Ce que devient le travail

Partagez cet article

Critique populaire de l’exploitation. Ce que devient le travail explore le monde du travail qui se dessine. Ancré dans une démarche d’éducation populaire, il affirme la pleine légitimité des salariés à dire ce qui se joue dans le travail et la dimension éminemment politique de cette connaissance pratique.


Nicolas Latteur est sociologue, chercheur et formateur au CEPAG (Centre d’éducation populaire André Genot – Belgique). Il prend part depuis de nombreuses années à des pratiques d’éducation populaire qui interrogent le travail et les rapports sociaux qui le traversent. Il est l’auteur de Travailler Aujourd’hui. Ce que révèle la parole des salariés (éditions Cerisier, 2017) et de Le travail, une question politique (éditions Aden, 2013).


[DR]
[DR]

Au fil des chapitres, la parole des salariés dessine une critique du travail et de son devenir. L’ouvrage se compose de trois grandes parties.

Dans la première, intitulée « Dirigés à distance, contrôlés en permanence », une critique populaire de l’organisation du travail et du management s’élabore. Elle donne à penser les techniques de domination qui tentent de mobiliser la force de travail et permet de comprendre les transformations contemporaines de la condition salariale (un travail exercé dans des entreprises aux frontières de plus en plus floues, la numérisation et ses conséquences, le capitalisme de plateforme, les offensives managériales, les formes de violence au travail, …).

La seconde, « Essentielles et méprisées », explore l’enseignement, les soins de santé, l’insertion socio-professionnelle, l’aide sociale, la culture, etc. Les récits des salariées nous font découvrir comment elles sont aux prises avec des institutions publiques restructurées par le néolibéralisme autoritaire. Les travailleuses interrogent les finalités du travail et tentent souvent clandestinement de peser sur elles afin de pouvoir continuer à servir le public ou à accompagner plutôt qu’à contrôler. Une critique populaire des politiques publiques et de la gouvernance néolibérale se constitue. Elle s’accompagne de tentatives de transgressions et de mises en œuvre de pratiques autonomes.

« Résister en milieu hostile » constitue la troisième partie. Les formes de syndicalisme sont décrites et interrogées. Comment les syndicalistes font-ils face à une violence importante qui vise à les empêcher de pratiquer la défense et la représentation collective ? Comment tentent-ils de résister à la dégradation des conditions de travail ? L’hostilité à laquelle fait face l’action collective est détaillée. Des tentatives de recomposition sont aussi décrites. Véritable plongée dans des laboratoires de l’action collective, on découvrira comment le syndicalisme continue à se construire et à se renouveler sur le terrain des rapports sociaux de travail.

Les questions « Que produit-on ? » et « Qui en décide ? » sont au cœur des conclusions. Elles définissent les enjeux politiques du travail à l’heure des crises sociales et écologiques. Elles invitent à explorer trois scénarios (néolibéral, social-démocrate, social et écologique) et évaluent les rapports de forces qui permettraient ou empêcheraient leur mise en œuvre.


Un numéro du bulletin de liaison du CEPAG. [CEPAG]
Un numéro du bulletin de liaison du CEPAG. [CEPAG]

Délégués pour des travailleurs dispersés [1]

Reconstituer une représentation dans chacun des différents maillons de la chaîne productive est un enjeu central de la recomposition syndicale. Les entreprises aux frontières de plus en plus floues bouleversent les conditions de l’action collective. Le chemin est parsemé d’embûches.

