Contester l’armée
Le titre de cet article est un clin d’œil à celui paru dans le précédent numéro1, qui narrait l’histoire des comités de soldats dans les années 1973-1976, en pointant notamment les rapports avec le syndicalisme CFDT et CGT de l’époque. Le mouvement antimilitariste de ces années-là comprenait un autre volet : objection de conscience et insoumission étaient les formes de lutte choisies par des milliers de jeunes.
Le service militaire
Jusqu’en 1998, le service militaire était obligatoire pour tous les jeunes de sexe masculin. Chaque classe d’âge devait passer une année2dans les casernes. En 1997, une loi a suspendu cette obligation ; en juin 2001, les derniers appelés3étaient libérés. C’est sous Chirac qu’il est mis fin à cette institution, et c’est Hollande qui, en 2015, relance le service militaire volontaire. Chirac n’avait pas pris cette décision par antimilitarisme ou pacifisme : il s’agissait de faire des économies et surtout de privilégier l’armée de métier, qui sera d’ailleurs bien pourvue budgétairement. Le contrôle de la population sur le territoire français et les interventions militaires colonialistes sont des constantes gouvernementales dans notre République !
Pour toutes ces générations, les douze mois de service militaire représentent une profonde cassure. Pour celles et ceux qui font des études, même s’il existe des possibilités de différer l’appel grâce aux sursis4, cela complique les choses. Surtout, c’est un handicap majeur pour trouver du travail : il est quasi impossible d’être titularisé dans le secteur public et nationalisé (Fonction publique, PTT, SNCF, Air France, RATP, etc.) pour un jeune qui « n’a pas fait son service ». Dans le privé, le patronat se sert du même argument pour refuser les contrats à durée indéterminée ou ne pas les honorer après les douze mois d’absence obligée. Très souvent, ces douze mois sont aussi synonymes de ruptures : affectives, amicales, familiales… En fait, durant un an, le jeune doit renoncer à tout ce qui était sa vie !
Et tout ça pour quoi ? Pour participer à une séance géante d’abêtissement et d’embrigadement. Le passage au service militaire, c’est la soumission à de multiples brimades5, l’apprentissage du respect de la hiérarchie « par principe », ou encore l’interdiction de nombreux journaux. C’est aussi apprendre à tuer.
Le mouvement antimilitariste : dans et hors des casernes
Ces années-là sont marquées par l’existence d’un mouvement antimilitariste assez puissant. La guerre d’Algérie et ses réfractaires (insoumis, objecteurs, déserteurs, porteurs de valises,..), le puissant mouvement contre la guerre menée par les Etats-Unis au Vietnam, la solidarité avec les peuples opprimés par des Etats fascistes sous la botte des militaires (Espagne, Portugal, Grèce, Brésil, Uruguay, Chili, Indonésie, etc.6), sont autant de vecteurs qui alimentent un tel mouvement. En France même, l’armée est régulièrement utilisée pour casser des grèves ; les ordonnances de 1959 prévoient la réquisition de tout un pan de la population « en cas de menace »… dont le caractère est laissé à l’appréciation du gouvernement. Les années 1970 sont aussi celles de la lutte des paysans et paysannes du Larzac, contre l’extension du camp militaire. Parmi les innombrables actions qui en naissent, on peut noter l’auto-réduction (illégale) de ses impôts à hauteur de 3%7ou encore le renvoi (tout aussi illégal) de livrets militaires8. Ces actes individuels illégaux, organisées dans un cadre collectif, sont assumés par des dizaines de milliers de personnes ; nombre de structures CFDT, quelques une de la CGT, les relaient.
Face au service militaire, le choix fait par le plus grande nombre de ceux qui veulent y échapper est de tenter d’être déclarés inaptes. Les solutions varient : il y a d’abord le « piston » pour les plus favorisés, qui permet d’arranger les choses ; d’autres, se présentent avec un volumineux dossier médical ; beaucoup essaient de prouver leur incapacité à vivre en collectivité ; l’angoisse de ces douze mois sacrifiés et de leurs conséquences en poussera certains à se mettre réellement en danger. Mais il ne s’agit là que de réponses individuelles. Toute autre est la démarche des jeunes organisés dans les comités de soldats, ou les mouvements d’objecteurs de conscience et insoumis.
