150-162 ; Christian Chevandier, op. cit., « Les printemps en hiver », p. 332 et sq. Jacques Hais et Christian Mahieux « La grève des cheminots de 86/87 », Les utopiques n°3, 2016.
19 Le P4 est alors le règlement SNCF qui définit les conditions de travail (repos, amplitude, durée journalière, astreinte, etc.)
entre échappées à la base et contention aux sommets…
Au sein d’une entreprise centralisée, la « société cheminote » confinée…
Du 17 mai au 6 juin 1968, les cheminots vont connaître la grève la plus massive de leur histoire. Elle marque un tournant dans l’histoire sociale de l’entreprise, une transition entre l’héritage syndical et culturel de la traditionnelle « société cheminote » et l’émergence d’aspirations sociales nouvelles, mais non une rupture. Le cheminot vit encore dans un monde corporatif bien clos, où les femmes agents sont moins de 10 % et pour la plupart épouses d’agents. Les tutelles patronales et syndicales s’y partagent institutionnellement des fonctions d’encadrement et d’intégration ; le centralisme et la discipline s’y conjuguent pour former un système autoritaire de relations professionnelles et sociales, qu’adoucit l’idéologie ambiante paternaliste de la « grande famille cheminote. » Depuis 1938, dans la plupart des foyers cheminots, l’hebdomadaire de la SNCF, La Vie du Rail, nourrit et propage une culture corporative très confinée, de l’inauguration de telle ligne électrifiée au concours du plus gros poireau. L’hebdomadaire ignore autant les catastrophes ferroviaires que les grèves cheminotes, et pour longtemps encore1 ! Et, depuis 1949, un Almanach du cheminot l’accompagne, confortant sous forme pédagogique ou récréative cette culture corporative.
Les relations de travail sont très respectueuses d’une organisation bureaucratique qui ventile en 19 échelles hiérarchiques exécutants, agents de maîtrise et cadres, comme sont cloisonnées les relations entre les trois grands services, Exploitation (EX), Matériel et Traction (MT), Voie et Bâtiments (VB) dans lesquels se répartissent ces agents. Ainsi, l’aménagement dans une petite gare d’un abri pour voyageurs, la modernisation du foyer des roulants d’un dépôt, susciteront par exemple des conflits de compétences et d’intérêts entre les trois arrondissements EX, MT et VB concernés, conflits arbitrés au siège parisien de la Région concernée (Est, Nord, Ouest, Sud-Ouest ou Sud-Est) où sera remonté le dossier ! Bien qu’en vogue dans les entreprises industrielles, ébauchée après-guerre avec la création d’une Région Méditerranée, la décentralisation tournera court à la SNCF. En juin 1957, une commission interne ad hoc rend un rapport hostile : « risque de désorganisation d’une entreprise où l’organisation est irremplaçable et sans prix », « risque de démoralisation, à tous les échelons de la hiérarchie, d’un personnel d’élite », bref « il ne saurait être question de bouleverser une organisation centenaire et qui a fait ses preuves » ; rejet entériné par le président Louis Armand : il y a « impossibilité absolue de supprimer un échelon de commandement », au risque « de rendre extrêmement précaire l’exercice normal du commandement et de faire courir les plus grands risques au bon fonctionnement du chemin de fer. » « C’est une responsabilité que je ne saurais prendre », assume ainsi le patron de la SNCF !
Alors que le mouvement de Mai 68, par son extension inédite, depuis les milieux étudiants et lycéens jusqu’aux OS de Renault ou de Peugeot, et par ses nouveaux slogans, a bien une visée générale utopique, voire subversive, celle-ci n’atteindra pas ce monde encore bien clos du rail. Toutefois, à l’âge du transistor omniprésent, les échos parvenus au sein du monde du rail nourriront rêveries et critiques. En marge du mouvement social, isolé du mouvement étudiant incompris, les appareils syndicaux vont se mobiliser « pour compte propre » en obtenant des acquis professionnels certains, et la forte pression gréviste aboutira même à la remise à plat de toute la politique des transports, la SNCF bénéficiant d’une autonomie de gestion accrue !
