Canal Marches et les Marches européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions

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Les Marches internationales contre le chômage font partie des épisodes importants de la vie de nombre d’organisations Solidaires. Prolongeant les Marches organisées en France par AC ! en 1994, la première Marche européenne a eu lieu en 1997 ; d’autres ont suivi. Plusieurs fédérations et syndicats nationaux Solidaires y ont pris une part importante : soutien financier, dégagement de camarades pour l’organisation et la coordination nationales et internationales, pour les collectifs locaux, pour la participation aux marches… En leur sein est né Canal marches ; c’est ce que nous expliquons ici. Quelques écrits de militant∙es Solidaires contextualisent cette période.


Patrice Spadoni, ancien militant de SUD PTT, réalisateur, a participé activement à l’organisation des Marches d’Agir ensemble contre le chômage ! en 1994, des Marches européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions à partir de 1997, et au projet d’association Canal marches devenu réalité depuis.


La Marche normande, en 1997. Couv. du livre publié pour les 20 ans des Marches. [Canal marches – Syllepse]
La Marche normande, en 1997. Couv. du livre publié pour les 20 ans des Marches. [Canal marches – Syllepse]

Le projet des Marches européennes contre le chômage de 1997

Au cours des années 1990, les mouvements de chômeurs, chômeuses et précaires se sont multipliés en Europe. En Grande-Bretagne et en Espagne notamment, des marches de chômeuses et chômeurs ont fait écho à celle, en France, d’Agir ensemble contre le chômage ! (1994). Le projet des « Marches européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions » allait offrir à cette émergence une convergence inédite, d’ampleur internationale. Des groupes de marcheuses et marcheurs partirent des points les plus éloignés, du Grand Nord finlandais comme de Tanger au Maroc, du nord du Royaume-Uni comme de Sarajevo, pour converger vers Amsterdam, où devait se tenir en juin 1997 un sommet des Chefs d’États européens. Un projet d’autant plus ambitieux que le mouvement ne bénéficiait d’aucun grand soutien, et que la fragilité sociale de la plupart des marcheurs et marcheuses ajoutait aux difficultés.

En France, le projet des Marches européennes recueillait cependant l’adhésion d’un grand nombre d’associations, tant au niveau national que dans les localités, et de trois grands réseaux de lutte contre le chômage, AC !, le MNCP et l’APEIS [1], ainsi que d’associations de précaires et de mal logé∙es tels que Droit au logement ou le Comité des sans-logis. Syndicalement, on retrouvait la Confédération paysanne, la FSU, des équipes minoritaires ou locales de la CGT et de la CFDT, et soutien décisif, les organisations syndicales du Groupe des 10 — première esquisse de l’Union syndicale Solidaires — avec notamment le SNUI (impôts) et de nombreux SUD. À l’échelle internationale, le projet s’appuyait sur le soutien de nombreuses gauches syndicales, dont de futurs partenaires dans la durée de Solidaires, telle que la CGT de l’État espagnol.

Les marcheuses et marcheurs vidéastes

Au sein du projet des Marches européennes, le collectif Canal Marches a été créé par des militant∙es du mouvement de lutte contre le chômage, des vidéastes, des photographes, des poètes, des chômeuses et chômeurs. L’association avait initié à la prise de vue une dizaine de « Marcheurs et marcheuses vidéastes ». La plupart n’avaient jamais tenu de caméra. Leur mission : filmer chaque jour sur les étapes des marches leurs « carnets de route vidéo » ; capter la trace de l’événement tel qu’ils et elles le vivaient, au jour le jour, de l’intérieur : les marches de villes en villages, les rencontres sur le chemin, la découverte de réalités très différentes de pays en pays ; filmer les temps forts, les actions spectaculaires des marcheuses et marcheurs, mais aussi leur quotidien.