L’objection de conscience
Le statut d’objecteur de conscience est créé en 19639. Il est obtenu, au lendemain de la guerre d’Algérie, suite à la grève de la faim menée par Louis Lecoin10. Jusque-là, les jeunes qui refusaient de « porter les armes » étaient systématiquement condamnés par les tribunaux militaires à des années de prison … militaire. Libérés après des mois, plus souvent des années, ils étaient attendus à la sortie de la prison par des représentants de l’armée ; comme ils n’avaient pas « satisfait à leurs obligations militaires », ils étaient sommés de prendre l’uniforme et leur « refus d’obéissance » entrainait une nouvelle condamnation. Le cycle pouvait ainsi durer jusqu’aux 40 ans de chacun. Cette situation restera celle des insoumis, y compris après la création du statut d’objecteur.
La loi arrachée en 1963 est très restrictive. Elle impose une durée de Service double : c’est donc pour une parenthèse de deux ans que s’engagent les objecteurs des années 1970. La demande n’est acceptée que si elle vise à satisfaire « des convictions religieuses et philosophiques » : toute démarche collective, donc politique, aboutit à un refus. Une commission juridictionnelle statue à huis clos à partir du seul courrier de chaque demandeur ; ses décisions sont sans appel : ses membres sont désignés par le gouvernement et elle est composée pour moitié de militaires. La période durant laquelle peut être faite la demande est très limitée11 : la forclusion sera opposée à de nombreux jeunes qui ne pourront de ce fait obtenir le statut. D’autant que cette loi a une particularité de taille : il est interdit de la faire connaître, toute propagande pour le statut d’objecteur de conscience étant interdite par la loi qui le créé !
Pour ceux qui obtiennent le statut d’objecteur, il faut donc accomplir deux ans de service civil. La politique gouvernementale concernant les affectations a fluctué au fil du temps ; mais bien vite un problème fondamental apparait : il y a un risque évident que les objecteurs soient utilisés à des tâches qui devraient être dévolues à des salariés, mieux payés et en droit de s’organiser syndicalement. La première insoumission au service civil a lieu en 1966 ; Gilles Frey déserte pour « protester contre les conditions d’hébergement, d’empli et de subsistance »12. La situation va se généraliser, notamment dans la période de l’après-68. Le pouvoir réplique en alternant mesures de réformes qui écartent une partie des réfractaires et poursuites judicaires pour tenter d’intimider d’autres. Mais le mouvement s’amplifie et s’organise. Les Comités de soutien aux objecteurs de conscience (CSOC) sont créés ; il y en aura bientôt une centaine dans le pays.
Objecteurs en lutte
« Les CSOC apportent leur appui à ceux qui se voient refuser le statut, comme à ceux qui n’en veulent pas, chaque arrestation ou procès leur donnant l’occasion de dénoncer la politique militaire, des ventes d’armes à l’armement atomique, du service militaire aux interventions impérialistes. » « Chaque année, il y a maintenant davantage de nouveaux objecteurs qu’il n’y en a eu jusqu’alors en six ans. ». Encore une fois, l’Etat réprime. Les procès se multiplient : d’abord pour avoir fait connaître le statut d’objecteur. Mais, même des tribunaux aux ordres ont du mal à trouver les motifs permettant de sanctionner des gens qui ont … fait connaître une loi. Alors, les chefs d’inculpation varient : « incitations de militaires à la désobéissance », « provocations à l’insoumission », et le fameux « injures à l’armée », tant de fois utilisé contre des journaux militants ! Tous ces épisodes sont motifs à des actions de propagande des CSOC et de divers groupes antimilitaristes locaux. En avril 1972, le gouvernement décide d’affecter tous les objecteurs, pour leur première année, à l’Office national des forêts (ONF). La majeure partie va refuser, parce que c’est une décision totalement arbitraire, parce qu’ils ne souhaitent pas participer au massacre écologique de la forêt, parce qu’il n’est pas question de servir un dumping social programmé au détriment des salarié.es de cet organisme. D’autant que le décret, dont les termes seront ensuite introduis dans le Code du Service national, précise qu’ils « ne doivent participer à aucune réunion de caractère politique ou syndical », « toute réclamation collective, toute cessation concertée du travail sont interdites ». Mais ils sont « tenus au devoir d’obéissance » et doivent « servir avec loyauté et dévouement », « s’interdire tout acte, propos, ou attitude contraires aux intérêts de la nation ». Assignation à résidence, permissions et punitions sont aussi prévu. Bref, c’est … le régime militaire. Inacceptable pour des objecteurs de conscience antimilitaristes ! Dès lors s’organise un vaste mouvement qu’on appellera l’objection – insoumission. Ces réfractaires n’ont pas fait le choix de l’insoumission totale, ils sont objecteurs de conscience, mais insoumis aux affectations.
