Avortement : un droit fondamental, toujours à défendre !
L’AVORTEMENT, UNE QUESTION SYNDICALE ?
Après la légalisation de la contraception en 1967, s’engage la lutte pour celle de l’avortement (la loi sera votée, dans la douleur et à l’essai, en novembre 1974, puis promulguée le 17 janvier 1975). On y trouve deux organisations phares. Le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC [1]), rassemblant des femmes et des hommes de diverses composantes du mouvement social, a été décisif dans l’avancée du droit à l’avortement, avec des actions phares comme la pratique revendiquée d’avortements « clandestins ». Pendant ses deux années d’existence entre 1973 et 1975, le MLAC a pour vice-présidente, Jacqueline Laot, alors également membre de la Commission exécutive de la CFDT. La présidente est l’avocate Monique Antoine. Le Mouvement français pour le planning familial (MFPF [2]) ouvre, lui, dès 1956, des permanences pour la planification familiale ; il reste encore aujourd’hui, un acteur central du droit à disposer de son corps et de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Sa présidente à l’époque, Simone Iff, était avec Jeannette Laot, vice-présidente du MLAC, et l’une des ouvrières du « Manifeste des 343 » femmes ayant avorté (5 avril 1971). Du milieu des années 70 au début des années 80, au-delà de prises de position communes sur la contraception et l’avortement, la CFDT et le MFPF, parfois localement au côté de la CGT, créent dans des entreprises des « commissions Planning » en s’appuyant sur les activités sociales des Comités d’entreprises [3]. Il y était question, tout autant de patriarcat et d’émancipation des femmes que de questions concrètes de pilule et de méthode Karman [4] : une mise en acte parmi d’autres du slogan féministe « Le privé est politique ».
Les commissions Femmes des syndicats progressistes ont maintenu le lien avec les associations pour le droit à disposer de son corps, contre les attaques des centres IVG par les intégristes catholiques : lors de grandes manifestations féministes comme celle de novembre 1995, contre la casse continue du service public de santé qui touche durement ces parents pauvres que sont les centres d’orthogénie et les maternités, pour ne citer que quelques exemples [5]. Solidaires, la FSU, la CGT, la CFDT dans d’autres réseaux, sont partie prenante des luttes unitaires, ici et ailleurs, pour en améliorer l’accès, en préserver le droit ou l’obtenir, et garantir que le choix de la femme soit au centre de la décision. Dans le contexte actuel d’affirmation de courants conservateurs et autoritaires partout dans le monde, réagir aux atteintes à la liberté de choisir si et quand on veut avoir des enfants, reste essentiel. Selon les estimations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 2016, [6] seulement 39,5 % des femmes dans le monde ont pleinement accès à ce droit. Des millions de femmes luttent encore, comme en Argentine avec des mobilisations sans précédent depuis 2018, pour la légalisation de l’avortement.
Plus de 21 millions d’avortements clandestins sont pratiqués dans le monde par an (sur 43,8 millions au total), engendrant près de 47 000 décès. En Europe, si l’on peut se réjouir de la légalisation de l’IVG en Irlande en décembre 2018 grâce aux pressions du mouvement social, quelques pays gardent des lois très restrictives, et la situation en Pologne reste inquiétante. Même là où l’avortement est autorisé, il continue d’être considéré comme un problème et le droit à l’Interruption volontaire de grossesse reste fragile et constamment remis en question.