Un travail de fourmi

Olivier et Patrick travaillent pour la filiale d’une multinationale spécialisée dans la mainte­nance des installations techniques (chauffages, sanitaires, etc.). Ils sont délégués syndicaux pour des travailleurs éparpillés sur une multitude de sites et confrontés à des réalités très diverses. Patrick décrit un travail de fourmi. « On doit essayer de pouvoir atteindre les travailleurs alors qu’ils sont en mission à plein d’endroits différents. On doit également pouvoir avoir des affiliés, ce qui n’est pas toujours simple, il faut bien l’avouer. D’un chantier à l’autre, l’ambiance de travail est différente. »

« Quand on n’est pas là, c’est la parole du chef qui règne »

Olivier entend rencontrer la diversité des réalités éprouvées tout en tentant de préserver les salariés de leur face-à-face permanent avec la hiérarchie présente sur leurs lieux d’intervention. « On rencontre, parfois lors de visites de chantier, des gars qui n’en peuvent plus. Cela peut être un problème avec le chef qui ne le respecte pas, qui ne reconnaît pas son travail et qui lui met trop la pression. On doit prendre le temps d’écouter et pouvoir entendre que “si ça continue”, il va “commettre un malheur”. C’est un travail de psychologue que l’on mène. On doit aussi parfois rappeler ce qu’est un contrat de travail. Que ce n’est pas parce qu’on n’aime pas un chef qu’on peut refuser d’exécuter ses ordres. Parce que certains travailleurs risquent de se mettre en danger en montant dans les tours dans un conflit. C’est pour cela que l’on conseille aux salariés de faire appel à nous pour qu’on puisse intervenir et qu’ils n’aient pas à affronter seuls la direction. »

Ce travail syndical, avec des salariés aussi éparpillés, peine à s’ancrer dans le quotidien. Patrick décrit les tentatives de sensibilisation qu’ils mènent. « On a un mot d’ordre qu’on adresse aux travailleurs. Quand ils sont en mission, c’est “si tu ne le sens pas, tu ne le fais pas”. C’est simple et compliqué à la fois. On essaie de conscientiser le technicien pour qu’il identifie les risques et qu’il ne se mette pas en danger. On lui conseille de prendre le temps nécessaire à sa protection. »

Dans ce cadre, les salariés sont à la fois face à une direction qui leur rappelle l’impératif de se conformer aux desiderata des clients et face à leurs délégués syndicaux qui les enjoignent à prendre le temps nécessaire. Pour ces derniers, c’est mission impossible de se rendre sur tous les lieux de prestation des services. La conscientisation et l’injonction sont en compétition avec une direction dont les représentants sont davantage en proximité avec les travailleurs. Les délégués en sont d’ailleurs bien conscients. Comme l’énonce Olivier, « quand on n’est pas là, c’est la parole du chef qui règne. Il ne faut pas se leurrer ».

Olivier tente de sensibiliser les travailleurs sur les questions de sécurité et sur la responsabilité que l’employeur risque de leur faire porter. « Pour la maintenance de certaines chaudières, des problèmes de sécurité existent. Cela arrive qu’un travailleur spécialisé refuse d’intervenir car il a observé des risques. La direction se retourne alors sur un autre – qui n’a pas obtenu la certification pour ce genre de travaux – qui acceptera de réaliser l’intervention sous la pression de la hiérarchie. Il sera complètement hors-la-loi et mettra à mal sa sécurité et celle d’autres personnes. Si, par exemple, il court-circuite des sécurités dans les systèmes pour forcer leur fonctionnement, il enlève des protections qui pourraient s’avérer nécessaires pour éviter le danger. Un peu comme si un conducteur enlevait les freins à son véhicule et qu’il continuait à rouler sur la voie publique. Il y a d’autres exemples de moments où on fait sauter des sécurités sous la pression pour aller plus vite. Dans les piscines, le traitement des eaux nécessite notamment de l’acide chlorhydrique. Si quelqu’un se trompe dans un mélange, il peut injecter des gaz dangereux. Des travailleurs ont eu des accidents et ont dû être hospitalisés d’urgence. Ils n’avaient pas reçu les bonnes consignes ou n’avaient pas suivi au préalable les formations nécessaires. On voit très bien comment cela s’est déroulé. On les a emmenés sur le site et on leur a dit “tu fais ça et puis ça, ce n’est pas compliqué, tu peux le faire”. Et puis, après, c’est la catastrophe. Et ça retombe toujours sur le travailleur. Ce n’est pas quotidien mais cela arrive. De notre côté, on appelle les salariés à ne pas intervenir dans des domaines dans lesquels ils ne sont pas encore formés. On les prévient des risques pour leur propre sécurité et sur le fait que c’est eux qui payeront d’un licenciement le non-respect des pro­cédures s’ils sont découverts ou qu’un incident survient. »