Dans la lutte, la prise de conscience s’accélère. L’antimilitariste est de plus en plus revendiqué. Il est vrai que dans la même période, l’institution militaire multiplie les « entrainements à la guérilla urbaine » et les manœuvres ayant pour thème « la subversion intérieure ». Les groupes antimilitaristes informent sur le rôle de l’armée : le quadrillage du territoire est systématisé ; chaque salarié a une « affectation de défense » : dès lors que « les conditions l’exigent », chacun d’entre eux peut être assimilé à un militaire ; une absence devient alors une désertion, un ordre non exécuté est un refus d’obéissance… En 1974, les Comités de lutte des objecteurs (CLO) se mettent en place, puis se coordonnent nationalement et se dotent d’un journal bimensuel, « Objection ». Ils éditeront un « Guide pratique de l’objection de conscience », diffusé à des dizaines de milliers d’exemplaires.
Les procès ayant échoué à faire cesser la vague d’insoumission aux affectations, le gouvernement use d’une autre tactique. Fin 1974, il élargit la possibilité aux Bureaux d’aide sociale et au Secrétariat d’Etat à la Culture (plus précisément pour les fouilles archéologiques). Le social, la culture, voilà qui devrait calmer ces jeunes ! Il n’en n’est rien ; une fois de plus, la politisation propre à chaque mouvement social, à chaque lutte collective, a joué. Ce ne sont plus les raisons personnelles, les légaux motifs « religieux ou philosophiques » qui les guident, mais la volonté de transformation sociale. Pas question d’accepter des affectations toujours autoritaires ; pas question de se soumettre à des règles dignes des casernes ; pas question de servir de main d’œuvre se substituant aux salariés !
Les CLO vont faire un patient travail d’information vers les structures syndicales. Il trouvera un écho essentiellement au sein de la CFDT. Dans le numéro 48 d’Objection, en juin 1976, la fédération générale de l’agriculture, la fédération de la santé et celle des affaires culturelles13dénoncent « ce bénévolat imposé par le pouvoir qui tend ainsi à masquer les besoins d’effectifs des différents secteurs, en employant des jeunes pour des sommes dérisoires ». Ces fédérations syndicales affirment « comprendre pleinement le refus d’une affectation autoritaire […]qui mutilerait leur individualité et leurs conditions de travailleurs » et font part de leur « soutien aux revendications des objecteurs ».