Deux chômeurs du Nord Pas-de-Calais, Jean-Marie et Farid, ont ainsi filmé durant deux mois de Tanger à Amsterdam. Cyril, jeune ouvrier électricien, a suivi son groupe depuis Brest. André a filmé le périple de chômeurs irlandais, français et belges partis de Belfast. Michel le Bruxellois a remonté l’Espagne, la France, l’Allemagne, tandis que Christelle, et Jacques du Comité des sans-logis traversaient les Alpes puis la Suisse en direction des Pays-Bas. Une dizaine de vidéastes ont également prêté main-forte à cette aventure, tel le cinéaste Robert Kramer, parti de Jarrow au nord de l’Angleterre et formant sur le tas son coéquipier Michel.

Créer son propre média

À partir des rushes de ces carnets de route, quatre magazines vidéo ont été montés au cours même de l’événement. Ces magazines étaient envoyés sur les marches sous forme de K7 VHS et diffusés en projections publiques sur les étapes. Les marcheuses et marcheurs considéraient ces vidéos comme « La Télé des marcheurs ». Le projet contribuait ainsi immédiatement à la visibilité du mouvement, mais aussi à une circulation horizontale des émotions et de la solidarité, entre les actrices et acteurs des différents parcours, et avec les personnes rencontrées à chaque étape. Le média n’était pas seulement un outil de communication, il contribuait à forger et à impulser le mouvement. Il exprimait aussi une aspiration : prendre sa propre expression en main, se donner son propre média, en toute autonomie, témoigner depuis l’intérieur du mouvement et non depuis l’extérieur.


Madrid 1997. Jean-Marie et Farid, marcheurs vidéastes de Tanger à Amsterdam. [Canal marches]
Madrid 1997. Jean-Marie et Farid, marcheurs vidéastes de Tanger à Amsterdam. [Canal marches]

Un projet utopique

Un pari utopique était au cœur du projet de Canal Marches, sur la capacité des marcheuses et marcheurs à se réapproprier eux-mêmes l’outil technique et le mode d’expression audiovisuelle. L’utopie a été en grande partie réalisée. Près de mille heures de rushes ont été rassemblées en deux mois. Quatre magazines vidéo, puis un documentaire sur la 5, un livre [2], une exposition, une installation vidéo se sont nourris de cet extraordinaire fonds d’archives, brossant ainsi le portrait d’une Europe précaire et rebelle.

Difficultés et poursuite de l’expérience avec les marches européennes suivantes

Cette expérience a montré que des actrices et acteurs d’un mouvement social pouvaient prendre la caméra en main avec un regard juste et une réelle sensibilité artistique. Certes, le projet a aussi rencontré des limites. Une moitié seulement des carnets de route ont pu être montés en tant que films autonomes. Le temps et les moyens ont manqué. Pourtant nous avons persisté après l’expérience de 1997, accompagnant les marches européennes suivantes, qui toutes bénéficiaient du soutien et de la participation des équipes syndicales de Solidaires : vers Cologne en 1999, vers Séville en 2002, puis vers Rostock en 2007, où Jean-Marie et Farid, reprenant la caméra, ont embarqué dans l’aventure un monteur qui réalisait avec eux, sur place, les chroniques de la marche — chroniques diffusées chaque jour sur Internet. En 2013, Farid reprenait la caméra et filmait une nouvelle marche partie de Montpellier.

Toujours en marche…

L’expérience cinématographique ouverte avec les marcheurs et marcheuses vidéastes, l’association Canal Marches allait la poursuivre les années suivantes sur d’autres terrains, avec des habitantes et habitants des quartiers populaires, avec des Sans-papiers, des Roms, des salarié∙es, avec des Sans-voix de toutes sortes, en organisant des centaines d’ateliers vidéo et en lançant en 2009 « l’Université populaire audiovisuelle » — l’Uppal. Avec toujours en tête la même utopie, née au cœur des Marches européennes de 1997 : proposer à des Sans-voix de passer, ne serait-ce qu’une seule fois, de l’autre côté de la caméra, de l’autre côté de l’écran. En parallèle, Canal Marches réalisait et réalise toujours des vidéos engagées, dont les émissions Expression directe de l’Union syndicale Solidaires, diffusées sur les télévisions du service public, et des documentaires, dont plusieurs sur des questions syndicales, telles que Fernand Pelloutier et les Bourses du Travail, D’égal à égales sur l’engagement dans le syndicalisme de femmes issues de l’immigration, Riposte à Poissy sur les grèves des OS de l’automobile dans les années 70, En grève sur les grèves de cheminots de 2019, ou plus récemment Par la fenêtre ou par la porte sur la lutte des salarié∙es de France Télécom/Orange contre un management toxique qui conduisit à une vague de suicides.