L’occupation des grandes gares : contrôler et protéger l’outil de travail
La grève à la SNCF empruntera beaucoup aux modalités de communication et d’action classiques des appareils syndicaux, acteurs institutionnels de la grève. Globalement, nul débordement de l’imagination pour rompre avec les coutumiers communiqués, affiches et tracts syndicaux. Au nom de la sécurité et de l’horaire à tenir, le réalisme ferroviaire et la culture cheminote ont bridé les esprits empreints encore de l’obéissance passive, en quelque sorte, aux règlements intérieurs. Les ordres de grève viennent du sommet, pour être passivement appliqués. Ainsi, lorsque le vendredi 17 mai, un drapeau rouge est dressé sur le château d’eau du triage d’Achères, à l’ouest de Paris sur la Grande Ceinture, par le dirigeant fédéral de la CGT Charles Massabieaux2, c’est bien là le signal impératif donné de la mobilisation cheminote générale, en direction des gros établissements SNCF de la région parisienne, puis de ceux de province.
Le mouvement connaîtra toutefois des formes inédites : alors qu’en 1936, les cheminots n’avaient pas fait grève et donc pas participé aux « occupations d’usines », l’occupation des sites (plus précisément leur bouclage et gardiennage) traduit une forme d’appropriation symbolique par les cheminots de leur « outil de travail », à la fois machinerie technique ferroviaire et service public institutionnel. En bouclant les établissements vidés de leur personnel à l’exception de quelques cadres dirigeants dotés de laissez-passer, en confiant la garde permanente des sites sensibles – gares, dépôts, PC et postes d’aiguillage – qui commandent l’exploitation à des équipes de volontaires tournant en 3 x 8, les grévistes ont empêché toute velléité de reprise du travail et ont protégé les installations ferroviaires et les matériels roulants contre tout risque de sabotage, prêts à leur remise en route immédiate au coup de sifflet de la fin de partie.
Mesure préventive, les cheminots ont ainsi rapatrié sous la verrière de la gare de Lyon, à Paris, les locomotives trop vulnérables du dépôt voisin du Charolais, exposées à une incursion de la rue proche, comme à un sabotage malintentionné de l’intérieur. Les clés de traction et de frein ont été retirées des cabines de conduite et soigneusement enfermées dans un coffre de bureau. Evidemment, le symbolisme de la démarche est lourd : à la fois, la locomotive, c’est du matériel vulnérable et précieux ; mais c’est aussi l’instrument sans lequel toute reprise du trafic est vaine, comme celle de la reprise économique. Au sein de l’arsenal corporatif des luttes, la locomotive, qu’on l’arrête ou qu’on la remette en route, est le composant de l’outil de travail ferroviaire qui symbolise le mieux cette appropriation de la grève par les cheminots. La coupure des courants de traction dans les postes de commande des sous-stations, le verrouillage des postes d’aiguillage, toutes ces mesures redondantes renforcent ce contrôle absolu de l’outil de travail, réduit à l’arrêt.
L’occupation de la gare de Saint-Lazare inspire l’Humanité-Dimanche du 26 mai3 : « La tâche du Parti, celle de la CGT sont de poursuivre et de perpétuer l’ORDRE ». Non seulement « la CGT se préoccupe d’assurer à la population l’électricité, l’eau, le pain dont elle a besoin », mais elle règle tous les problèmes : « Simple détail, mais combien significatif : voilà les cheminots en grève de Saint-Lazare, prévenant un habitant de Normandie de venir chercher les petits chiens qu’on lui avait envoyés par le train et qui étaient « en souffrance » à la gare. » D’où la critique féroce de cette initiative aux yeux d’un gauchiste tout éberlué : « On notera par quelle anecdote futile et pleurnicharde on caractérise un mouvement d’émancipation de la classe ouvrière. Evidemment, pas un mot sur Saint-Nazaire où de larges secteurs de l’économie sont passés sous le contrôle ouvrier » !
Face aux risques d’intrusion étrangère, des « bastions » sur la défensive
L’occupation de ces « bastions » sensibles de la SNCF avait une seconde fonction : la préservation de toute incursion extérieure, gauchistes ou nervis d’extrême-droite. A la gare de Lyon, puisant dans les ressources de la profession, un petit arsenal complémentaire défensif a été fourbi : matraques confectionnées à partir de gros câbles électriques, solides manches de bois ôtés des clés à éclisses, que complètent des bouteilles vides entassées dans des caisses… Plusieurs barrières d’obstacles, intra et extra muros, sont constituées commodément avec les chariots de gare renversés, entassés en barricades dérisoires, plus symboliques qu’efficaces, mais bien révélatrices des fantasmes d’assauts et d’affrontements menaçants, jaillis de la rue.