« Faire tampon »

Pour Olivier, le travail de la délégation consiste également « à calmer les chefs et à appeler les travailleurs à prendre le temps nécessaire ». Cependant, Olivier connaît les conditions de travail d’une partie de la hiérarchie. « Honnêtement, on ne va pas en vouloir aux chefs. Ils ont leurs objectifs et nous, les nôtres. Certains succombent d’ailleurs au stress et tombent en dépression parfois pendant plusieurs années. De notre côté, nous sommes là pour faire tampon. Les chefs ont le stress de la pression des clients et celui lié à leurs propres objectifs. Ils disposent chacun d’un budget. L’objectif est de ne pas le dépasser et ils doivent le justifier. C’est un management par objectifs financiers. Ils sont mis en compétition les uns avec les autres. Ils ont donc des pressions et ils subissent aussi le mépris qu’ils reportent généralement sur les travailleurs. »

Ce syndicalisme enjoint les salariés à résister aux pressions de la hiérarchie. Éloigné des multiples chantiers, il appelle à la vigilance. Les délégués mesurent les difficultés générées par le fait que les travailleurs doivent se débrouiller seuls avec les chefs et les ordres de travail. Mais la délégation syndicale tente en même temps de construire des liens de confiance basés sur la capacité des travailleurs à analyser leurs conditions de travail et à dénoncer des situations dangereuses. Cette délégation, dans laquelle Patrick et Olivier œuvrent, parvient à préserver une certaine crédibilité. Elle tente de barrer la route aux stratégies de la direction. Olivier affirme ne pas vouloir de CDD et d’intérimaires. « Quand il y en a, c’est sous certaines conditions et on se bat pour les engager. La direction a essayé que les travailleurs n’obtiennent qu’une succes­sion de contrats intérimaires qui seraient suivis par un CDD d’un an s’ils conviennent. Nous avons voulu encadrer. On accepte l’intérim mais on exige un CDI après un certain temps de prestation. On tente de rencontrer les intérimaires, de les informer sur le rôle des syndicats et d’instaurer un climat de confiance avec eux. Certains sont surpris d’être interpellés par des délé­gués car ils pensent qu’ils ne peuvent avoir affaire à nous qu’en cas de problème. On comprend aussi le fait qu’ils aient plus de mal à se mobiliser. Mais on essaie de leur démontrer que notre présence compte et qu’ils peuvent s’appuyer sur nous. »

La direction n’est pas en reste pour tenter d’associer les représentants des travailleurs à ses propres offensives, qui portent sur le nombre de jours de maladie ou sur les accidents de travail. « Ils sont venus avec des projets imbuvables sur l’absentéisme. Ils ont classé le personnel avec des couleurs. Ceux qui étaient dans la colonne noire étaient ceux pour qui plus rien ne pouvait être tenté. Les gris étaient ceux qui étaient malades et que l’on pouvait tenter de ramener dans la colonne des blancs, celle des irréprochables. On les a laissés calculer et nous donner des chiffres. Mais on a refusé qu’ils convoquent les “gris” pour leur demander de se justifier sur les raisons de leurs absences. On y a fait barrage. Ils sont venus avec l’idée de primes pour ceux qui n’avaient pas eu d’accident sur un chantier. On les a refusées également. Ils nous présentaient cela comme une politique de sécurité. On leur a juste répondu que c’était pour booster la com­pétitivité et pas pour autre chose. »


Le travail, une question politique. [DR]
Le travail, une question politique. [DR]