Patrice Spadoni


En marche contre le chômage et la précarité

Les témoignages qui suivent sont issus du livre collectif [3] publié à l’occasion des 20 ans des Marches.

Christophe Aguiton [4]

[…] Ceux qui ont créé AC ! (Claire Villiers [5] était au centre) étaient pour l’essentiel des syndicalistes venus de SUD, de la CFDT, de la FSU, et des militants de quelques associations qui existaient déjà. Des associations comme le MNCP, l’APEIS, venaient aux premières réunions. Chacune de ces associations préexistait à AC ! Elles avaient la volonté de se construire en tant que telles et n’avaient pas du tout l’intention de se dissoudre dans AC ! Il s’agissait d’un mouvement de syndicalistes et de chômeurs, plutôt que d’une association. Les prises de position se sont transformées très vite, dans la pratique, pour l’abolition du chômage. Il y a eu des discussions sur le nom même d’AC ! Derrière ça, c’était, avec les 35 heures, l’idée qu’il fallait en finir au plus vite avec le chômage par des mesures structurelles. Les droits des chômeurs n’étaient pas au programme au moment du lancement d’AC !, c’est plus tard que tout ça est venu. La marche des chômeurs n’a pas permis que des chômeurs s’intègrent dans AC ! Ce sont des SDF qui marchaient en 1993­1994, ces personnes ne se stabilisent pas dans la construction d’un mouvement, ce sont des gens mobiles. C’est seulement après qu’AC ! va devenir une association de chômeurs, ce qui va entraîner une mutation dans les mots d’ordre, avec des revendications plus concrètes — comme les transports gratuits, le logement. Les revendications immédiates vont vite prendre le pas, avec l’arrivée des chômeurs, sur les 35 heures et le reste. AC ! du mouvement de 1997 n’est plus du tout AC ! du départ, celui de 1993, ou celui de 1995­1996. Il n’est pas le même, une fois que sont réellement arrivés les chômeurs, avec leurs revendications.

Il ne faut pas avoir une vision idyllique du mélange entre chômeurs et non-chômeurs, cela a été rugueux — on est beaucoup à le rappeler — même au début. Ce qui m’avait le plus frappé — pour moi, cela a été une leçon de vie — c’est par exemple la question du rapport au temps. Moi, je suis fonctionnaire d’État, étant entré aux PTT en 1978, je voyais alors des jeunes de 25­26 ans, qui calculaient combien ils auraient à la retraite, qui faisaient des emprunts en calculant à quel indice ils finiraient… Or, plus on est dans la précarité, plus on pense dans les cinq ans, voire dans le mois qui vient, voire dans la journée. Sur la question du rapport au temps, les militants disaient aux chômeurs : « Pourquoi vous ne nous avez pas parlé ? On aurait pu préparer cette action avec vous… » Les chômeurs disaient toujours : « on n’a pas eu le temps, il y avait urgence, untel venait d’être licencié… ». Le rapport au temps dans le quotidien, cela paraît comme non politique, alors qu’en fait c’est très politique. C’était souvent une source et la raison de la plupart des conflits. Voilà quelques inputs qu’il est important de se remémorer. […]

