Ardelaine, une coopérative de territoire
Depuis la rédaction de cet article en 2015, la coopérative Ardelaine a continué à augmenter son activité même si elle n’a pas poursuivi sa diversification. Entre 2015 et 2021, l’équipe est passée de 47 à 60 salarié∙es coopérateurs et coopératrices. Ardelaine a également vu les plus anciens et, en particulier, les membres fondateurs partir progressivement en retraite mais elle a su assurer correctement la relève avec l’arrivée de jeunes. La coopérative a également su développer de nouveaux partenariats avec des associations locales et ainsi renforcer son ancrage local avec le tissu économique et citoyen. Le projet continue d’être viable économiquement tout en préservant les valeurs coopératives fondamentales d’égalité ; de quoi assurer une pérennité à cette belle aventure ! Malgré une résistance citoyenne forte et de nombreuses mobilisations, la commune de Saint-Pierreville n’a pu préserver son bureau de poste qui est devenu une agence communale postale (ACP) en 2019.
Retraité de Pôle Emploi, Richard Neuville est membre de Solidaires Sud Emploi et de l’Union interprofessionnelle Solidaires Drôme-Ardèche. Il coanime l’Association pour l’autogestion et le Réseau international de l’économie des travailleurs et travailleuses.
« Ardelaine est née d’un double défi : celui de relancer une dynamique économique autour de la revalorisation d’une ressource délaissée (la laine) en milieu rural désertifié ; et celui de faire la démonstration qu’un groupe humain déterminé et solidaire, sans moyens financiers et sans compétences dans le domaine concerné au départ, est capable de créer une entreprise » [1]. L’histoire d’Ardelaine commence en 1972 avec, d’une part, la découverte d’une ancienne filature de laine située à Saint-Pierreville, dans le centre de l’Ardèche et, d’autre part, le constat que les producteurs ardéchois ne trouvent plus d’acheteurs pour leur laine qu’ils sont contraints de jeter. Dès lors, une véritable aventure humaine s’engage qui se prolonge encore aujourd’hui. Les promoteurs du projet sont déjà engagés sur un chantier de réhabilitation d’un hameau en ruine à Balazuc dans le sud de l’Ardèche depuis 1970 [2]. Mais ils prennent conscience que si la restauration du patrimoine est importante, il est nécessaire de créer des activités économiques pour faire revivre le pays. Ils décident alors de créer une coopérative pour revaloriser les laines de pays sur le site de l’ancienne filature.
Créée en 1850, la dernière filature du département a cessé son activité à la fin des années 50, elle était en ruine et le toit s’était effondré. En 1975, après bien des hésitations car incrédule, la propriétaire accepte de vendre son établissement, ce qui va permettre de relancer l’activité. Pendant sept années, les futurs coopérateurs préparent « le projet en économisant de l’argent, en se formant au métier, en restaurant le bâtiment et en réfléchissant à la stratégie à mettre en œuvre pour réussir. La complémentarité de leurs compétences, leur détermination solidaire et la mutualisation de leurs revenus permettront de franchir maints obstacles » [3]. Il faudra une dizaine d’années aux promoteurs du projet pour restaurer les bâtiments, apprendre à connaître les métiers et constituer une équipe pour mutualiser les compétences.