L’employeur tente également de marginaliser la délégation syndicale. « Il a envoyé des in­formations aux travailleurs pour leur dire que s’ils avaient des soucis et des besoins d’informa­tion sur la législation, il y avait un service des ressources humaines. Il invitait les travailleurs à le contacter en insistant sur le fait qu’ils y trouveraient des personnes compétentes et disponibles. On a réagi en leur disant qu’ils essayaient de marcher sur nos plates-bandes. Car ce sont des questions que nous traitons avec les travailleurs. Ce qui était intéressant également, c’est qu’ils nous renseignaient un service RH business partner. Ce sont des indépendants à qui l’entreprise sous-traite des missions RH et qui n’ont d’ailleurs pas du tout l’habitude des syndicats. »

Le groupe tente de produire une transformation culturelle en incluant des acteurs qui n’in­tègrent pas spontanément les syndicats dans les relations de travail, alors que ceux-ci y sont reconnus malgré la dispersion des salariés. La direction institue une lutte permanente qui vise tantôt à associer, tantôt à marginaliser l’action syndicale afin de tenter de la neutraliser. Mais ses efforts ne sont pas nécessairement couronnés de succès.

Dans de nombreuses situations, les délégués sont esseulés. Ils tentent de mettre en place l’action syndicale là où l’organisation du travail disperse les salariés sur une grande diversité de sites et entre une multitudes d’employeurs. Cette direction à distance peut compromettre la protection de la santé des salariés. En outre, elle les place souvent dans des relations de proxi­mité directe avec les clients. Leur pression se fait davantage ressentir.

La santé négligée

On retrouve des atteintes à la santé telles que les décrit plus haut Amadeo. Elles ont été légion durant la crise sanitaire. Éric, délégué syndical dans une entreprise de gardiennage, les détaille. Elles soulignent le mépris de classe qui s’exerce au quotidien sur les travailleurs. « Au début du Covid, notre direction n’a pas voulu fournir de gel ou de masque. Elle s’appuyait sur les déclarations de la ministre de la Santé qui considérait la Covid comme une petite grippe. On a dû mener une guerre là-dessus. J’ai mobilisé ma permanente syndicale. On a été en vi­déoconférence avec la direction. On leur a dit qu’on mettait un préavis de grève, qu’ils avaient une semaine pour fournir masques et gel pour tous les agents sans quoi nous passions à l’action. La situation était grave. Un agent travaillait dans une grande gare et avait eu la Covid. Il avait une trentaine d’années et avait dû être hospitalisé. Au même moment, sa mère avait également contracté une forme sévère de la maladie et en était décédée. Il s’est retrouvé dans une situation telle qu’il n’a été averti du décès de sa maman qu’à la sortie de l’hôpital et qu’il n’a même pas pu prendre part à ses funérailles. La colère des agents est montée en apprenant cette situation. La direction a bien senti qu’on était déchaîné. »


Nouvelle campagne contre l'homophobie et la transphobie, à la laquelle le CEPAG est associé [CEPAG]
Nouvelle campagne contre l’homophobie et la transphobie, à la laquelle le CEPAG est associé [CEPAG]

C’est la crainte de la détermination des travailleurs qui fait pencher la balance. « Avec ce préavis de grève, ils ont eu peur et ils nous ont donné le matériel nécessaire. D’autant que c’était justement le moment où nous étions très sollicités et où on a dû prester un nombre d’heures gigantesque. »

Dans cette entreprise, comme dans de nombreuses autres, les politiques de sécurité et de santé sont peu investies par les acteurs censés les mettre en oeuvre. Si bien que les salariés ne peuvent compter que sur leurs propres forces. « Il faut dire que notre conseiller en préven­tion ne nous a pas aidés, comme à son habitude. Il considérait que le gel n’était pas nécessaire et qu’il suffisait que l’on dispose d’un simple savon. Mais comme agent de sécurité, on n’a pas toujours accès à un évier et à de l’eau. On peut être dehors et être en contact avec des gens. » Cette situation liée à la crise sanitaire révèle une problématique plus générale. « Dans certains lieux de travail, tu as du mal à avoir accès aux sanitaires du personnel ou aux cantines et tu dois aller manger dans ta voiture. »