Patrice Spadoni

C’est difficile d’intervenir en quelques mots sur une période qui nous a tous pris pendant plusieurs années. […] Cette époque était celle d’une montée fulgurante du chômage de longue durée. C’était nouveau. Tandis que maintenant cela fait des années que nous sommes installés dans une longue période de chômage. […] Il y avait un problème énorme, et en même temps, le monde syndical, le monde social, ceux qui devaient pouvoir y répondre, ne formulaient pas des réponses à la hauteur de ce problème. Donc il y avait une carence, une faille. Il commençait également à y avoir des lignes de fracture à l’intérieur des organisations syndicales, qui iront jusqu’à la cassure totale, dans des organisations comme la FEN, la CFDT, avec la constitution des SUD ou de la FSU. Toutes sortes de conflictualités ont marqué cette époque. Et puis, nous étions aussi dans une époque où il y avait des militants encore jeunes — nous étions encore jeunes ! — issus des aspirations des années 1968. Des rebelles en pleine volonté, qui cherchaient des espaces pour pouvoir exprimer leur révolte, leur désir de changer la société. C’est tout cela qui va donner un mouvement, au croisement de tous ces facteurs, tant historiques que personnels.


Séville 2002. La Marche andalouse, partie de Clermont-Ferrand. [Alain Dodeler - Canal Marches]
Séville 2002. La Marche andalouse, partie de Clermont-Ferrand. [Alain Dodeler – Canal Marches]

Il y a eu d’abord la constitution d’une sorte de « collectif national » qui était très hétéroclite. Les associations de chômeurs étaient déjà là, APEIS, MNCP, et elles étaient présentes, ensemble, dans AC ! Et puis, il y avait eu l’émergence des mouvements des « Sans », de Droit au logement et d’autres, juste quelques années auparavant. Tout cela se retrouvait dans AC ! Il y avait, ensemble, des syndicalistes divers et variés, en tension avec leurs directions respectives, et tous ces acteurs associatifs. Il y avait aussi des militants politiques de différentes sensibilités. […] Il a fallu absorber tout cela dans un véritable mouvement social, et pas seulement — comme cela pouvait apparaître au départ — dans une logique « unitaire ». C’est toute la difficulté du passage de l’unité au mouvement. Au début, cela aurait pu n’être qu’une sorte de réunion « unitaire », pour une mobilisation « unitaire » — comme on dit dans notre jargon militant. Mais à un moment, on a passé le cap de la mobilisation unitaire, et c’est devenu un vrai mouvement. Et cela s’est construit par la base. Nous avons été dépassés, et en même temps portés. Nous avons lancé une idée, et il y a eu la constitution de 250 comités ! Dans ces comités, il y avait des représentants de diverses organisations, mais il y avait aussi des gens non organisés, ou encore des gens qui étaient peut-être organisés, mais pour qui ce n’était pas l’essentiel, qui n’étaient pas là en tant que représentants de telle ou telle organisation. Tout cela a commencé à devenir un mouvement en soi, et plus seulement une addition hétéroclite de différents groupes ou représentants de groupes. C’est quelque chose d’important. Cela donnait une grande diversité, qui allait d’une gauche chrétienne à une gauche anarchisante ou gauchisante. C’était tout cela, la diversité de ce que nous étions.