Des tentatives d’intrusion ont suscité une geste que relatera dix ans plus tard André Argalon4 : « C’est fou ce que les cheminots ont subi d’attaques en cette période. A Saint-Lazare, un commando de fascistesde Tixier-Vignancour5 est venu retirer le drapeau rouge. A la gare Montparnasse, des “spéléologues” des CDR [Comités pour la défense de la République] sont arrivés par les égouts pour tenter de faire échouer la grève. A la gare de Lyon, c’est la direction elle-même qui organisait les provocations. ll fallait que la CGT ait l’œil partout pour déjouer les mauvais coups des fascistes et des CDR, mais aussi des gauchistes – comme le jour où ils prétendaient affréter un train spécial pour aller à Flins – ou de nos camarades de la CFDT dont un secrétaire fédéral avait déclaré un jour qu’il n’y aurait pas de petits soviets à la base, pour déjouer également les tentatives de la direction. Nous contrôlions tout, y compris la table d’écoute. C’est ainsi qu’un jour nous avons appris la création d’un “comité d’usagers et de cheminots” mis sur pied pour traiter avec la direction sans s’occuper des syndicats. Inutile de préciser que la tentative, comme toutes les autres, a fait long feu. »
Autre épisode révélateur, vendredi 24 mai,en début d’après-midi, des militants ont distribué des tracts aux alentours de la gare de Lyon et annoncé leur ferme intention de « faire la révolution » ! Ce soir, « Paris brûlera ! ». D’où la mobilisation défensive de la gare, fort bien narrée par Jean Perrault, alors secrétaire général du syndicat CGT de Paris-Sud-Est6 : « Comme en gare, nous allons être en première ligne, je crains qu’une provocation éventuelle ne se retourne dans la gare contre les cheminots. (…) Nous avons donc fermé complètement les issues de la gare : nous nous sentions totalement responsables des installations ferroviaires, du matériel qui représentaient des sommes considérables et nous ne voulions pas qu’en utilisant de quelconques incidents, la police en profite pour investir la gare et occuper les locaux. Nous nous sentions, pour quelques heures, aux avant-postes de la lutte nationale que nous menions avec quelques millions de salariés. » Dans la soirée, après la dissolution du cortège, quelques gauchistes veulent encore en découdre avec les CRS ripostant à coup de grenades lacrymogènes. Acculés sans échappatoire sur le parvis de la gare, dans un rapport de force désavantageux, leur espoir de trouver refuge au sein de la gare restera vain, comme l’explique J. Perrault : « Nous n’avons pas de directives particulières sinon d’être vigilants et prudents. Seules restent les directives décidées dès le début de l’occupation des locaux : les grévistes sont seuls responsables de ce qui peut survenir dans les emprises de la SNCF. Cela est valable pour tous. (…). Vers 22 heures 30, quelques manifestants “frappent” à notre porte pour nous demander refuge. Situation difficile pour tous : fallait-il ouvrir au risque de voir à leur suite pénétrer les CRS dans la gare ? Nous n’ouvrîmes pas malgré l’avis de quelques camarades qui enrageaient – comme tous les présents – de voir des travailleurs ou des étudiants risquer de se faire matraquer. »
Et ce n’est pas un hasard si l’itinéraire inaccoutumé du défilé lancé à l’appel de la CGT le mercredi 29 mai, de la Bastille à Saint-Lazare, avait été « organisé de telle façon que la manifestation ne déborde pas, en s’achevant à Saint-Lazare, ce bastion cheminot », reconnaîtra le secrétaire fédéral adjoint André Argalon, gare où Séguy, patron de la CGT, retrouve des cheminots retranchés : « Nous arrivons gare Saint-Lazare où une réception est organisée en l’honneur du Bureau confédéral par le comité de grève. Je retrouve mes camarades cheminots fiers de nous montrer leur installation. Les bureaux les plus inaccessibles réservés à la direction sont utilisés pour les besoins de l’organisation de la lutte. Le siège du syndicat CGT est installé dans le bureau du chef de gare. Les lances d’incendie sont en batterie aux entrées les plus stratégiques ; elles sont là, à toutes fins utiles, y compris éventuellement pour refroidir certaines velléités gauchistes d’investir la gare, en quelque sorte des lances de dissuasion ! (…) La réception se termine par un vin d’honneur au réfectoire des agents de train, dans une ambiance joyeuse et fraternelle, avec quelques instants d’émotion dus aux manifestations d’affection dont notre camarade Benoît Frachon est entouré. Ainsi ce n’est ni à l’Hôtel-de-Ville ni à l’Elysée que “l’état-major” de la CGT termine sa marche du 29 mai, comme on en avait fait subitement courir le bruit, mais à la gare Saint-Lazare parmi les cheminots en grève7. »
De la prévention à l’égard des étudiants, relève l’opposition des cégétistes de Saint-Lazare à faciliter leur jonction avec les ouvriers en grève de Flins, à l’inverse de la CFDT. Le vendredi 7 juin, le travail doit y reprendre. Le préfet des Yvelines a bon espoir d’entraîner les ouvriers qui le désirent à venir reprendre le travail. Mais, relate le préfet de police Grimaud8, « les ouvriers ne viennent pas. En revanche, mille à quinze cents étudiants viennent de Paris se mêler aux grévistes et se bagarrer avec le service d’ordre. Nous devons, de notre côté, dissuader quelque 4000 jeunes de s’emparer d’un train, gare Saint-Lazare, pour aller rejoindre leurs camarades. La SNCF et la CGT sont d’accord pour les en empêcher. » Et leur demande d’affréter plusieurs trains spéciaux à destination de Flins se heurtera en effet au refus des cégétistes, majoritaire dans le dépôt, contribuant à un dénouement de la journée opposé aux vues et désirs des manifestants « gauchistes ».
