Boxe : Jack Johnson et les Espoirs blancs

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En 1972, Muhammad Ali s’apprête à remonter sur le ring suite à une suspension de quatre ans pour avoir refusé d’aller combattre au Vietnam. Évoquant ce retour, il écrit dans son autobiographie : « J’avais projeté de dédier Quarry à Jack Johnson. De m’habiller comme Johnson. […] Jack où que tu sois, repose en paix. Cet espoir blanc ne m’échappera pas ». Et à chaque coup porté à son adversaire, Ali criait « Jack Johnson is here, Jack Johnson is here ». Qu’est-ce que cet « espoir blanc » et qui est donc Jack Johnson ?


Chafik Sayari est enseignant en lettres-histoire, en Avignon, chroniqueur de la revue musicale IHH Magazine et du blog culturel La Balle perdue. Titulaire d’un master 2 en histoire, consacré à la fascination du corps noir durant l’entre-deux-guerres en France, il s’intéresse, notamment, aux liens entre sport et politique. Il est l’auteur de Une histoire politique du ring noir. De Tom Molineaux à Muhammad Ali, éditions Syllepse, 2021.


Jack Johnson - Tommy Burns, en 1908. [DR]
Jack Johnson – Tommy Burns, en 1908. [DR]

Nul sport aux États-Unis n’a été aussi chargé de significations politiques que la boxe. Dans un pays où les relations raciales étaient régies par les lois ségrégationnistes, l’affrontement entre un boxeur blanc et un boxeur noir mettait en jeu la question de la virilité et du prestige racial blanc, mais également le danger d’une possible identification de la population noire à un boxeur. Pour ses raisons, une color line fut instauré dès la fin du XIXe siècle, afin d’interdire des rencontres qui mettraient en jeu le titre de champion du monde poids lourds. Le sacre de boxeurs noirs dans des catégories inférieures préfigurait déjà dans l’esprit de certains une possible contestation de la domination blanche. Ainsi, à la suite de la conquête du titre de champion du monde des poids coqs par George Dixon, le journaliste et ancien abolitionniste Charles A. Dana exhorte en 1892 les boxeurs blancs à réagir au plus vite : « Nous faisons face à une montée des Noirs contre la suprématie blanche. […] Comment se fait-il que les champions noirs surgissent tous en même temps ? Est-ce parce qu’ils sont largement supérieurs à leurs homologues blancs, ou bien est-ce parce que la race caucasienne se détériore ? […] Réveillez-vous, boxeurs de la race blanche ! Allez-vous vraiment vous laisser faire et laisser la race noire vous surpasser ? ». [1]

L’arrivée de Jack Johnson

Il faudra attendre 1908 pour que les craintes Charles A. Dana se confirment lorsque Jack Johnson réussit à briser la color line et que le champion du monde canadien, Tommy Burns, consent, en échange d’une coquette somme, à mettre son titre en jeu. La rencontre, qui se déroule en Australie devant 20 000 spectateurs, verra Johnson infliger une telle leçon à son adversaire que les policiers investiront le ring pour mettre fin au combat. Ils prendront également soin d’interrompre l’enregistrement filmique du combat. Cette victoire constitua un choc aux États-Unis. Si le journal noir Richmond Planet rapporte que « nul événement depuis quarante ans n’a donné autant de satisfaction au peuple noir », les réactions de la société blanche sont tout autres. Ainsi, outre les gloires de la discipline qui accusent Tommy Burns d’avoir trahi sa race en permettant à un Noir de devenir champion du monde, la presse blanche multiplie les avertissements à l’endroit de la communauté africaine-américaine en lui recommandant de ne point faire sienne la victoire d’un simple boxeur. Cette victoire interpelle même quelques hommes de lettres. La victoire de Jack Johnson fera écrire au poète australien Henry Lawson : « Ce n’est pas Burns qui a été battu parce qu’un Nègre t’a infligé une correction. Écoute bien — je suis las d’écrire, mais toi, mon peuple, écoutes bien. Car il est peut-être proche le temps où Blancs et Noirs s’uniront et se reproduiront » [2]. Ces quelques mots disent les craintes que font naître la victoire de Jack Johnson et témoignent de la portée symbolique d’une simple rencontre de boxe : le signe annonciateur du crépuscule et la disparition de la race blanche. Ce propos ne saurait être considéré comme le produit d’un esprit enfiévré. Il trouve en effet un écho chez d’autres personnalités comme l’écrivain Jack London. L’écrivain, défenseur des laissés-pour-compte blancs et dont l’œuvre témoigne d’un souci racial significatif, assista en tant que journaliste à l’humiliante défaite de Tommy Burns. Tout en reconnaissant le talent et la supériorité de « L’Éthiopien », Jack London, qui avait été quelque peu offensé par l’attitude de Jack Johnson durant le combat, que ce soit son sourire ou les moqueries tenues à l’endroit de son adversaire, en appela immédiatement à la revanche et la restauration du prestige racial. C’est ainsi que l’écrivain fut à l’origine de l’expression « Great White Hope » qui désignera tout boxeur blanc qui serait susceptible de restaurer l’ordre racial. Or, devant le refus de l’ancien champion du monde à la retraite, Jim Jeffries, de remettre les gants, c’est une série de boxeurs blancs qui vont se présenter devant Jack Johnson durant l’année 1909. Mais aucun d’eux ne sera en mesure de réaliser le souhait de Jack London et d’une grande partie du public. Devant ce massacre, l’ancienne gloire Jim Jeffries, qui ne peut résister à la mirobolante somme qui lui est proposée, décide de revenir sur sa décision. La date du combat est fixée au 4 juillet 1910 et Jeffries se propose de prouver qu’un « homme blanc est meilleur qu’un nègre ». Jack London, l’un de ces plus bruyants soutiens, en est certain : « Jeffries gagnera sûrement », car il possède la « fierté raciale » du « guerrier teuton » [3].