Mais cela ne suffit pas. Il y avait un projet, un projet dingue, ambitieux, une utopie. Et c’est parce qu’il y avait une utopie que tout cela pouvait se mettre ensemble, se mettre en mouvement. Ce projet-là c’était : « Il faut abolir le chômage ! » — ce qui est énorme. Après, cela va se traduire par des revendications et une concrétisation dans des axes tels que la réduction du temps de travail, qui était vécue non seulement comme une simple réduction, mais aussi comme une redistribution de tout le travail disponible. Cela semble un peu simple, dit comme ça, mais les utopies ont aussi besoin d’axes simples. On parlait des 35 heures, puis des 32 heures, et pourquoi pas, des 28 ou des 20 heures, ou des 2 heures par jour… C’est d’abord une logique : mettre tout le travail en commun et le partager. La question du revenu est également venue. Et puis, pour construire le mouvement sur le long terme, il y avait aussi toutes les revendications quotidiennes, qui concernaient la vie au jour le jour des chômeurs et des précaires. Avec parfois des incompréhensions. Étant moi-même de formation syndicaliste, j’ai été frappé d’entendre certains camarades syndicalistes me disant, quand on se battait par exemple pour les transports gratuits pour les chômeurs, que c’était « de l’humanitaire ». Je n’avais pas compris les choses comme cela… Ce n’est pas simple d’inventer un mouvement nouveau. Il y avait donc cette dimension d’utopie, avec un projet « politique » au sens fort. On posait vraiment des questions de société. Par exemple, on parlait du travail. Certains d’entre nous étaient partisans de « l’abolition du travail » — je dois confesser que je n’ai jamais bien compris de quoi il s’agissait, concrètement. Mais ce qui est certain c’est qu’on posait le problème de la nature même du travail. Des gens au chômage disaient : « On peut demander le droit à l’emploi, mais pas pour faire n’importe quel travail. » On se posait le problème de l’utilité sociale du travail, de ses formes, de sa nature, etc. Il y avait aussi la question de la redistribution des richesses. On allait loin dans la réflexion. Ce qui est fort, quand on fait vivre un mouvement, c’est d’arriver à mettre ensemble des gens pas forcément politisés au départ, qui viennent avec leur révolte — par rapport à tout ce qu’ils traversent dans leur vie, des gens qui se trouvent confrontés à un discours de contestation du système, et qui s’y retrouvent. C’est toute l’alchimie d’un mouvement. AC ! était devenu le lieu d’une convergence sociale. Chômeurs, précaires et salariés se sont retrouvés, un moment, tous ensemble. Alors que c’étaient des mondes différents, qui se recoupent certes, mais différents. Et puis il y avait les sans-domicile : des réalités qu’on a découvertes, qu’on a prises parfois en pleine figure, qu’on ne connaissait pas. […]


Amsterdam 1997. [Alain Dodeler - Canal Marches]
Amsterdam 1997. [Alain Dodeler – Canal Marches]

Le mouvement de 1994 a marqué l’histoire. Le mouvement de grèves de 1995, qui était certes d’abord un mouvement de salariés, a été inspiré par celui de 1994. 1995 n’aurait pas été 1995 sans 1994. On le voit dans des mots d’ordre tels que la redistribution des richesses. Ce n’était pas une évidence alors de le dire dans des mouvements sociaux. Et puis il y a eu des croisements. Dans les piquets de grève de cheminots, les associations de chômeurs étaient présentes. C’était neuf. Le fait que des luttes comme celles de DAL s’inscrivent dans la durée, cela a été aussi un des acquis de ces années-là. Et puis, il y a eu les idées d’actions spectaculaires, de réquisition des richesses, etc., qui ont permis une percée de la gangue médiatique, qui était à l’époque une gangue du silence. Ensuite, les Marches européennes ont rejoué l’expérience de 1994. En reposant sur une assise de mouvements de chômeurs un peu partout en Europe, nous avons également agi en précurseurs dans le mouvement social. C’était l’un des premiers mouvements sociaux coordonnés au niveau européen. Avec Amsterdam, nous avons été, en quelque sorte, les précurseurs de l’altermondialisme. Le mouvement de l’hiver 1997­1998 a conclu ce cycle de fortes luttes. Avec un gouvernement bousculé par un mouvement des chômeurs. […]

Catherine Lebrun [6]