Éric souligne la difficulté de construire un rapport de force pour des salariés qui prestent hors du cadre d’une entreprise aux frontières clairement délimitées. Engagés par un groupe, éparpillés entre différents lieux de travail, ils se retrouvent isolés les uns des autres et en proximité constante avec le « client » qu’il faut « satisfaire ». « Comme on est dans une société de services, on n’a pas de bons rapports de force. Quand on a déposé un préavis de grève au début du Covid parce que la direction ne nous donnait pas le matériel nécessaire, on a fait un coup de bluff. Nous n’aurions pas su mettre 1 300 agents en grève. Ils n’auraient pas tous suivi. Les travailleurs sont éparpillés. Ils ont peur de perdre leur emploi. J’ai du mal à mobiliser lors de manifestations. Ils me répondent qu’ils n’ont pas envie d’être mal vus en faisant grève un jour où ils sont attendus chez un client. »

Syndicalisme et pression du client

Les militants syndicaux se retrouvent confrontés à la complexité de relations de travail triangulaires dans lesquelles le rapport de force doit se reconstruire face à l’employeur et face aux donneurs d’ordre.

Les travailleurs font face aux demandes du client qui sont à leur tour relayées par l’employeur. Les pouvoirs qui leur font face paraissent plus inatteignables. Comment dès lors s’opposer à des exigences jugées illégitimes ? Éric décrit les difficultés auxquelles il fait face. « Notre société a un contrat avec l’US Army pour des bases militaires. L’US Army a décidé que tous les agents qui venaient travailler pour eux devaient effectuer des tests physiques. Ils exigent que l’on marche trois kilomètres deux cents pendant un certain temps, que l’on court un kilomètre et demi en respectant un certain délai et que l’on porte une charge lourde sur seize mètres. Pour nous, en tant que représentants des travailleurs, on a affirmé qu’il était hors de question que les agents se prêtent à des tests physiques. On n’est pas à l’armée ou à la police. On est dans une société privée. Cela a été la bagarre avec la direction. Elle tente d’utiliser la médecine du travail du client pour que les tests soient bel et bien effectués à l’US Army. Elle nous dit que si la médecine du travail décide qu’il faut des tests, il faudra s’y plier. Pour moi, il n’y a aucune société privée qui peut exiger cela. J’ai eu un contact avec un médecin-inspecteur du travail qui me l’a bien confirmé. Par contre, le conseiller en prévention de notre entreprise essaie de les défendre. Je vois bien l’engrenage dans lequel on risque d’être pris. Demain, on nous fait passer des tests physiques sur la base américaine et après-demain les supermarchés demanderont la même chose pour les agents qui viennent à leur entrée. On risque de dégager celui qui sera considéré comme trop vieux. On ne veut pas créer de précédent. »

Dans ce milieu hostile qu’affronte les salariés, il s’agit parfois de faire des acteurs de la santé et de la sécurité – tels que les conseillers en prévention – des instruments ou des complices des exigences disciplinaires attendues de la direction au nom de la préservation des contrats de prestation de services. On voit ces acteurs de la santé au travail faire l’objet de tentatives de ré­orientation pour être subordonnés aux impératifs dictés au nom du « client ». Le milieu hostile est aussi celui où les détournements sont légion. Des délégués sont parfois associés à la gestion du personnel, des services de prévention deviennent des collaborateurs zélés de la recherche de performance…

« Un énorme territoire à couvrir »