Une histoire politique du ring noir. De Tom Molineaux à Muhammad Ali, éditions Syllepse, 2021. [Syllepse]
Une histoire politique du ring noir. De Tom Molineaux à Muhammad Ali, éditions Syllepse, 2021. [Syllepse]

Le combat du siècle

On a coutume de considérer que la rencontre qui opposa Muhammad Ali et George Foreman à Kinshasa constitue « le combat du siècle ». Ce point de vue unanime, qui se justifie par la dimension symbolique de l’affrontement qui eut lieu sur le sol africain en 1974 et qui allait en grande partie sceller la légende de Muhammad Ali, peut toutefois être discuté et disputé par le combat qui eut lieu le 4 juillet 1910. En ce jour de fête nationale, près de 20 000 personnes s’étaient parquées dans les travées du stade de Reno dans le Nevada. À cette occasion, les organisateurs ne semblent avoir négligé aucun détail. Ainsi, si l’entrée de Jack Johnson est accompagnée par un Coon song [4], Jim Jeffries est, quant à lui, honoré par l’hymne national. Aux yeux d’un Jack London, présent en tant que reporter, « Jeffries gagnera sûrement, car l’homme blanc a 30 siècles de traditions derrière lui — tous les efforts suprêmes, les inventions et les conquêtes, et, qu’il le sache ou pas, Bunker Hill et les Thermopyles et Hastings et Azincourt ». Ce credo semble partager par ses pairs, si l’on croit James Weldon Johnson, puisque « une bonne partie de la presse et quelques écrivains étaient occupés à répandre le sentiment que la préservation de la civilisation et de la suprématie blanche dépendait de la défaite de Jack Johnson » [5].

Pourtant, à l’occasion d’une rencontre qui fut conçue comme le châtiment public d’un « nègre insolent », le sort du « guerrier teuton » fut rapidement scellé. Johnson imposa son rythme et prit rapidement le dessus. Toutefois, il décida d’allonger le calvaire de Jeffries en lui évitant un K.O immédiat. Il décida, aux moyens de ses poings et de ses mots, de tenir un tout autre spectacle en multipliant les moqueries à l’endroit de son adversaire : « Vous êtes déjà fatigué Môssieur Jeffries ? Nous n’avons pas commencé à boxer. […] Allez viens mon grand et montre-moi ce que tu sais faire. […] Pourquoi ne riez-vous pas aussi Mistah Jim » [6] mais Johnson n’a pas seulement décidé de dialoguer avec un Jeffries recouvert de sang. Il s’adresse également au public, comme lorsqu’il feint d’être atteint par un coup de son rival, simule et se tord de douleur, profite de la réaction des spectateurs qui reprennent espoir par des cris et des applaudissements, puis subitement leur fait face en arborant son plus beau sourire et en faisant mine de les remercier pour leurs encouragements. Après un premier K.O évité par la complicité de l’arbitre, le camp de Jeffries lance la serviette sous le rire de Jack Johnson. La torture du totem blanc a assez duré malgré une foule qui hurle : « ne laissez pas le nègre le mettre knock-out ! ».