Un projet coopératif en constante évolution
En 1982, seize personnes se réunissent pour adopter les statuts de la coopérative. La Scop est baptisée Ardelaine pour la contraction « Ardèche et laine », mais aussi l’« art des laines ». L’objet est de reconstituer dans une approche globale une « filière locale de la tonte des moutons à la commercialisation des produits finis, en utilisant des procédés respectueux de l’environnement ». Pour cela, l’équipe constitue tout d’abord un réseau d’éleveurs pour revaloriser les laines de pays, pour sélectionner les toisons mais également les amener à améliorer leur travail. Il s’agit ensuite d’organiser les différentes étapes de transformation et de maîtriser la qualité technique et écologique : lavage, cardage, filature et confection. Et, enfin, créer une image et une identité à la coopérative dans le but d’assurer les débouchés commerciaux axés exclusivement sur la vente directe aux particuliers : vente sur place, vente sur les foires et salons de produits écologiques, vente par correspondance. Rapidement, la commercialisation s’étendra aux salons biologiques européens : Madrid, Bologne, Bâle, Stuttgart, Namur, …
Ardelaine commence par la conception et la fabrication d’articles de literie : matelas, couettes et oreillers. En 1986, l’équipe décide de créer une gamme de vêtements en pure laine puis en coton bio, elle monte un atelier de tricotage et de confection qu’elle implante dans un quartier populaire de Valence, la Zone à urbaniser en priorité (ZUP) de Fontbarlettes, situé à une cinquantaine de kilomètres. A l’issue d’une formation, les ouvrières deviennent coopératrices, prennent en charge la production et s’impliquent dans l’animation sociale du quartier. Un autre atelier sera créé plus tard à Roanne, où le fil est tricoté sur des machines circulaires et rectilignes. En 1990, Ardelaine emploie 12 salariés mais s’interroge sur son projet et décide d’arrêter l’export pour recentrer ses activités sur son site. Un musée de 600 m2 est créé pour faire découvrir la filière : tonte, cardage, filage, tissage, tricotage, feutrage et « transmettre aux générations futures l’histoire des savoirs et savoir-faire des métiers de la laine ». Il est conçu comme un parcours participatif avec des démonstrations et des spectacles. Des ateliers sont également proposés, pour les enfants et les adultes. Ce musée obtient un certain succès, puisqu’il attire plus de 20 000 visiteurs par an dans le village. En outre, il permet une augmentation notable des ventes et la capacité de production s’accroît, la création de nouveaux bâtiments. Fin 2000, la coopérative emploie 23 salariés. En 2001, le musée s’enrichit d’un nouveau parcours muséographique sur le thème de l’industrialisation du travail de la laine, la force hydraulique, le temps des manufactures, invention des premières machines permettant de découvrir l’évolution technologique.
Au cours de la décennie, la dynamique se poursuit avec une diversification et une amélioration des produits, des conditions de travail et de la relation avec la clientèle. Ardelaine regroupe de nouveaux associés et constitue un réseau de clients solidaires. En 2007, la coopérative décide d’investir dans un grand projet pour renforcer l’attractivité de son site et développer des activités complémentaires dans une perspective de développement territorial. Un nouveau bâtiment est construit, il abrite un café-librairie, un restaurant et une conserverie. En 2010, les activités de la coopérative occupent 37 salariés (en équivalents temps plein, ETP). D’autres projets périphériques, conduits avec l’association de développement local Bergerades, voient le jour et visent la valorisation des productions agricoles locales et la création d’emplois. Aujourd’hui, une cinquantaine de personnes travaillent sur le site autour de la valorisation de ressources locales. Le restaurant est loué à la SCOP [4] « La Cerise sur l’Agneau » et la conserverie à l’association « Les bateleurs » et à différents utilisateurs : agriculteurs, bistrots de pays, charcutiers, etc. qui viennent y faire des conserves.
Pour ses promoteurs, Ardelaine s’affirme comme « une coopérative de territoire » qui, en partenariat avec des collectivités publiques, a su « créer une vraie dynamique locale » permettant de proposer aux habitants des emplois et des services dans un cadre de vie très agréable. En trois décennies, sous l’impulsion du projet coopératif d’Ardelaine, la commune de Saint-Pierreville est passée de la relance d’une filière locale de la laine à une « économie dont l’objectif est de faire société ». L’activité a notamment permis le maintien d’un bureau de poste, du fait de l’activité liée à la vente par correspondance mais surtout grâce à une mobilisation citoyenne remarquable contre la restructuration postale en Ardèche [5]. C’est le dernier village de cette taille dans le département à avoir pu conserver un bureau de poste. Ailleurs, ils ont été substitués par des agences commerciales postales, à la charge des collectivités. Après un effondrement de la population de Saint-Pierreville au cours du XXe siècle (passée de 1790 habitants en 1901 à 478 en 1982), la coopérative a permis d’enrayer la désertification rurale. La commune repasse la barre des 500 habitants en 1990 et retrouve sensiblement en 2012 l’effectif de 1975 avec 542 habitants.