UNE LUTTE SUBVERSIVE DE L’ORDRE SOCIAL
Ce qui est sous-jacent aux tensions autour de l’avortement est une subversion profonde de l’ordre social et des rapports de genre qui le structurent [7]. Même là où l’avortement est légal, il n’en est pas pour autant légitime au regard de la société. Il contrevient à l’injonction à la maternité qui pèse sur les femmes, à la vision sacralisante de la grossesse et à la personnalisation du fœtus. Rappelons que la loi de 75 commence par l’idée de « respect de tout être humain dès le commencement de la vie », sans par ailleurs définir ce dernier. Or, la définition des débuts de la vie n’est pas une donnée immuable ; c’est une question historiquement et socialement située (on pense ici à l’influence des religions monothéistes sur les représentations préexistantes du fœtus, mais aussi aux évolutions de la définition du seuil de viabilité, liées aux évolutions médicales par exemple [8]). Mais certains énoncés sur le registre de l’évidence dans des discours savants, politiques ou religieux, en figent les bornes, quelles que soient par ailleurs les divergences dont ils font preuve entre eux. La loi sur la contraception et l’avortement de 2001, qui sort l’IVG du code pénal pour l’encadrer dans celui de la santé publique, puis celle de l’égalité réelle entre les femmes et les hommes de 2014, mettent le choix des femmes, majeures ou mineures, de poursuivre une grossesse au centre de la décision. Mais « le commencement de la vie », comme d’ailleurs la notion de « détresse » de la femme qui présidaient à la loi de 1975, ont encore quelques échos aujourd’hui.
Au fond, ce qui est en jeu, et que les femmes perçoivent la plupart du temps, c’est qu’elles transgressent, même ponctuellement, leur assignation à la maternité et au domestique, qui fonde l’ordre des rapports sociaux de sexe. Les filles sont élevées dans l’idée qu’elles deviendront nécessairement mères, et que d’ailleurs une femme n’en est pas totalement une si elle n’a pas d’enfant. Ces représentations sont encore aujourd’hui véhiculées par la famille, les institutions, les médias… malgré des changements notables dans la participation des femmes à la sphère publique.
L’autre transgression fondamentale que sous-tend l’avortement est celle du contrôle social de la sexualité et du corps des femmes. Quelles qu’en soient les interprétations : contrôle patriarcal de la descendance, appropriation du corps des femmes comme pivot des rapports sociaux de sexe, « revanche » masculine sur la capacité physique d’enfanter… force est de constater un contrôle social différencié de la sexualité des hommes et des femmes, qui s’exerce pour les femmes dans la négation de leur propre maîtrise de leur désir et de leur plaisir. Dans ce sens, la dissociation de la sexualité et de la procréation, permise par la contraception et l’avortement, relève d’un registre « révolutionnaire », qui explique notamment les résistances multiples à leur légalisation. On n’entend plus en France, dans les blocs où se pratiquent les IVG, « tant pis si vous avez mal, il fallait y penser avant [d’avoir des rapports] ». Mais la culpabilisation prend des formes plus insidieuses, notamment via les discours sur les « échecs » de contraception, qui sont attribués à la négligence ou à l’irresponsabilité des femmes. D’une certaine façon, les femmes devraient souffrir des conséquences de se permettre d’avoir une sexualité choisie et pour le plaisir – sans oublier toutes les fois où la grossesse résulte de violences sexuelles.
Le contrôle du corps des femmes et de leur capacité d’enfanter a, cependant, plusieurs expressions en fonction des situations : là où l’association entre conservatisme, nationalisme et natalisme conduit à des politiques publiques répressives de l’avortement, impérialisme, colonialisme et racisme peuvent au contraire amener à des avortements et des stérilisations forcées sur les femmes de populations opprimées [9]. Lorsque l’avortement est interdit, les femmes des classes les plus aisées avortent, certes clandestinement mais dans de bonnes conditions de sanitaire, alors que la majorité des femmes y risquent leur santé, voire leur vie.
Enfin, machisme, conservatisme, religionssont trois facteurs imbriqués de rejet du droit des femmes à disposer de leur corps, mais parfois autonomes les uns des autres. Si les incidences des institutions et des courants religieux sur le regard social porté sur l’IVG sont réelles (parole publique et lobbying), sa dévalorisation touche bien plus largement l’ensemble de la société. L’avortement n’est toujours considéré, ni comme une étape parmi d’autres des parcours de vie des femmes, ni comme un acte médical comme un autre. Pour autant, différentes enquêtes montrent qu’autour de 80% des femmes sont favorables à l’IVG sans restriction, c’est à dire à la demande de la femme. Certaines d’entre nous, qui ont milité ou militent encore au Planning familial, témoignent de l’attachement à ce droit des personnes rencontrées dans des accueils, des animations, des formations… On se prend à espérer que, comme en Espagne, des femmes seraient prêtes à descendre en masse dans la rue pour le défendre.