C’est un travail de mémoire. […] À la fin de la Marche à Paris, l’intensité de l’aventure avait été telle que la tension était palpable, au moment de la séparation, à l’idée de se retrouver chacun seul, après tout ce qu’il s’était passé. On finit par oublier même les visages, c’est dur de faire ce bilan. La marche de 1994, comme celle de 1997, fait partie des temps forts d’action collective de cette période pour ceux et celles qui y ont participé. Ce n’était pas une forme spécialement originale, il y avait eu la Marche pour l’égalité de 1983, et encore plus loin la Marche des chômeurs des années 1930. On renouait avec une tradition, cela a eu beaucoup d’écho, car cela donnait une visibilité indispensable à la question du chômage et de la précarité. […] À l’époque, nous ne mesurions pas à quel point les bouleversements et les dégâts sociaux du tournant libéral des années 1980 et de l’essor de la mondialisation capitaliste des années 1990, allaient générer un chômage structurel de masse et une précarité généralisée, ni à quel point cela allait devenir de plus en plus fort, déstructurer et fragmenter l’ensemble des couches sociales. En même temps, les couches moyennes, autrefois épargnées, se retrouvent également touchées par la précarité, ce qui ouvre de fait un potentiel d’unité entre des couches sociales autrefois davantage polarisées. C’est pour donner de l’espoir. On peut dire qu’il n’y a pas que de la fragmentation. En revanche, alors que nous avions su, dans un élan dynamique, construire les convergences dans les années 1990, aujourd’hui, nous sommes nombreux à faire le constat que chaque mouvement social est sur ses rails, sur sa lutte. Cette convergence qu’on avait réussi à construire dans un élan, il y a une division des tâches — qui sur le logement, qui sur le chômage… — sans convergence ni démonstration que les mouvements sociaux produisent du politique, ont des choses à dire et sont capables d’inverser le rapport de forces. […]


Les Marches de 1994, en une du premier numéro du journal La mArChe ! [Coll. CM]
Les Marches de 1994, en une du premier numéro du journal La mArChe ! [Coll. CM]

Gérard Gourguechon [7]

[…] Sur l’aspect historique, je pense qu’AC ! a été créé principalement par le volontarisme de militantes et de militants syndicaux. On ne peut pas vraiment dire, pour autant, qu’AC ! a été créé « par le haut », c’est parti de Paris, mais pas « d’en haut ». En effet, les appareils des confédérations syndicales étaient particulièrement absents du rassemblement et de la mobilisation contre le chômage. Les confédérations syndicales n’effectuaient pas leur travail dans ce domaine, malgré la prégnance de plus en plus forte d’un chômage de masse sur chaque salarié (conditions de travail, conditions d’emploi, niveau de rémunération, etc.) et sur la société dans son ensemble. Pour les salarié∙es encore en place, il y avait intérêt à ce qu’il n’y ait plus de chômage. Dans la fonction publique (j’étais, à l’époque, fonctionnaire aux impôts), même si nous n’étions pas directement concerné∙es, nos conjoint∙es et nos enfants pouvaient être concerné∙es par le chômage, et quand on faisait grève, les ministres et le gouvernement rétorquaient aux revendications des fonctionnaires qu’ils et elles étaient des privilégié∙es et des nanti∙es, car ils n’étaient pas menacé∙es par le chômage. C’est d’ailleurs un peu à partir de là que mon syndicat (le SNUI) s’est engagé dans la construction d’AC !

Ces militantes et militants syndicaux à l’origine d’AC ! se connaissaient déjà, pour la plupart, par leurs rencontres autour de la revue syndicale Collectif. À l’Université de Saint-Denis, les 15 et 16 mai 1993, se sont tenues des rencontres nationales de Collectif, auxquelles étaient invités des syndicalistes européens. Le thème central était les questions du chômage et de la réduction du temps de travail. C’est un peu lors de ce rassemblement qu’a été adoptée l’idée de mettre en place un « Mouvement pour l’abolition du chômage et pour une nouvelle citoyenneté ». Il s’agissait de camarades de la gauche CFDT, de la CGT (ouverts), de la FSU (le SNES avait été exclu de la FEN), de SUD PTT, du SNUI, etc. Ce qui les réunissait, c’était la volonté d’agir contre le chômage, en faisant cette opération en l’absence des appareils confédéraux, et même en opposition à eux. Nous, nous faisions cela « en autonomes », mais en lien avec les chômeurs et en aidant les chômeurs à s’organiser. La CGT avait déjà la CGT chômeurs, nous nous étions hors sol. Nous étions scandlisé∙es du fait que les chômeurs ne soient pas là, quand on discute de leur sort. Les confédérations avaient la prétention de parler au nom de tout le monde, de la classe ouvrière, et même des chômeurs. Dans la raison de l’engagement dans ce mouvement, il y avait aussi, notamment pour le SNUI, l’idée d’agir contre le FN et contre son slogan « 3 millions de chômeurs = 3 millions d’immigrés », laissant entendre que le chômage en France résultait de la présence des immigrés. Notre réponse collective était une réduction importante du temps de travail, avec un maintien des salaires et des créations d’emplois correspondantes. En disant que la réduction du temps de travail avait déjà lieu, du fait du chômage, mais qu’il fallait répartir le travail autrement.