Précédant la création des CLO, une action collective ayant pour objectif d’obtenir un accès plus facile au statut d’objecteur s’était mise en place à la fin de l’année 1971. Une vingtaine de jeunes font leur demande de statut en utilisant une lettre-type, qui ne fait que reprendre les termes de la loi. Ce sera « l’opération 20 », que le langage militant transforme rapidement en « OP 20 ». Il s’agit d’en finir avec l’arbitraire de la commission juridictionnelle et de banaliser les demandes pour en élargir le nombre. Il leur est demandé des précisions sur leurs motivations ; une deuxième lettre-type, au contenu assez général, est envoyée par chacun d’entre eux. Un an plus tard, ils sont déjà 120 à avoir envoyé les deux lettres. La commission juridictionnelle valide cinq demandes, avant de rejeter systématiquement les autres. Comme il n’y a pas d’appel possible, la seule voie de recours est la Cassation devant le Conseil d’Etat. Les deux premières procédures sont ainsi gagnées en 1973. Les concernés reviennent au point de départ : nouvelle demande de statut via la lettre-type ; de nouveaux jeunes rejoignent le mouvement au fil des années. Acceptations et refus alternent, les recours se poursuivent. Une campagne nationale se met en place. Des circulaires paraissent régulièrement. Elles font le point sur les actions, sur les décisions de la commission juridictionnelles et du Conseil d’Etat ; sur les arrestations aussi, car le recours en Conseil d’Etat n’est pas suspensif et les objecteurs se retrouvent durant cette période en situation d’insoumission. A partir de novembre 1978, la commission juridictionnelle refuse toutes les demandes collectives « OP 20 ». S’ensuit des années de bataille politique, y compris sur le terrain juridique mais pas seulement. De nombreuses actions publiques sont organisées : marches, rassemblements, détournements de cérémonies officielles. Chaque arrestation d’objecteur insoumis est l’occasion de relancer la campagne ; le lien est fait avec ceux qui ont choisi l’insoumission totale et refusent de demander le statut d’objecteur. L’épilogue de l’OP 20 se situera en 1983. La Gauche, arrivée au pouvoir deux ans plus tôt, veut se débarrasser de cet épineux dossier. Tous les objecteurs engagés dans la démarche de demande collective du statut seront considérés « réputés ayant satisfait aux obligations du service national ». Ils ne seront donc pas objecteurs, mais ne sont plus astreints aux obligations du service militaire. En quelque sorte, ils sont mis dehors ! Il n’est pas question pour eux de bouder leur plaisir après des années de résistance à l’armée ; mais leur mise hors-jeu sera aussi un moyen d’affaiblir un mouvement antimilitariste déjà en recul par rapport à la décennie précédente. Le nombre de CLO a considérablement diminué, une scission a eu lieu avec la création de la Fédération des objecteurs (Fédo) qui deviendra le Mouvement des objecteurs de conscience (MOC).
Qu’en est-il de la nouvelle loi ? « Certes, l’affirmation de motifs de conscience suffit désormais pour être admis à bénéficier du statut, l’interdiction de la propagande est supprimée et le recours devant le tribunal administratif doit suspendre l’incorporation. Mais, qu’il s’agisse des délais (encore fort restrictifs) ou de la durée du service de remplacement, toujours aussi discriminatoire (vingt-quatre mois !), la loi votée, à la sauvette, en mai 1983, se révèle tout autant dissuasive et oppressive que celle adoptée vingt an auparavant. Pire même, la réforme socialiste légalise la suppression des droits politiques et syndicaux, comme celle du droit de grève, elle introduit dans la loi des dispositions répressives sans précédent : d’une part la procédure d’agrément est confié au ministère de la Défense ; d’autre part les objecteurs se plaçant en situation d’insoumission ou de désertion à leur affectation sont purement et simplement menacés de e voir retirer le statut. Curieuse conception : les seuls objecteurs reconnus par les autorités sont, en définitive, les objecteurs obéissants, les objecteurs “ soumis “ !14 »
Et le mouvement syndical ?
Plus encore que pour les comités de soldats, le lien et le soutien ne concernent quasiment que la CFDT. Au sein de la FEN, on note ici ou là, quelques prises de position issues de collectifs où l’influence de la tendance Ecole émancipée est notable. Du côté de la CGT, en dehors du syndicat des correcteurs, l’ignorance prévaut vis-à-vis d’un mouvement perçu comme étranger au monde du travail, voire « à la solde du gouvernement » comme il est d’usage de dénoncer tout ce qui échappe au moule formaté par le PCF.