DES MOYENS D’ACTION
Les régressions des droits en Pologne ou aux Etats Unis par exemple (encore plus accentuées lors de la crise du Covid-19), les interdictions dans de nombreux pays, la répression de l’Etat envers les mouvements pro-choix, l’insuffisance ou le délitement de systèmes de santé publique, empêchent l’accès à la contraception et à l’IVG (comme à des conditions correctes de suivi de grossesse et d’accouchement). De la signature d’appels aux manifestations, en passant par la contribution financière à des cliniques des femmes, des formations pour l’égalité entre les femmes et les hommes à la production de matériel et de revendicatif féministe [10], cette lutte est un pan à part entière des activités féministes de nos syndicats. L’investissement de Solidaires dans la campagne européenne pour l’avortement, les ponts entre commission Femmes et commission internationale sur ces questions en sont d’autres exemples. Lors du confinement et de la réorientation des priorités hospitalières liée à l’épidémie de covid19, Solidaires a signé et diffusé la pétition lancée par la Marche mondiale des femmes, pour une loi d’urgence afin de maintenir l’accès à l’avortement. Suivant l’exemple de la commission Femmes de Solidaires Gard, une foire aux questions sur le confinement et le droit à disposer de son corps a été mise en ligne sur le site. Nul doute qu’il faudra rester à l’offensive sur ce front aussi dans la crise déjà là et à suivre. Là où le droit à l’avortement existe, cette crise a mis en lumière toutes les difficultés d’accès concret des femmes à ce droit, et la lutte pour un système de santé garantissant un accès réel et gratuit sera d’autant plus cruciale.
[1] Voir l’article de Michèle Zancharini-Fournel « Histoire(s) du MLAC (1973-1975) », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés 18, 2003.
[2] Le Planning familial. Histoire et mémoire (1956-2006), Christine Bard et Janine Mossuz-Lavau (dir.), Presses universitaires de Rennes,2007.
[3] Sur cette expérience peu connue et inédite, voir « Contribution à l’histoire du Planning familial : le partenariat CFDT-MFPF au cours des années soixante-dix », Pascale Le Brouster, Genre & Histoire, http://journals.openedition.org/genrehistoire/297
[4] Avortement par aspiration ; méthode utilisée à partir des années 60 (en 1972, en France, dans une illégalité assumée puisque le premier avortement ainsi pratiqué le fut dans l’appartement de l’actrice Delphine Seyrig). Dans la suite, les médecins du Groupe information santé en généraliseront l’utilisation.
[5] « Féminisme et syndicalisme »,Annick Coupé, Lutte des sexes, lutte des classes, Revue Agone, 2003 https://agone.org/revueagone/agone28/enligne/9/index.html#debut-chapitre
[6] Pour un état des connaissances récent, voir « L’avortement dans le monde. État des lieux des législations, mesures, tendances et conséquences », Guillaume Agnès, Rossier Clémentine, Population, 2018/2 (Vol. 73) https://www.cairn.info/revue-population-2018-2-page-225.htm
[7] Voir entre autres : Béatrice Fougeyrollas et Claude Zaidman, « L’avortement en France, vingt ans après la loi », Les cahiers du CEDREF, 4-5|1995 ; « L’avortement, enjeux politiques et sociaux », Problèmes d’Amérique latine, 2019/3 (N° 114) https://www.cairn.info/revue-problemes-d-amerique-latine-2019-3.htm
[8] Voir notamment : « La condition fœtale n’est pas la condition humaine », N. Bajos et M. Ferrand, Sociétés contemporaines 2006/1 (no 61), ainsi que l’ensemble du n°: https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2006-1.htm?contenu=sommaire
[9] Voir entre autres : Le ventre des femmes, capitalisme, racialisation, féminisme, Françoise Verges, Editions Albin Michel, 2017.
[10] A ce propos : « L’égalité entre les femmes et les hommes, un enjeu syndical », résolution du congrès de l’Union syndicale Solidaires, 2014.
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