Affiche de 1997, lors des premières Marches internationales. [Coll. CM]
Affiche de 1997, lors des premières Marches internationales. [Coll. CM]

[…] Je reviens aussi sur la disparition de la revue Collectif. Ceci s’est fait après le mouvement de grève de l’hiver 1995­1996, et la création des syndicats SUD, quand pas mal de camarades de la gauche CFDT ont désespéré de pouvoir changer la CFDT de l’intérieur, et ont décidé de la quitter pour créer des syndicats et des fédérations SUD. Ceci a provoqué de grosses tensions au sein de la gauche CFDT, et des camarades ayant décidé de rester à la CFDT (et qui espéraient que la gauche CFDT allait regagner la direction de la CFDT lors du prochain congrès) ont estimé qu’ils et elles n’avaient plus rien à faire avec celles et ceux qui « désertaient » la CFDT. Il n’y avait plus de projet commun. C’est ce qui a provoqué la disparition de Collectif, qui avait pourtant joué un grand rôle de rencontre entre militantes et militants syndicaux. Je termine en soulignant qu’il y a encore aujourd’hui des lieux de résistance et de lutte où des jeunes s’engagent. […] Il nous faut être dans ces luttes qui mettent elles aussi en cause le système capitaliste. Les gens qui se révoltent contre la société, c’est éternel. L’histoire n’est pas terminée. […]


[1] Agir ensemble contre le chômage ! ; Association pour l’emploi, l’information et la solidarité des chômeurs et précaires ; Mouvement national des chômeurs et précaires.

[2] Bertrand Schmitt et Patrice Spadoni, Les Sentiers de la Colère, éditions l’Esprit Frappeur, 2000. Préface de Pierre Bourdieu et de Claire Villiers.

[3] AC !, En marche contre le chômage et la précarité. 1994-2014, rencontres et débats à l’occasion du 20ème anniversaire des Marches , éditions Syllepse, 2015.

[4] Cofondateur de SUD PTT et d’AC !, Christophe Aguiton est à l’origine de la Marche de 1994. Il s’est ensuite investi dans le mouvement altermondialiste et ses suites.

[5] Claire Villiers (1951-2010) fut l’une des fondatrices d’AC ! et aussi l’une des porte-paroles du mouvement. Secrétaire nationale de la CFDT-ANPE, engagée dans la gauche de la CFDT et notamment la revue Collectif, elle a participé très activement aux mobilisations visant à abolir le chômage, à dire « non » à la résignation et à l’exclusion ; elle joua un rôle important au sein d’AC !. Lors de l’arrivée à Paris des premières Marches, c’est elle qui lira le « serment du 28 mai 1994 ». Son syndicat, devenu SNU-ANPE a rejoint la FSU en 2002.

[6] Cofondatrice de SUD-ANPE (devenu Solidaires Emploi), Catherine Lebrun a été Secrétaire nationale de l’Union syndicale Solidaires, de 2005 à 2016. Présente dès la création d’AC !, elle a accompagné les mouvements de chômeurs et chômeuses dans leurs activités durant des années, et participé aux Marches.

[7] Gérard Gourguechon, fut secrétaire général du Syndicat national unifié des impôts (SNUI, aujourd’hui Solidaires Finances publiques) de 1980 à 1986, avant d’être porte-parole du G10 puis de l’Union syndicale Solidaires jusqu’à son départ en retraite, en 2001. Il est co secrétaire de l’Union nationale interprofessionnelle des retraité∙es Solidaires (UNIRS).

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