Égalité des salaires et polyvalence dans les tâches
La SCOP est administrée par un Conseil d’administration de 12 membres. Outre la production, il existe des services comptabilité/gestion, communication, recherche et développement. Depuis ses débuts, Ardelaine pratique l’égalité des salaires. Quels que soient l’ancienneté et le niveau de responsabilité, récent embauché, responsable d’atelier ou PDG, tous les associés sont payés au SMIC. Pour Béatrice Barras, membre fondatrice de l’entreprise et responsable de la communication et du développement, « avec cette égalité, il n’y a pas de hiérarchisation des valeurs des personnes. Une personne vaut une personne. On a tous besoin de manger, dormir, être au chaud l’hiver. On a tous le même niveau de vie. Avec l’égalité des salaires, on ne se mesure pas par l’argent, et ça enlève une quantité phénoménale de tensions entre les gens » [6]. Pour autant, cette égalité des salaires, qui en trente ans n’avait jamais été remise en cause, a fait l’objet de discussions lors d’une récente réunion des coopérateurs. Outre la redistribution des bénéfices inhérentes aux SCOP, des solutions d’entraide et de mutualisation pourraient être étudiées pour aider certains salariés-coopérateurs. En 2014, il y avait 47 salariés, dont 37 associés. Les recrutements s’opèrent sur la base d’un Contrat à durée déterminée de 12 mois afin de permettre à la personne de découvrir la production, le territoire et la vie coopérative, et de lui laisser le temps de décider si elle a envie de s’intégrer dans la coopérative. « La personne recrutée fait alors un parcours dans l’entreprise à travers tous les métiers, structures et secteurs d’Ardelaine » [7]. Le personnel du restaurant et de la conserverie – qui sont loués – est indépendant de la coopérative.
La plupart des salariés ont une activité principale et, s’ils le souhaitent, des missions ponctuelles sur d’autres secteurs car il existe plusieurs métiers. Le tondeur travaille à la confection des matelas hors-saison, d’autres alternent la fabrication et la vente par correspondance ou au magasin et les livraisons, etc. Béatrice Barras indique que « les 4/5 de l’entreprise font du commercial au moins une fois dans l’année. La vente est le métier est le plus partagé », l’entreprise n’a jamais recruté de personne avec une formation commerciale. « La polyvalence, c’est un remède à l’ennui. Avoir cette possibilité d’évoluer et d’apprendre en faisant deux ou trois activités est capitale chez nous » [8]. Si des critères de productivité existent, la coopérative continue à privilégier l’emploi. Pour Bernard Barras, membre fondateur et PDG, l’entreprise n’échappe pas aux réalités économiques : « on est en face d’une machine énorme sur laquelle on n’a pas de prise. On a juste une petite marge de manœuvre pour faire autrement ». Il parle « d’héroïsme » à propos d’Ardelaine, qui a créé 46 emplois en 30 ans dans un secteur en crise : « en fait, créer des emplois, c’est ça qui nous intéresse ». Ce que confirme un associé qui a 18 ans d’ancienneté et qui parle du miracle d’être encore là : « ça prouve que c’est encore possible de faire les choses autrement, de manière plus humaine ». Si seuls le chiffre d’affaires et la productivité importaient, « ce sont les machines qui feraient les matelas à notre place. Ici, au contraire, c’est d’abord l’emploi. Ça permet de garder le savoir-faire. Et ce qui me plaît, c’est la confiance, on nous laisse nous responsabiliser » [9]. Le chiffre d’affaires a été multiplié par quatre entre 1990 et 2013, année où il a approché les 2,2 millions d’euros.
La coopérative a constitué un réseau de 300 éleveurs situés principalement en Ardèche, en Haute-Loire et plus marginalement en Allier ; ceux-ci signent une charte qualité garantissant l’absence de traitements chimiques sur la toison. Ils ont la possibilité d’être payés en numéraire selon la qualité ou en bons d’achat. En 2012, 55 tonnes de laine ont été récoltés. Ardelaine utilise un coton issu de l’agriculture biologique en cohérence avec les exigences de sa laine. Elle a choisi un fournisseur égyptien en accord avec son éthique : les critères de transparence (visite des cultures et des ateliers), de qualité de vie au travail, de prise en compte des questions sociales ont été déterminants. En lien avec le même partenaire depuis une trentaine d’années, pour les opérations de filature et de teinture, « un effort particulier de recherche a été fait ces dernières années pour développer les teintures végétales ».