La confédération CFDT entretient des rapports avec les Comités de lutte des objecteurs, l’Union pacifiste ou encore le Mouvement pour une action non-violente. Elle demande l’élargissement du statut d’objecteur de conscience. Mais elle se garde bien de renouer avec l’antimilitarisme qui fut pourtant un principe, et une pratique, de base du mouvement ouvrier et notamment du syndicalisme. Durant ces années, la CFDT joue en quelque sorte sur deux tableaux : elle invente des rapports nouveaux, et riches, avec les mouvements sociaux (féminisme, régionalisme, antimilitarisme, écologie, …), mais dans le même temps elle s’est lancée dans le projet d’Union des forces populaires, censé mettre à égalité partis et syndicats dans la perspective de l’arrivée de la Gauche au pouvoir en 1978. Il y aura un peu de retard dans le calendrier électoral, et le « recentrage » de la CFDT mettra un terme à nombre de ses engagements aux côtés du mouvement social. Mais c’est une autre histoire…
Localement, le soutien aux objecteurs est souvent de mise. A l’exemple de cette motion de l’Union régionale interprofessionnelle CFDT d’Aquitaine15, à l’occasion du procès de deux objecteurs insoumis : « […]Nous condamnons l’attitude gouvernementale qui interdit aux objecteurs de conscience, comme aux appelés du contingent, toute organisation collective sur leurs conditions de vie et de travail, poussant certains d’entre eux à des actions individuelles. De ce fait, la répression individuelle devient la règle pour le gouvernement devant les problèmes collectifs qu’il refuse d’examiner. Pour la CFDT, l’objection de conscience doit être reconnue à tous ceux qui, pour des raisons d’éthique personnelle, refusent le port des armes. Les obligations des objecteurs de conscience doivent être voisines de celles concernant les appelés au service militaire. C’est dans une lutte de masse commune que les objecteurs de conscience les appelés militaires doivent obtenir le plein exercice des droits constitutionnels du citoyen : liberté d’opinion, d’information, d’expression, de réunion, d’association, de même que l’arrêt des affectations autoritaires et de la répression ». On notera toutefois la modération du propos : raisonsd’éthique personnelle, obligations voisines de celles des appelés.
La position exprimée quelques années, en janvier 1981, plus tard par le SGEN-CFDT16est intéressante, en ce qu’elle montre, non plus un soutien à une pratique extérieure, mais la prise en compte d’un élan de désobéissance civile qui touche l’organisation syndicale en son sein :
« Le SGEN est saisi d’un nombre croissant de demandes d’interventions, à caractère général ou en faveur d’adhérents, à l’occasion d’un renvoi de livrets militaires, d’insoumission, ou des difficultés rencontrées par des objecteurs de conscience. Le SGEN-CFDT est doublement concerné : en tant qu’organisation syndicale qui défend ses adhérents au plan professionnel et en tant que force sociale qui est partie prenante des luttes pour les libertés.
Le livret militaire. Plusieurs de nos adhérents ont renvoyé leur livret militaire, pour revendiquer le statut d’objecteur après avoir satisfait aux obligations militaires, pour protester contre la politique militaire de la France, ou encore pour répondre à un mot d’ordre de soutien aux paysans du Larzac, à des insoumis emprisonnés ou à des renvoyeurs de livrets qui passent en procès. […] La suppression des droits civiques, utilisés de plus en plus fréquemment et délibérément à l’encontre de fonctionnaires, entraîne le licenciement définitif sans autre forme de procès. […] C’est pourquoi, le SGEN-CFDT intervient systématiquement auprès des tribunaux devant lesquels ses adhérents sont traduits (témoignage écrit ou oral, pétitions, mobilisation) pour éviter qu’une telle peine soit prononcée.
Le statut d’objecteur de conscience. Le statut de l’objection en France est un des plus rétrogrades (et répressifs) d’Europe. Outre le fait qu’il ne peut faire l’objet d’aucune publicité, il ne peut être demandé que dans le mois qui suit l’appel de chaque classe d’incorporation. De plus, son bénéfice n’est pas automatique : la demande est soumise à une commission juridictionnelle, dont la décision peut faire l’objet d’un appel devant le Conseil d’Etat. Or, la commission juridictionnelle a durci sa position : elle refuse le statut d’objecteur à des demandes formulées, par lettre-type, à l’initiative du mouvement « OP 20 », sous prétexte qu’elles ne sont pas fondées sur des motivations strictement philosophiques ou religieuses, et qu’elles résultent d’une démarche collective (politique). Le Conseil d’Etat, qui, jusqu’ici, avait cassé ces décisions négatives, vient de faire volte-face et de confirmer les décisions de la commission. Plusieurs centaines d’objecteurs se trouvent ainsi en état d’insoumission et risquent deux ans de prison ferme devant les tribunaux militaires. Le SGEN-CFDT continue d’intervenir pour que toutes les conditions restrictives mises à l’application du statut d’objecteur soient levées et pour que l’objection de conscience devienne un véritable droit ouvert pour des raisons d’éthique. Il intervient également pour que les objecteurs en attente de décision du Conseil d’Etat bénéficient d’un sursis.
