Assigné.e.s à résistance
Décrété le soir-même des attentats du 13 novembre, l’état d’urgence est devenu permanent et promet de peser encore sur nos mobilisations. Pour autant, des résistances s’étaient faites jour dans les mois qui avaient suivi sa mise en place sur lesquelles il n’est pas inutile de se repencher aujourd’hui… pour préparer celles à venir.
Lutter contre le terrorisme, vraiment ?
En février 2016, quelques mois après sa promulgation la réalité de l’état d’urgence c’était déjà ça : 3300 perquisitions administratives, 344 gardes à vue, 563 ouvertures de procédures judiciaires, 400 assignations à résidence… pour 5 procédures relevant stricto-sensu de l’antiterrorisme ! Nombre des perquisitions comme des assignations à résidence s’étaient révélées totalement arbitraires, frappant notamment des personnes musulmanes ou supposées telles sur la base de soupçons et ou d’accusations farfelues nées de stigmatisations islamophobes entretenues (1).
L’état d’urgence c’est avant toute chose le contournement des procédures judiciaires traditionnelles et les pleins pouvoirs donnés aux préfets et à la police (2). C’est le règne des « notes blanches » : des documents sans signature ni en-tête, reposant sur la simple parole d’un fonctionnaire anonyme des services du renseignement et qui s’imposent aux juges lorsque ceux-ci doivent statuer après-coup sur des assignations à résidence par exemple. Même l’association Amnesty international a épinglé dans un rapport « l’impact disproportionné de l’état d’urgence en France ».
De la présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), à l’ancien juge antiterroriste Marc Trevidic, jusqu’au Conseil national des barreaux qui représente les avocates et avocats, nombreuses ont été les prises de paroles publiques à condamner les atteintes graves aux libertés que représente le régime d’état d’urgence.
Ou bien museler toute contestation ?
Une chose est sûre, l’état d’urgence a bel et bien servi à empêcher la mobilisation contre la COP 21 de novembre 2016 de se dérouler comme prévue : des militant.e.s écologistes ont été assigné.e.s à résidence, des manifestations interdites et celles et ceux qui bravaient cette interdiction ont connu la garde à vue. On a compté 317 gardé.e.s à vue pour la seule manifestation parisienne du 29 novembre. Comme le disait alors l’appel de Stop état d’urgence Orléans (une déclinaison locale de l’appel national) : « Manifester pour la sauvegarde de l’environnement, se mobiliser contre un plan social, ou préparer un attentat, [avec l’état d’urgence] tout se retrouve mis sur un même plan. » Dans le même temps, les marchés de Noël se tenaient, eux, sans contraintes.
Après la COP 21, les interdictions de manifestation se sont faites plus rares. Mais aucune des lois de prolongation de l’état d’urgence n’a abrogé cette mesure et nos mobilisations restent belles et bien à la merci des autorisations (ou interdictions) préfectorales. Sans parler des « techniques nouvelles » mises en œuvre lors de la lutte contre la loi travail : nasse, contrôles systématiques, interdictions de manifester visant des militant.e.s en particulier, voir manifestation confinée comme celle forcée à tourner en rond autour du bassin de l’Arsenal le 23 juin 2016 ?
L’explosion de violences policières lors des mois de mobilisation n’est pas non plus étrangère à cette législation d’exception.
Car l’état d’urgence a aussi été une lame de fond ayant acclimaté aux relents répressifs et sécuritaires. Exemple de cet état d’urgence au quotidien : dans le département du Loiret, quelques jours après la promulgation de l’état d’urgence, l’inspection académique mettait en circulation une « Fiche de renseignement sur les faits de violence et évènements graves en milieu scolaire » qui demandait aux chefs de service de signaler les parents portant des vêtements “ostensiblement religieux” ainsi que les grèves dans les écoles et établissements (la fiche a depuis été réécrite suite à l’action du syndicat SUD éducation).
Et il ne faut pas oublier les deux verdicts tombés dans les premiers mois de l’état d’urgence : celui abominable qui a relaxé le policier ayant tué Amine Bentounsi et celui honteux condamnant à 9 mois de prison ferme les huit syndicalistes de Goodyear (3). Bien sûr dans ces deux cas, il y a un contexte tant de crimes et violences policières que de répression syndicale qui expliquent aussi ces verdicts. Mais il est clair que l’état d’urgence, et le glissement autoritaire de régime qui se profilait avec lui, a beaucoup à voir avec ces décisions de « justice ».