A la base, discussions libérées, rêveries autogestionnaires
L’énorme machine intégrée qu’est la SNCF n’est évidemment pas un terreau approprié pour voir fleurir les idées autogestionnaires qui imprègnent les utopies sociales d’alors. Retenons qu’à Limoges, où règne une bonne entente intersyndicale, un intéressant texte est adressé aux appareils parisiens : « Certain d’interpréter la volonté de tous les cheminots qui souhaitent le renforcement de l’union au sommet après l’avoir réalisé à la base », le Comité de grève des cheminots (CGT, CFDT, FO, FGAAC et FAC) a élaboré et soumis aux fédérations « un programme revendicatif commun minimum » ; « face à leurs responsabilités », c’est l’union d’action au sommet qui s’impose à chacune d’elles pour sa réalisation ! Voici donc une démarche rompant bien avec le centralisme coutumier de l’action syndicale.
Le fantasme d’une SNCF autogérée émane d’un communiqué commun à la CGT, CFDT et FO de Montpellier, retransmis aux sièges fédéraux parisiens : « La gestion de la SNCF est actuellement défectueuse tant du point de vue économique que social. Les agents de cette société estiment que la gestion doit être prise en charge par son personnel et ceci à tous les échelons de la hiérarchie. Les mesures nécessaires à prendre à ce sujet seront définies dès que possible après avis de l’ensemble du personnel. Cette idée, lancée à Montpellier dans la journée du 29 mai, doit être prise en considération par toutes les organisations syndicales qui se doivent de prendre l’avis de l’ensemble des cheminots ». Rare bouffée d’utopie cheminote, émanant il est vrai d’une contrée réputée chaude, où le verbe est prompt à s’enflammer …
De Paris à Modane, le grand écart…
Révélateur de la distance qui sépare le Mai parisien du Mai des provinciaux, le témoignage d’un futur responsable cédétiste, Jean Villette9, entré à la SNCF à 21 ans en mars 1967, affecté comme facteur aux écritures à la gare internationale de Modane : une gare frontière où transitent de nombreux trains de fret, où le travail posté en 3×8, intensif, est vécu comme un « purgatoire » par une population jeune vouée à un turn-over important. Les syndicats cheminots CGT et CFDT, à égalité d’audience électorale, plutôt coupés des actualités politique et syndicale parisiennes, vivent d’anicroches locales. Nul écho n’est parvenu de la « table ronde » ouverte le 10 janvier par la direction en début d’année. Et quand s’échauffent, début mai, les universités parisiennes et que la radio diffuse les premiers événements du Quartier latin, c’est un monde étranger que perçoivent avec difficulté et scepticisme les cheminots de Modane : « Ouvriers et étudiants, même combat, ce slogan du 13 mai, ici, on en est très loin, et on se demande qui sont ces jeunes qui jettent le mobilier par les fenêtres à Nanterre, en tout cas on ne se sent pas du tout concerné10. » Néanmoins, c’est avec attention et intérêt que sont suivis dans les transistors les premiers débrayages de la mi-mai. Les directives syndicales des 17 et 18 mai, transitant par les Unions régionales du Sud-Est puis Chambéry, parviennent moins vite à Modane que les informations radiodiffusées : celles-ci suscitent les premières réunions unitaires et attisent la mobilisation collective qui aura donc toujours un temps d’avance sur les directives fédérales, toujours en retard à l’inverse sur l’appréciation générale du mouvement social.