Au moment où Jack Johnson fêtait sa victoire, des lynchages, des meurtres et des chasses à l’homme eurent lieu dans plusieurs villes. Les réactions qui feront suite à cette victoire feront dire à un historien que « rien jusqu’à l’assassinat de Martin Luther King en 1968 ne déclencha autant de haine raciale aux États-Unis que la victoire de Johnson sur Jeffries ». Cette défaite était un souvenir qu’il fallait enterrer. Aussi, après avoir interdit le film du combat, on légua aux législateurs le soin de mettre Jack Johnson hors d’état de nuire.

La chute de Jack Johnson

L’une des dernières lignes que Jack London consacra à Johnson, suite à l’humiliation de Jeffries, concerna son sourire qui, aux yeux de l’écrivain, s’étalait comme une énigme. Rendant compte de l’humiliation subie par Jeffries, il concluait que « personne ne le comprend cet homme qui sourit ». La clairvoyance coutumière de London se trouvait ici prise à défaut. Car ce sourire, tous le comprirent. Ses ennemis et ses partisans. Certains gloseront sur le sourire de Johnson. Il serait commode de le rattacher à la cicatrice immortalisée par la tradition minstrel [7]. Or il n’en est rien. Ce sourire c’est l’entaille de la bravade. Car il existe une nuance de taille : Johnson ne fait pas rire, il rit ! Ce sourire c’est celui de l’effronterie ou, selon un éditorialiste de l’époque, « la grossière insolence du mâle nègre ». Car s’il est une chose qui participa à faire de Johnson l’homme le plus détesté d’Amerikkke, c’est son attitude hors des rings. Non content d’humilier ses adversaires, par la force de ses poings et de ses mots, il décida de mener une vie qui lui était pourtant interdite et de faire fi des bonnes manières et de l’obséquiosité attendue pour tout noir. Aussi, n’hésitait-il pas afficher un perpétuel sourire, se vêtir des plus luxueux atours, conduire les voitures les onéreuses et crime des crimes : s’exhiber avec des femmes blanches.

Puisque Johnson, ne tomberait pas sur les rings, il fallait recourir à d’autres armes. Ainsi, outre le Sims Act, qui visait à réduire drastiquement la circulation des films de boxe entre États, afin que les victoires de Jack Johnson ne démoralisent par le public blanc et n’enhardissent la population noire, l’État américain votera le Mann Act, loi qui condamne à de la prison le fait de faire traverser la frontière d’un État à une femme, à des fins de débauche ou de prostitution. Deux lois, qui semblaient avoir été votées coup pour coup pour mettre à terre le boxeur. Si la première loi, le Sims Act, venait officialiser une censure qui avait déjà cours, puisqu’en Angleterre même, le ministre de l’Intérieur Winston Churchill tentera de faire détruire les négatifs du film Johnson-Jeffries, en raison de son possible impact dans les colonies, la seconde loi avait pour but de détruire le boxeur.

Le match entre Johnson et Jeffries en 1910. [DR]
Le match entre Johnson et Jeffries en 1910. [DR]

Non content d’avoir imposé sa domination sur les rings avec une aisance qui suffisait déjà à le condamner, Jack Johnson réitéra cet affront par ses relations avec des femmes blanches qui ne pouvaient être perçues que comme des proies sans défense. Partant de ce principe, tout serait alors permis pour venger cette flétrissure et restaurer l’honneur du mâle blanc. Car que vaudrait ce dernier s’il se montrait incapable de remplir le plus impérieux de ses devoirs, que Cole Blease, gouverneur de Caroline du Sud, résumait de la sorte : « Si nous ne pouvons pas protéger nos femmes blanches des démons noirs, qu’adviendrait-il de notre civilisation ? » [8] Dans un pays où les mariages interraciaux demeuraient interdits dans 28 États, Jack Johnson s’était rendu coupable du crime suprême. Et c’est peut-être pour cette raison que le boxeur ne dissimula jamais ses conquêtes. Tout en défiant un certain ordre sexuel, il n’ignorait nullement que parmi le millier de lynchages qui furent recensés durant la première décade du siècle, la plupart avaient été justifiés par ce prétexte. Aussi, en octobre 1912, Johnson fut arrêté à Chicago, non loin d’une foule de manifestants qui s’était réunie pour brûler son portrait et appeler à son lynchage. Cette horde pouvait se réclamer de quelques soutiens, tel le sénateur Seaborn A. Roddenber qui, après s’être distingué quelques semaines plus tôt dans l’élaboration du Sims Act pour prévenir le spectacle des boxeurs noirs et autres « bête bipède africaine », mit toute son énergie dans cette chasse à l’homme. Trop heureux de poursuivre sa croisade contre la « lèpre des mariages mixtes », il ira jusqu’à affirmer que la relation entre Jack Johnson et Lucille Cameron constituait l’affront le plus ignoble fait à la race blanche depuis l’abolition de l’esclavage.