Les délégués se retrouvent confrontés à des implantations où la hiérarchie fait sa propre loi. Souvent, le climat antisyndical y a semé une crainte tenace qui empêche des travailleurs d’interpeller leurs représentants. Parfois, ces derniers doivent se battre pour obtenir le droit de les rencontrer. Melinda est déléguée du personnel dans une chaîne de fastfood et est confron­tée à cette situation. « Je me bats toujours aujourd’hui pour pouvoir effectuer deux visites de restaurant. Je dois demander une libération syndicale. La direction me demande pour quels problèmes je dois me rendre sur telle implantation. Mais je n’y vais pas uniquement quand il y a quelque chose à traiter. Je vais à la rencontre des travailleurs, j’écoute ce qui se passe pour eux, je leur laisse mon numéro de téléphone. Je suis presque tout le temps accessible. J’essaye de créer des liens dans les restaurants pour que l’on puisse m’appeler en cas de problème. Mais c’est difficile parce que le syndicalisme n’est pas bien vu. De ce fait, quand un travailleur me raconte quelque chose et que je lui propose d’intervenir, il m’arrête tout de suite en me deman­dant de ne pas dire que c’est lui qui est venu me parler. J’essaie d’aborder les problèmes dans les réunions de la direction sans faire référence au restaurant dans lequel les faits se sont produits.

Mais la direction essaye toujours de savoir. Il y a clairement un climat antisyndical. On dit aux travailleurs dans les restaurants de ne pas venir nous voir ! » Melinda tente de dépasser le handicap produit par la dispersion des salariés. « Nous avons un énorme territoire à couvrir. Cela m’a pris huit ans pour que les gens se rendent compte qu’il y avait un syndicat. Nous sommes à présent sept déléguées. Je reste pour le moment la seule qui ar­rive et qui ose tenir tête à la direction. Maintenant, j’ai la chance d’avoir une permanente qui me soutient et sans laquelle je ne pourrais être là aujourd’hui. Elle m’a donné toutes les ficelles pour faire tout ce travail. Quand la direction met en avant des choses, ma permanente peut m’aider à aller chercher des arguments, notamment dans la législation, pour essayer de les contrer. » Elle se débat avec une direction qui contrôle ses faits et gestes, tout comme la moindre interpellation qu’un travailleur pourrait lui adresser. Mais la hiérarchie a sa propre stratégie. « J’avais trouvé un jeune pour les listes, qui a ensuite été élu. Ma cheffe lui a dit de rendre ses mandats syndicaux parce que cela allait le ralentir dans son évolution au sein de la boîte. Du coup, il a remis sa démission ! »

Mis à rude épreuve, le syndicalisme se joue sur la défensive. « La stratégie de la direction, c’est de passer en force. J’essaie de freiner des quatre fers à chaque fois mais je suis la seule à le faire. C’est par exemple le cas des tableaux qui indiquent en temps réel les performances des autres restaurants, la pointeuse avec empreinte digitale, etc. J’ai fait de la résistance contre cela. » Melinda tente d’imposer une autre représentation du travail et de celles qui l’accomplissent. « Je dis à mon patron qu’on est les petites mains et que nous travaillons pour son salaire. Je le choque à chaque fois. Mais c’est quand même grâce à nous qu’il a un boulot. Mais c’est bien vite oublié. On nous reproche de coûter cher ou de faire des heures supplémentaires, mais il n’a qu’à engager. »

Ce travail inlassable porte certains fruits. « Je viens d’obtenir, après huit ans, que chaque travailleur ait au moins un vrai week-end par mois du vendredi 22 heures au lundi matin. Je l’ai obtenu à l’arrache ! » Dans de tels rapports de force, la direction concède cependant en ménageant ses propres intérêts. Elle préfère des primes liées à la réalisation d’objectifs que des augmentations de salaire. Melinda considère cependant que cette prime est une victoire. « Elle est assez rare dans le fastfood. Cela m’a pris quatre ans ! Je me disais “pourquoi les primes n’iraient qu’aux managers ?” Si les objectifs sont atteints, nous avons droit aussi à une partie du butin ! » Le travail syndical prend également la forme de tentatives de protection de certains groupes de travailleurs. « Mon fils a essayé pendant quatre heures de travailler dans un fastfood. Il est sorti en disant que ce n’était pas pour lui. Du coup, je materne les étudiants ! Histoire de ne pas les dégoûter du monde du travail. »