Les liaisons régulières horizontales de travail par télex (horaires et compositions des trains), au début entrelardées de questions irrégulières du type : « Nous, on a fait une AG, et vous ? », une fois le mouvement lancé, se transforment vite en échanges mutuels d’information et de comparaison sur les situations locales : « Tandis qu’il y a une certaine défiance à l’égard des communiqués officiels fédéraux, en vertu de l’occupation des locaux et de tout le temps devant nous, on passe son temps à communiquer avec les quatre coins de la France, pour s’assurer des situations respectives11. » La distance ainsi prise avec les directives syndicales permet des discussions très libres et l’explicitation des aspirations profondes : à Modane, on rêve plutôt à court terme de conditions de travail adoucies, et à moyen terme, de mutations rapides… C’est l’agent chargé des roulements et du planning qui organise l’occupation, les rondes de surveillance, le planning des réunions… Le sentiment de la communauté corporative ainsi auto-organisée peut se développer à plein, d’autant qu’aucune perturbation extérieure n’est à craindre : il n’y a pas plus de « gauchistes » à Modane que de CDR gaullistes et de fascistes, aux intrusions si redoutées à Paris !
Un mouvement corporatif pour « compte propre », une avancée politique
Le mardi 4 juin, à 6 heures 10 du matin,au siège de la SNCF, après des négociations-marathon entamées depuis le samedi 1er juin, le ministre des Transports, Jean Chamant, et les sept organisations syndicales CGT, CFDT, FO, CFTC, FGAAC12, FAC13 et CGC signent un protocole d’accord en 15 articles. Nombreux sont les acquis sociaux engrangés : salaires augmentés, retraites revalorisées, durée du travail réduite et congés annuels augmentés, régimes de travail des agents postés et des roulants améliorés, bonifications d’ancienneté enfin accordées aux agents de conduite prenant leur retraite à 50 ans. En matière de droit syndical, le saut très important reflète l’aspiration soixante-huitarde de démocratie : le droit syndical est élargi au sein des institutions toujours singulières de la SNCF, le financement de la formation syndicale acquis, et la CGT est conviée aux tables rondes par la direction générale, terme de la « guerre froide » que lui avait déclarée en 1950 Louis Armand.
Les articles 13 et 14 du protocole accusent une grande avancée en matière politique : la politique d’avenir des transports est à revoir, en concertation tripartite avec les syndicats ! Aux termes de l’article 13, l’Etat devra prendre en charge le coût des obligations de service public que supportait jusqu’alors l’entreprise publique, handicap certain face à la concurrence ; plus largement, les différents modes de transports devront s’affronter à armes égales, la SNCF bénéficiant dans ce contexte d’une autonomie de gestion accrue. Aux termes de l’article 14, « des réunions seront organisées par le ministre des Transports auxquelles participeront des représentants de la Direction et des organisations syndicales de la SNCF afin de consulter ceux-ci sur la politique générale des transports poursuivis par le Gouvernement, tant à l’échelon national qu’européen, et de débattre des moyens d’assurer l’avenir à long terme de la Société Nationale. » Innovation importante que cette concertation tripartite due à l’intelligence du directeur général Roger Guibert, où SNCF et syndicats feront front commun pour imposer au gouvernement une politique des transports plus favorable au rail.
Une reprise imposée par les sommets fédéraux
L’accord du 4 juin implique la reprise de l’exploitation après trois semaines de paralysie. Là où la CGT est fortement implantée, en région parisienne ou dans ses bastions provinciaux, la reprise est approuvée par des votes à mains levées considérés comme majoritaires. Le secrétaire fédéral Charles Massabieaux se rend au dépôt d’Achères : « C’était de là que le mouvement était parti en premier, c’était là qu’il devait inversement s’arrêter en premier : il n’y a pas eu de problèmes, on a défilé derrière le drapeau rouge descendu du château d’eau…14 » À la CFDT, la direction fédérale a tenu à gérer démocratiquement la fin de partie. Une consultation est organisée auprès de la base dans chaque établissement : si elle révèle des réponses très contrastées d’un établissement à l’autre, des majorités prédominent… contre la reprise ! Lisons le communiqué du dépôt de Nevers parvenu à Paris : « 650 cheminots, 400 présents au vote, 95 % contre la reprise. Cela accroche sur le non-paiement des jours de grève, la réduction du travail (pas de calendrier), la suppression des [abattements de] zones minimes. » S’ils demeurent toujours négatifs, à Montpellier par exemple, les syndicats locaux se résignent à reprendre le travail au nom de la « discipline ouvrière » et « pour ne pas s’opposer au reste de la France ». A Modane, c’est un choc brutal et imprévu qui est ressenti à l’arrivée d’un « protocole hermétique ». Un sentiment de fatalisme et de résignation amère est partagé lors de la dernière AG où la reprise est votée : « On est reparti comme ça, avec le sentiment de s’être fait avoir », résume J. Villette. Amorcée le jeudi soir, la reprise est quasi générale le vendredi 7, après donc 19 à 20 jours de grève selon les établissements.