Militaires en forêt. Une fois obtenu, le statut d’objecteur est loin d’être satisfaisant : durée du service civil double de celle du service militaire ; affectation autoritaire à l’Office nationale des forêts pour la première année, puis exclusivement au service d’organismes sociaux accrédités pour l’année suivante ; discipline militaire (interdiction des activités politiques et syndicales, suppression des permissions) ; activités à l’utilité sociale douteuse… C’est pourquoi bon nombre d’objecteurs s’insoumettent à cette affectation civile. […] Des jeunes, adhérents du SGNEN-CFDT, qui ont effectué leur service civil dans d’autres organismes que ceux fixés par la réglementation se voient ainsi refuser l’accès à la titularisation.
Le SGEN-CFDT n’a pas à donner telle ou telle consigne sur l’objection, l’insoumission ou le renvoi de livret militaire. Mais, sans partager nécessairement l’ensemble des positions des organisations d’objecteurs, il constate que ces initiatives ont pour objectif de contester une politique militaire et diplomatique qu’il condamne explicitement. Il est partie prenante de tous les combats pour les libertés et pour les droits fondamentaux de la personne humaine, dont relève le droit, réel, à l’objection de conscience. Il prend en charge la défense de ses adhérents au plan professionnel, en particulier dans ces affaires qui sont ici, effectivement, des interdictions professionnelles. C’est sur ces bases qu’intervient le SGEN-CFDT national, en liaison avec ses syndicats et ses unions professionnelles régionales. »
En 1981, le SGEN n’est pas parmi les fédérations les plus « à gauche » dans la CFDT et ce texte n’est pas un brûlot antimilitariste. Mais quasiment tout y est ! Diffusé dans un journal aux adhérent.es, il donne une information précise sur ces luttes. Il rappelle le soutien permanent aux syndiqués (témoignages s devant les tribunaux, mobilisations, intervention devant l’administration…), et mentionne des positions fort claires : soutien aux objecteurs insoumis, refonte du statut d’objecteur, condamnation de la politique militaire…) La présence de jeunes antimilitaristes, dont pas mal d’objecteurs, dans des syndicats locaux du SGEN et des Unions départementales CFDT, n’est pas étrangère à cette symbiose.
Un autre exemple, avec ce texte adopté par le congrès de l’Union professionnelle régionale CFDT des cheminots de Paris-Sud-est, en mai 1979, sobrement intitulé « motion antimilitariste » :
« Chili, Portugal, Liban, Tchad, Irlande, Tchécoslovaquie … L’armée est constamment au cœur des affrontements de classes. Que ce soit politiquement ou militairement, elle joue un rôle décisif que nous ne pouvons ignorer, et s’y prépare activement : Bigeard disant “ qu’il prendrait le maquis contre la gauche au pouvoir “ n’est pas un excité isolé ; Bourges est aussi clair quand il dit que l’armée est le dernier rempart de la société libérale.
En France, nous assistons depuis plusieurs années à un redéploiement du potentiel militaire de la bourgeoisie, autour de trois axes :
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retour dans le dispositif de l’OTAN ;
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renforcement du caractère opérationnel de certaines unités professionnalisées, utilisables pour jouer un rôle de gendarmes des peuples (en Afrique notamment) ;
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renforcement du quadrillage de la société civile (organisation des réserves, rôle accru de la gendarmerie), intensification des manœuvres en terrain libre, utilisation de plus en plus systématique de l’armée pour briser les grèves. Tout ceci, dans l’optique d’éventuelles tâches de guerre civile, préparées par de véritables plans de lutte contre “ l’ennemi de l’intérieur “.