L’exil et l’appel aux armes

Refusant de purger sa peine, Jack Johnson décida de fuir le territoire étasunien et embarqua vers l’Europe avant de se réfugier au Mexique. De ce pays, où il est étroitement surveillé par les services secrets américains, il multipliera les provocations. Ainsi, à la suite des émeutes de Chicago de 1919, Johnson en appelle à travers la presse les hommes noirs à quitter les États-Unis : « Hommes de couleur : on vous lynche, torture, attaque, persécute dans le prétendu pays de la liberté ; ici, au Mexique, un homme en vaut un autre, ce qui compte, ce n’est pas votre couleur, mais ce que vous êtes » [9]. Il ajoute qu’en cas de guerre entre les deux pays, le peuple mexicain pourrait compter sur l’aide des soldats noirs contre les gringos. Si ces propos eurent du mal à parvenir aux principaux intéressés, ils n’en inquiétèrent pas moins les autorités étasuniennes. Dans un rapport des services secrets américains daté du 5 décembre 1919, on peut lire qu’il « serait nécessaire de faire une enquête sur les activités de Jack Johnson à Mexico et vérifier dans quelle mesure il excite les Noirs de ce pays » [10]. Et sans que l’on puisse établir le bien-fondé de l’information, le même rapport soulignait que Jack Johnson encouragerait de la même manière les Noirs antillais à se soulever contre la domination européenne.


Jack Johnson en 1932. [DR]
Jack Johnson en 1932. [DR]

Selon une vision qui a longtemps eu cours, Jack Johnson ne fut qu’un individualiste forcené qui voulut dédier son existence à ses seuls plaisirs. Or, un tel constat reviendrait à oublier les partages et les frontières qu’il remit en cause et cela en une époque où, contrairement à Muhammad Ali, il ne pouvait adosser ses coups d’éclats et provocations à un mouvement populaire telle qu’il exista dans les années 1960. Par son attitude, sur et en dehors des rings, oubliant les règles et les interdits, il constitua une menace pour l’ordre racial et un possible objet d’identification pour une population noire. C’est ce que soulignèrent de nombreuses réactions outragées qui faisaient suite à ses triomphes. La plus éloquente était peut-être cet éditorial éloquemment intitulé « A Word to the Black Man » : « Ne bombez pas le torse. Ne vous vantez pas trop fort. Ne laissez pas votre joie vous griser et vous jouer de mauvais tours. Souvenez-vous que vous n’avez rien accompli. Vous demeurez les mêmes personnes que la semaine dernière. Votre place en ce monde est la même. Vous ne méritez aucune nouvelle considération. Vous serez traités selon vos mérites personnels. Aucun homme ne vous accordera plus de considération en vertu de votre couleur qui est la même que le vainqueur de Reno. Ce triomphe est celui de Jack Johnson, un Noir certes, mais en aucun cas le vôtre » [11].


Chafik Sayari


[1] Charles Dana, cité par Dave Zirin, Une histoire populaire du sport aux États-Unis, éditions Lux, 2017, p. 52.

[2] Cité dans Joyce Carol Oates, De la boxe, éditions Tristram, 2012, p 209.

[3] Pour toutes les citations de Jack London, voir Jack London, Histoires de la boxe, Union générale d’éditions, 1977.

[4] « Chanson de nègre », au sens péjoratif du terme.

[5] James Weldon Johnson, Black Manhattan, Alfred A. Knopf, 1930, p 66.

[6] Jack Johnson, « Ma vie et mes combats », La vie au grand air : revue illustrée de tous les sports, 20 mai, 1911, p. 323.

[7] Le minstrel show était un spectacle américain créé vers la fin des années 1820, avec chants, danses, musique, intermèdes comiques, interprétés par des acteurs blancs qui se noircissaient le visage, puis par des Nègres eux-mêmes après la Guerre de Sécession.

[8] Cité par Al-Tony Gilmore, « Jack Johnson and White women: The national impact », The Journal of Negro History, vol. 58, n° 1, janvier 1973, p. 18-38.

[9]Cité par Davarian L. Baldwin, Chicago’s New Negroes: Modernity, the Great Migration, and Black Urban Life, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2007, p. 233.

[10]John Mayanard, « The legacy of Jack Johnson on Aboriginal Australia », dans Chris Hallinan et Barry Judd, Native Games: Indigenous Peoples and Sports in the Post-Colonial World, Emerald Group, 2013, p. 156.

[11]« A Word to the Black Man », Los Angeles Times, 6 juillet 1910.

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