En attendant l’hiver 1986-1987…
Les appareils syndicaux ont joué une bataille classique, certes inédite par son ampleur, mais conduite selon des modalités éprouvées. Une direction du personnel acculée à la négociation et des chefs d’établissement locaux absents ont permis à la fédération CGT de contrôler le déroulement du mouvement, depuis son déclenchement jusqu’au coup de sifflet final. Paul Butet, secrétaire général de la fédération CFDT, ne manquait pas d’apprécier avec quelque ironie, et jalousie peut-être, l’aptitude éprouvée des « burettes syndicales » de la CGT à faciliter la remise en marche de la machine ferroviaire stoppée par une grève.
Des témoignages recueillis bien plus tard révèlent chez les jeunes cheminots syndiqués de l’époque quelque incompréhension à l’égard de la stratégie de la CGT, hostile à toute main tendue à la jeunesse ouvrière ou étudiante15, comme sourde aux nouveaux enjeux sociétaux explicités en 1968 par la jeunesse estudiantine. Entré à 19 ans au centre d’apprentissage SNCF de Noisy-le-Sec, Bernard Thibaut y découvre une « CGT omniprésente » au milieu des années 70. Et l’un des premiers mouvements dans lequel il s’impliquera, « ça a été pour faire admettre la présence des filles dans les foyers des célibataires16 » : comment admettre un tel règlement de la SNCF, mettant ces agents « 24 heures donc sous la coupe de leur employeur » ? Alors que Mai 68 avait démarré à Nanterre pour faire admettre la mixité dans la cité universitaire, on est bien en retard à la SNCF de ce point de vue !
A court terme, la SNCF tire quelques leçons : elle innove en matière de relations sociales, de communication interne… Le 11 juillet, une table ronde aboutit ainsi à un « accord-cadre sur les prolongements sociaux de la modernisation » conclu pour trois ans. Son préambule est remarquable par la nouveauté d’expression : le contrat social conclu entre direction et organisations syndicales reflète le fruit d’une concertation exceptionnelle sur les prochaines évolutions profondes de l’entreprise, sans ambiguïté ni arrière-pensée. D’un côté, les syndicats reconnaissent que le progrès technique constitue un impératif inéluctable pour le chemin de fer qu’ils ne peuvent remettre en cause ; de l’autre, la direction reconnaît que la modernisation conséquente de ses structures ne saurait se faire au détriment de son personnel.
On innove en matière de communication interne. A titre suggestif, le journal Sud-Ouest Information EX devient en octobre Sud-Ouest Information, bulletin commun désormais aux trois services EX, MT et VB. Le directeur de la Région Sud-Ouest, François Dubois, commente ce pas en avant : « Je m’en réjouis car c’est la manifestation de l’unité de notre Maison. » L’Almanach du cheminot 1968 est le dernier d’une vingtaine, reconnu caduque après l’explosion de bandes dessinées satiriques déclenchée en mai 68.
Le directeur général Roger Guibert accélère la réforme des structures engagée, qui aboutira à la création de 25 régions en 1972 et en 1973 : grâce à sa dotation budgétaire, chaque directeur dispose d’une certaine latitude pour résoudre des problèmes techniques et sociaux locaux. Après les prodromes du « juin gauchiste des cheminots » de 197117, il faudra toutefois attendre encore la grande grève de l’hiver 1986-1987 pour voir exploser le double système corporatif autoritaire de la SNCF, à la fois patronal et syndical18.
Georges Ribeill.
Encart
« Ne plus être des enfants … » : rompre avec le cocon corporatif ?