Nous qui voulons construire une société socialiste autogestionnaire, nous savons que le patronat ne nous fera pas de cadeaux. Nous savons que le militarisme est notre ennemi. Nous sommes également concernés parce que notre entreprise [SNCF] est imprégnée de militarisme. Notre congrès affirme donc que la lutte antimilitariste, menée par le mouvement ouvrier depuis ses origines, est toujours d’actualité et se fixe comme tâches concrètes :
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de garder le contact avec nos syndiqués appelés au service (envoi du journal…) ;
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de soutenir, selon nos possibilités, les appelés pour le droit d’organisation et d’expression, et pour leurs revendications, en particulier pour les transports ;
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de soutenir les cheminots objecteurs insoumis qui seraient victimes de la répression, dans et hors de l’entreprise.
Ceci peut paraître peu de choses ; mais vu le grand nombre de tâches à réaliser dans tous les domaines concernant notre entreprise, nous nous fixons ce minimum. »
Syndicalisme insoumis
Pour terminer ce tour d’horizon, bien incomplet, nous citerons une initiative lancée par un syndicaliste objecteur insoumis, à moins qu’il ne s’agisse d’un objecteur insoumis syndicaliste. A partir d’un appel dont le recto repris ci-joint est … sans appel, il rassembla quelques dizaines d’objecteurs17. Le verso expliquait la démarche : rassembler les objecteurs ou futurs objecteurs travaillant dans le secteur public. Des propositions concrètes étaient faites : « information auprès des travailleurs et de leurs organisations », « lettres ouvertes d’objecteur ayant obtenu le statut et se déclarant décidés à continuer leur vie “ normalement “ (travail, engagement syndical, politique…) », etc. Tout en faisant le lien avec la militarisation de la société et le combat global à mener sur ce terrain, le texte mettait en avant la nécessité de lutter pour améliorer la situation des objecteurs, insoumis ou pas, confrontés à l’administration ou à leur direction. La « double besogne » en quelque sorte…
Christian Mahieux a été objecteur insoumis.
2La durée a varié ; ainsi, pour ne prendre qu’après la seconde guerre mondiale : 12 mois en 1946 – 18 mois en 1950 – 24 mois en 1959 (mais de 1956 à 1962, le maintien des drapeaux est effectif jusqu’à 30 mois) – 16 mois en 1963 – 12 mois en 1970 – 10 mois en 1991.
3Le terme « appelés » (appel sous les drapeaux) a remplacé celui de « conscrits » (conscription) utilisé jusqu’aux débuts du 20èmesiècle.
4La remise en cause des sursis, prévue par la loi Debré de 1970, entrainera un puissant mouvement lycéen en 1973. Voir, dans ce numéro, l’article « Les lycéens des années 68 » [Robi Morder], pages XX à XX.
5De la coupe de cheveux aux corvées de chiottes (reconductibles !), des permissions refusées aux ordres stupides…
6Mais aussi, par exemple, l’intervention des chars et troupes du Pacte de Varsovie pour anéantir le « Printemps de Prague » et rétablir « l’ordre » imposé par l’URSS dans les pays de l’Est européen.
8Ce mode d’action sera souvent utilisé par les plus anciens pour soutenir de jeunes insoumis, objecteurs ou déserteurs
10Alors âgé de 74 ans, Louis Lecoin est un militant pacifiste antimilitariste. Il a été militant syndical à la CGT du début du 20èmesiècle. Voir ses livres « De prison en prison » (1947), « Le cours d’une vie » (1965) et aussi « Ecrits de Louis Lecoin » (1974), disponibles auprès de l’Union pacifiste (www.unionpacifiste.org).
12« Objecteurs, insoumis, déserteurs ; histoire des réfractaires en France » [Gilles Auvray], paru en 1983. Editons Stock 2. L’auteur, objecteur, insoumis au service civil, est un des fondateurs du journal « Objection ». Sur ces sujets, ce livre est une référence essentielle.
13Ce sont les trois fédérations syndicales des lieux d’affectation des objecteurs (ONF, BAS, Secrétariat à la Culture)
14« Objecteurs, insoumis, déserteurs ; histoire des réfractaires en France » [Gilles Auvray], page 400.
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