Dans les mois qui suivirent, la lutte contre la loi travail a abouti à un nombre de procédures judiciaires contre des militant.e.s. impressionant. Quand aux crimes policiers, rappelons la mort d’Adama Traoré et récemment d’Angelo Garand (4), le viol de Théo Luhaka.
Se réunir, agir, refuser de se taire
Le mouvement social et syndical n’est pas pour autant resté sans réactions lors de la promulgation de l’état d’urgence. Passé les atermoiements de certaines organisations qui hésitaient à la condamner dans les premiers jours suivant les meurtres du 13 novembre, la décision du gouvernement de prolonger l’état d’urgence le 19 novembre (5) a déclenché la mobilisation. La Ligue des droits de l’Homme (LDH) a pris l’initiative de construire un très large appel, « Nous ne céderons pas ! » (à consulter sur son site internet), signé par 128 associations et 19 syndicats. Cet appel était suivi d’un second qui appelait explicitement à sortir de l’état d’urgence. À côté de ce cadre unitaire, un autre s’est construit, initié par l’association Droit au logement (DAL) en lien direct avec les répressions du mois de novembre 2015 contre les mobilisations du mouvement social : il a donné naissance au Collectif « Stop état d’urgence ». Notons le fort engagement du Syndicat de la Magistrature dans ce cadre. « Nous ne céderons pas » comme « Stop état d’urgence » ont également pris en main la mobilisation contre le projet de déchéance de nationalité porté par le gouvernement.
Loin de s’ignorer, les deux Collectifs nationaux (qui comptent des signataires communs) tentent d’harmoniser tant leurs mots d’ordres que leurs objectifs de mobilisation. D’autant que dans de nombreuses villes, il n’y a bien souvent qu’un seul collectif contre l’état d’urgence, dont le nom comme le périmètre peuvent varier, et qui relaie généralement toutes les informations qu’elles émanent de « Nous ne céderons pas » ou de « Stop état d’urgence ». Cette multitude de collectifs locaux assure l’ancrage de la mobilisation contre l’état d’urgence : réunions publiques, tractages, collages, actions et manifestations rythment pendant un bon trimestre leur activité, qui même si elle n’est pas toujours massive, reste significative et surtout permet de ne pas sombrer dans le défaitisme. Nombreuses et nombreux sont les militant.e.s de Solidaires à s’y impliquer, qui publie un matériel rappelant que « l’état d’urgence ne doit pas masquer… les tas d’urgences ».
C’est cette présence de terrain qui a permis le succès de la manifestation du 30 janvier 2016 qui s’est organisée dans plus de 80 villes. Avec 20 000 manifestant.e.s à Paris, 40 000 dans tout l’hexagone, cette manifestation était nécessaire et a permis de démontrer l’existence d’un courant d’opinion refusant l’état d’urgence et la déchéance de nationalité, ce qui n’était pas gagné d’avance. Une seconde journée était alors appelée pour le 12 mars… qui, bien qu’elle ait quand même donné lieu à des manifestations dans quelques villes, allait se télescoper avec le début du mouvement contre la loi travail.
La mobilisation contre la loi travail et son monde va aspirer à ce moment-là les énergies militantes (assez légitimement) et les collectifs locaux comme nationaux ne prendront plus d’initiatives, à quelques rares exceptions près. Pour autant l’état d’urgence est régulièrement dénoncé dans les appels et tracts, encore plus avec la répression policière. Enfin, récemment, l’appel à la Marche pour la justice et la dignité du 19 mars, portée par les familles de crimes policiers, ne manquait pas de préciser que « la répression qui nous vise, nous familles de victimes, s’est accentuée sous le régime de l’état d’urgence. Tous les abus sont devenus possibles, avec leurs lots de conséquences tragiques. Ce n’est plus la police qui s’adapte à la loi, c’est la loi qui s’adapte à la police… » (6). Nous restons clairement assigné.e.s à résistance.
1. : L’association La Quadrature du Net a tenu à jour un recensement des méfaits de l’état d’urgence
2. : Voir dans ce numéro l’article de Jean-Jacques Gandini.
3. : Le 12 janvier, la Cour d’appel d’Amiens relaxera l’un des Goodyear et condamnera les sept autres à des peines de prison avec sursis allant jusqu’à 12 mois.
4. : Le 30 mars 2017, Angelo Garand a été tué à Seur dans le Loir-et-Cher par une escouade du GIGN visiblement « en exercice ».
5. : Rappelons que seul.e.s 6 député.e.s ont voté contre la prolongation de l’état d’urgence le 19 novembre. Elles et ils seront 31 à voter contre le 16 février.
6. : Voir le blog « Marche19mars » (en accès libre) sur le site de Mediapart.
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