Une coopérative en réseau
Membre de SCOP Rhône-Alpes et de la Confédération générale des SCOP, Ardelaine est aussi membre fondateur du réseau REPAS (Réseau d’échanges et de pratiques alternatives et solidaires), basé à Valence. La coopérative s’implique dans des actions de formation et la publication d’ouvrages sur les expériences, dans la collection « Pratiques utopiques ». REPAS regroupe notamment des SCOP comme Ambiance bois, des fermes collectives ou des collectifs autogérés, qui se reconnaissent dans le « champ de l’économie alternative et solidaire » et tentent d’expérimenter de « nouveaux rapports au travail, des comportements financiers plus éthiques et plus humains, de nouvelles relations producteurs – consommateurs et des présences engagées sur nos territoires » [10]. Tout au long de son développement, Ardelaine a « recherché des partenariats avec d’autres entreprises de développement local fonctionnant dans un esprit coopératif et solidaire ». Son parcours témoigne de la « pertinence de l’approche coopérative dans le développement local ». Elle a acquis une expertise dans la « formation aux métiers de l’initiative coopérative en milieu rural » [11] (Barras : 2001).
Ardelaine fait appel aux ressources de financements solidaires comme les Clubs d’investisseurs pour une gestion alternative et locale de l’épargne solidaire (CIGALES), la société de capital-risque Garrigue, le Crédit coopératif et la société financière La NEF. La coopérative est labellisée « Entreprise du patrimoine vivant » par l’Etat. Elle a obtenu la marque PARC du Parc naturel régional des Monts d’Ardèche. Elle travaille également avec plusieurs organismes de promotion du patrimoine et les acteurs touristiques de la vallée de l’Eyrieux. La coopérative est devenue un outil au service de l’animation et de développement local, elle organise des évènements festifs, au printemps pour la fête de la tonte et l’été pour la fête de la laine. Ardelaine transmet sa démarche lors d’animations à destination de scolaires et universités : développement local, économie sociale, écologie, coopération et territoire, etc. et lors de conférences. Elle est également engagée dans la mobilisation pour la conférence sur le climat (CPO21) qui se tiendra en décembre 2015 à Paris.
Pour Ardelaine, la caractérisation de coopérative de territoire n’est pas usurpée. Depuis sa création, ses fondateurs ont eu la préoccupation de ne pas s’enfermer sur leur projet d’entreprise mais, au contraire, de s’évertuer à assumer un rôle de développement local en phase avec leur environnement immédiat mais pas seulement, en atteste leur rôle dans la création du réseau REPAS. La coopérative a joué un rôle indéniable dans la dynamisation de la commune de Saint-Pierreville en créant de l’emploi mais également de l’activité et de l’animation. Ses valeurs de compagnonnage sont parvenues à essaimer. L’aventure entamée, il y a plus de 30 ans, par un petit groupe de personnes désireuses de rompre avec le modèle dominant est devenue une « utopie concrète ». Béatrice Barras la résume ainsi : « Notre projet est avant tout économique. Bien sûr, nous avons mené un projet politique, tout peut être interpréter de façon politique, et nos choix ont été radicaux dans ce domaine-là » [12].
⬛ Richard Neuville
[1] Béatrice Barras, « La Scop Ardelaine, un projet coopératif de développement local », Revue internationale de l’économie sociale (RECMA) n°281, 2001.
[2] Lire à ce sujet : Béatrice Barras, Chantier ouvert au public, Le Viel Audon, village coopératif, Editions Repas, 2008, réédition 2014.
[3] Idem note n°1.
[4] Les Sociétés coopératives ouvrières de production prennent le nom de Sociétés coopératives et participatives à partir de 2010.
[5] Voir le film de Christian Tran, Poste Restante, production Patrice Forget, co-production ARTIS, Cités Télévision, 79 mn, 2005. www.voiretagir.org/poste-restante.html
[6] Nicole Gellot, « Ardelaine prospère dans l’égalité coopérative », L’Âge de faire n°83, Février 2014.
[7] Alexandrine Mounier, « Deux utopies réalisées », Personnel n°547, Février 2014.
[8] Idem.
[9] Nicole Gellot, « Ardelaine prospère dans l’égalité coopérative », L’Âge de faire n°83, Février 2014.
[10] www.reseaurepas.free.fr
[11] Béatrice Barras, « La Scop Ardelaine, un projet coopératif de développement local », Revue internationale de l’économie sociale (RECMA) n°281, 2001.
[12] Alexandrine Mounier, « Deux utopies réalisées », Personnel n°547, Février 2014.
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