Harcèlement et banalisation de la violence

Melinda a également tenté de soutenir des travailleuses victimes de violences et de harcè­lement. « J’ai mené une campagne syndicale à propos du harcèlement au travail. J’ai pu exiger et obtenir le déplacement de deux managers pour des faits de harcèlement moral et pour une situation de harcèlement sexuel. Une direction d’un restaurant m’a interdit de me rendre sur place et j’ai dû tout gérer à distance. Il y avait du harcèlement moral et sexuel, essentiellement des mots déplacés. On est arrivé au licenciement de deux personnes sur les trois incriminées. Cela a été rock’n’roll. Nous dénoncions les faits et ils étaient, soit niés, soit requalifiés en simples plaisanteries. Mais la travailleuse se prenait dans la figure des remarques du style “le père de ton enfant est noir ? Ah, ben alors, tu dois en avoir du plaisir !” Cela allait jusque-là. J’ai réus­si à intégrer la question du harcèlement dans un premier temps dans le plan de formation des managers et ensuite dans celui du personnel. J’ai obtenu que les managers soient formés pour repérer les comportements de harcèlement et le personnel pour pouvoir dire “stop” à ses collègues si cela va trop loin. Pour la direction, le harcèlement n’existait pas. Pour eux, si un assistant ou un manager est derrière quelqu’un et lui dit : “Dépêche-toi, Tu es bête ou quoi ?, Tu es conne et tu l’as fait exprès ! Tu n’as pas de cerveau !” Cela ne pose aucun problème, cela fait partie intégrante de la culture d’entreprise. »


Campagne du CEPAG en 2019 : "Travailler, oui. Souffrir, non [CEPAG]
Campagne du CEPAG en 2019 : “Travailler, oui. Souffrir, non [CEPAG]

La situation est paradoxale : les managers sont formés à prévenir le harcèlement, mais ce dernier est banalisé par le sommet de la hiérarchie. Certaines pratiques abusives font partie intégrante de la sacro-sainte « culture d’entreprise ». « La direction me renvoyait qu’il ne fallait pas tout prendre au premier degré. » Or, précisément, le personnel est amené à prendre les menaces au sérieux. « On a déjà à la base des travailleurs fragilisés qui vont beaucoup plus vite être abattus moralement. Je vois les ravages que cela produit. Et d’autres sont bien prédisposés à exercer ce genre de pression. »

Les conditions sont réunies pour banaliser des formes de violence au travail, dont le harcèlement. Melinda décrit un climat dans lequel les pressions exercées sur les salariés sont légitimes. L’exemple qu’elle donne à propos de la manière dont est géré le personnel lorsqu’il est jugé trop nombreux durant une période plus creuse est éclairant. « Les plannings du nombre de salariés à affecter à tel et tel moment sont souvent problématiques. La direction nous dit qu’elle n’a pas de boule de cristal et qu’elle ne sait pas prévoir entièrement quels seront les effectifs nécessaires. Ce qui est bien vrai. Mais s’ils ont prévu trop de personnel par rapport au nombre de clients, ils vont renvoyer des travailleurs à leur domicile. À ce moment, on signera sur notre feuille horaire en indiquant que l’on rentre sur base d’une demande de notre employeur. Mais certains ma­nagers nous demandent de signer en indiquant qu’il s’agit de notre demande. Or, si on arrive à un solde négatif entre nos heures payées et nos heures prestées, les heures déclarées “à la de­mande du travailleur” ne seront pas rémunérées et ne seront pas non plus comptabilisées pour la pension ! Si tu es en solde négatif d’heures mais que c’est lié au fait que l’employeur t’a dit de rentrer chez toi et que cela est bien enregistré comme tel, cela devrait t’être payé. Déclarer que l’on rentre suite à une demande de notre part permet de moins nous payer. Je me bats pour que l’on considère que lorsque la demande émane d’un cadre, notre départ soit enregistré comme une demande de l’employeur. »