Le trouble d’un cadre supérieur de la CFDT
Intitulé Réflexions sur les événements de mai-juin 1968. Conclusions et perspectives pour les cadres SNCF, daté de juin 1968, un tapuscrit anonyme d’une quinzaine de pages circula dans les hautes sphères de la fédération CFDT. Retenons ses premières pages où l’auteur pointe les « aspirations profondes manifestées par l’explosion sociale actuelle », essai de « psychanalyse sauvage de la famille cheminote » …
« Sans vouloir sous-estimer l’importance des revendications de salaires et de conditions de travail, du moins pour certaines catégories de travailleurs (il existe encore bien des situations scandaleuses, même à la SNCF pour qui daigne s’en informer), nous pensons que ce qui a essentiellement cristallisé le brusque mouvement actuel, incontestablement parti de la base, à l’instigation des étudiants, par-dessus la tête des organisations syndicales, nous semble être une subite prise de conscience d’un besoin non satisfait d’expression et de responsabilité, une révolte contre la passivité fatale et l’ennui auquel la société industrielle de consommation condamne les travailleurs, même les travailleurs relativement heureux, même les Cadres. Comment l’expliquer ?
L’État « “père” et l’État “mère”
L’État, mais aussi l’administration, l’entreprise, avaient jusqu’à maintenant été perçus tantôt comme “père”tantôt comme “mère”. L’État père, c’est – surtout en période de guerre, de crise, de grave tension, de reconstruction (période qui a suivi la Libération par exemple) – celui qui anime, qui bande les énergies, rappelle les devoirs, sollicite les efforts et les sacrifices de tous. Ainsi, le dépassement de la durée légale des heures de travail est-il justifié dans le P 419 par de telles considérations. L’État mère, c’est l’État providence, celui qui, omnipotent, disposant des crédits illimités (du moins on n’ose pas trop se poser la question) est tenu de pourvoir à tous les besoins, d’assurer toutes les sécurités, de donner toutes les assurances.
Or, depuis la fin de la guerre d’Algérie, en l’absence de grandes aventures internationales où la France se trouvât engagée, le seul moteur qui eût pu doper les énergies était l’expansion économique. Le plan de stabilisation qui a porté un coup d’arrêt brutal à celle-ci, avec ses répercussions que l’on sait sur le chemin de fer, a du même coup détruit l’image de l’État « père ». Pour la SNCF, cela signifie que les cheminots se sentent de moins en moins attendus par la Nation. Leur outil de travail, leur technique de transport se trouvent critiqués, contestés, en tous cas durement concurrencés. Même les nouvelles possibilités offertes par le rail semblent embarrasser plus que réjouir les responsables de notre économie. Il est de plus en plus difficile d’insuffler aux cheminots une foi qui ne paraît plus partagée en haut lieu.
Si l’État, la SNCF, ne sont plus perçus comme “père”, le sont-ils du moins comme “mère” ? La récession économique vient de faire réapparaître une inquiétude à laquelle les travailleurs ont bien des raisons historiques d’être sensibilisés : la crainte du chômage et ses multiples corollaires. Cette impression d’insécurité est d’ailleurs accentuée par certaines décisions gouvernementales telles que les ordonnances relatives à la Sécurité sociale qui ont augmenté la part du risque supporté par chacun (ticket modérateur). L’État n’était plus l’État “mère”.
Bien à l’abri des licenciements, les cheminots se sentent de plus en plus inquiets sur l’avenir. La baisse des effectifs et toutes ses conséquences (stagnation dans certaines filières, détachements et mutations, absence d’embauchage), les fermetures de lignes, et surtout l’absence de grands projets d’expansion leur donnent de plus en plus l’impression d’être les victimes d’impératifs économiques qui les condamnent à terme. Ces impératifs forts peu « maternels » leur étaient d’ailleurs souvent et fort honnêtement rappelés dans les diverses instances de la SNCF, sans que malheureusement une solution d’ensemble aux problèmes humains puisse être annoncée par les dirigeants.