Mais des travailleurs jugent l’ambiance tellement insupportable qu’ils se désintéressent de la question, du moment qu’ils peuvent échapper à ce monde infernal. « J’ai récemment interpellé un collègue parce qu’il avait signé beaucoup de départs “côté travailleur”. Je l’ai informé que s’il arrivait à un solde négatif, ses heures ne seraient pas payées. Il m’a répondu qu’avec l’ambiance de travail qu’il y avait, il préférait perdre ses heures et rentrer chez lui. Parce qu’on n’est pas obligé d’accepter. J’ai déjà refusé en disant que je restais. On m’a alors dit “alors, tu vas frotter”. J’ai frotté, j’ai mis trois heures pour nettoyer un pied de table, mais ce n’est pas grave. Certains d’ailleurs se mettent spontanément à frotter histoire qu’on les laisse faire leurs heures quand la situation se présente. Ce n’est peut-être que 2 %, mais c’est toujours ça. Les managers ont l’art de venir demander cela. Certains se sentent de toute façon obligés d’accepter. »


Une brochure publiée par le CEPAG et Jeunes FGTB : Complots, réels ou imaginaires, comment faire la part des choses ?, Bruno Poncelet et Benjamin Vandevandel, 2022. [CEPAG]
Une brochure publiée par le CEPAG et Jeunes FGTB : Complots, réels ou imaginaires, comment faire la part des choses ?, Bruno Poncelet et Benjamin Vandevandel, 2022. [CEPAG]

Esseulée face à une direction qui lui met des bâtons dans les roues, Melinda tente de trouver des stratégies de contournement. « J’ai demandé récemment que ces heures non prestées soient comptabilisées en chômage temporaire. C’est une manière de contourner, mais c’est aussi cela faire de la délégation ! Et puis, ici, on parle bien de salaires de moins de 1 000 euros par mois avec des travailleuses qui, comme moi, élèvent seules des enfants. » Histoire d’obtenir quelque chose, Melinda risque d’aménager des propositions dans lesquelles la reconnaissance de l’obligation de l’employeur à rémunérer des heures de travail prévues dans les contrats est en partie bradée. Mais c’est là une solution trouvée pour pallier une injustice criante – des salariés sommés de rentrer chez eux « à leur demande » qui risquent de voir leur salaire amputé – dans un contexte où Melinda refuse l’impuissance et l’impasse.

Éclatement des collectifs et recomposition syndicale

La guerre, parfois sourde et latente, parfois explicite et ouverte, est bel et bien en marche. Les droits des salariés ne cessent d’être malmenés dans des univers où les travailleurs prestent éloignés de toute représentation collective.

L’éclatement des collectifs produit par des modes d’organisation dans lesquels l’entreprise perd sa centralité rend encore plus complexe les mobilisations syndicales. Esseulés face à une hiérarchie toujours plus présente, les travailleurs se doivent d’arbitrer entre les impératifs des cadences, la pression des clients et le risque d’inclure les représentants syndicaux dans la danse.

Les délégués que l’on rencontre sont aux prises avec une tâche titanesque. Ils tentent de se faire connaître et de nouer des liens de confiance avec des travailleurs qui sont souvent à la merci de l’arbitraire de la hiérarchie et du management. Ils font face aux sentiments d’infériorité et d’illégitimité qui gagnent certaines catégories. Ils sont cependant loin d’être battus à plate couture. Les tentatives d’anéantissement n’obtiennent que des victoires temporaires. Des résistances, parfois parcellaires, se reconstituent. Elles tentent de saisir les données de l’environnement dans lesquelles elles se déploient pour tenter de le modifier.


Nicolas Latteur


[1] Ce qui suit est extrait du livre de Nicolas Latteur.

Les derniers articles par Patrick (tout voir)

Partagez cet article