Ces travailleurs sans père ni mère étaient donc en situation de s’apercevoir qu’ils n’avaient plus à être des enfants. Ils constituaient aussi un terrain on ne peut plus propice à faire écho à la révolte étudiante contre les structures de la société. À l’appel des étudiants, ils devinrent brusquement allergiques à toute forme de pouvoir qui n’était plus capable de leur apporter ni raison de vivre ni sécurité mais qui continuait à disposer d’eux de l’extérieur. Ils exigèrent de participer désormais « aux décisions qui les concernent directement » comme le dit si bien le projet de loi référendaire. Ce sont ces travailleurs-là qui ont lancé le mouvement de grève sans attendre les syndicats, qui ont rejeté le protocole d’accord syndicats-gouvernement et qui s’exprimèrent au stade Charléty, à défaut des défilés organisés par la CGT. C’est là le fait nouveau, et à notre avis significatif, même s’il n’est pas qualitativement le plus important du présent mouvement. »
Plus attendue de la part d’un cadre supérieur cédétiste, plus loin, la dépossession du pouvoir de décision des cadres de terrain de la SNCF est particulièrement pointée :
« L’impression grandissante de certains cadres d’être étrangers aux décisions est renforcée par la concentration croissante des centres de décision, aboutissement d’une évolution tout à fait logique exigée par la complexité des techniques et la compétence spécialisée qu’elles imposent. Les dirigeants d’établissements, d’arrondissements, parfois même de régions, se voient ainsi peu à peu dessaisir au profit d’organismes centraux, de commissions, etc. Il y a des compensations à inventer, compensations sans doute rendues possibles grâce à de plus grandes facilités de communication. Mais y songe-t-on ? Le mouvement d’idées actuel nous amène à nous poser la question. »
1 Si l’on se reporte à La Vie du Rail, qui a toujours traité à chaud de l’actualité ferroviaire en France, il ne s’est rien passé en mai 68 à la SNCF. L’édition du 19 mai développe une invitation à voyager par le train… mais en Corse, et celle du 26 mai, en Pays vaudois ! Reparu le 23 juin, l’hebdomadaire s’excuse de son « interruption involontaire », sans allusion à la longue paralysie de la France et de ses chemins de fer. La SNCF a joué de même à la « grande muette ».
2 Charles Massabieaux (1921-1998) a été secrétaire général de la fédération CGT des cheminots, de 1965 à 1976.
3 Daniel Théron, « Le parti de la légitimité : une analyse de l’Humanité-Dimanche », Partisans, n° 42, mai-juin 1968, p. 253.
4 La Vie Ouvrière, n° 1762, 5 juin 1978, p. 19. André Argalon (1927-2000) a été secrétaire général adjoint de la fédération CGT des cheminots de 1965 à 1983.
5 Avocat, militant d’extrême-droite qui fut notamment candidat à l’élection présidentielle de 1965.
6 Jean Perrault, Mai 1968 en gare de Paris-Lyon, CGT-IHS Cheminots, 2005, p. 24-25. Egalement, Jean Perrault, Ma vie de militant, auto édition Marie-Reine Perrault, 2017 [nous contacter].
7 Georges Séguy, Le mai de la CGT. Témoignage, Editions Julliard, 1972, p.137-138.
8 Maurice Grimaud, en Mai, fais ce qu’il te plaît, Editions Stock,1977, p. 303.
9 Jean Villette a été membre du Bureau de la fédération CFDT des cheminots de 1973 à 1977, puis du bureau de la fédération générale des transports et de l’équipement CFDT jusqu’en 1982.
10 Propos de Jean Villette recueillis par l’auteur. Il en est de même pour les deux citations suivantes.
11 Cette communication entre comités, que facilite le détournement du réseau Télex et des circuits téléphoniques propres à la SNCF équipant notamment les permanences et les PC, permet de précieux échanges horizontaux et verticaux d’informations et d’instructions. La fédération CGT en tente un chimérique contrôle par ce communiqué du bureau fédéral daté du 21 mai : « Le Bureau Fédéral attire à nouveau l’attention des militants sur les informations incontrôlées transmises par téléphone par le réseau Télex SNCF. Toute information transmise directement au Comité de grève doit être immédiatement vérifiée auprès des syndicats des secteurs ou de la Fédération. »
12 Fédération générale autonome des agents de conduite.
13 Fédération autonome des cadres.
14 Propos recueillis par l’auteur.
15 Voir à ce sujet le recueil de témoignages de jeunes cheminots en 1968, composé 30 ans plus tard sous l’égide du Comité d’établissement régional de Paris-Saint-Lazare, Piquet de grève. 68-98. Les cheminots témoignent, Editions France Découvertes, 1998.
16 Bernard Thibaut, Ma voix ouvrière, Stock, p. 33, p. 42.
17 Cf. Christian Chevandier, Cheminots en grève, ou la construction d’une identité (1848-2001), Editions Maisonneuve et Larose, 2002,p. 309-317.
18 Cf. Georges Ribeill, « L’hiver de grève des cheminots », Vingtième siècle, revue d’histoire, n° 16, octobre-décembre 1987 ; « La grève de l’hiver 1986-1987 », in Les cheminots. Que reste-t-il de la grande famille ?, Editions Syros, 1993, p. 150-162 ; Christian Chevandier, op. cit., « Les printemps en hiver », p. 332 et sq. Jacques Hais et Christian Mahieux « La grève des cheminots de 86/87 », Les utopiques n°3, 2016.
19 Le P4 est alors le règlement SNCF qui définit les conditions de travail (repos, amplitude, durée journalière, astreinte, etc.)