Allemagne(s) : 68, avant, après
Allemagne(s) : 68, avant, après
Les années 50/60
Avant d’arriver aux années 68 allemandes, il convient de revenir sur les années 50/60. La deuxième guerre mondiale est terminée. Le pays est libéré du régime nazi par les forces alliées et il y aura deux Allemagnes : la République fédérale (RFA), capitaliste,avec un régime parlementaire ; la République démocratique(RDA), realsocialiste, avec la propriété d’Etat généralisée et un parti communiste(SED) qui dirige et contrôle toute la société, d’une manière assez dictatoriale, ne laissant pas d‘espace et de liberté pour des débats un peu contradictoires sur l’orientation socialiste et/ou communiste. Le chemin yougoslave d’une autogestion socialiste est diabolisé ; beaucoup de gens quittent la RDA à cause de cette atmosphère irrespirable de dogmatisme et de soumission. En RFA, les nazis ont tourné la veste et les nouveaux ennemis, pour la bourgeoisie et les partis dominants1, sont l’Union soviétique, la RDA et le bloc de l’Est.
En 1953, a lieu la révolte des ouvrier.es en RDA, contre l’augmentation des normes du travail et pour la liberté de faire grève. Elle est violemment réprimée par l’armée soviétique. En 1956, le Parti communiste(KPD) est interdit en RFA. Beaucoup de ses militant.es, prosoviétiques, sont poursuivi.es et se retrouvent en prison. Dans le même temps, après les révoltes ouvrières en Hongrie et en Pologne, en cette même année 1956, un vif débat existe au sein de la jeunesse étudiante, et surtout dans la gauche du parti social-démocrate ainsi que de la confédération syndicale (DGB), sur la situation dans les deux Etats allemands et sur le rapport entre le socialisme et la démocratie. Le SPD de Willy Brandt est totalement sur la ligne des Etats-Unis : pour un capitalisme de la libre entreprise. Quant au SED, en RDA, il annonce l’avènement du communisme dans un avenir tout proche. Mais deux choses sont communes aux deux pays : le climat oppressif et le conservatisme socio-culturel. On a là des sociétés bloquées, où il n’est pas facile de vivre pour des gens, notamment les jeunes, ouverts au monde et qui veulent finir avec le poids de l’héritage nazi.
Un autre socialisme est (peut-être) possible…
En 1960, l’organisation de la jeunesse étudiante, le SDS, est exclue du SPD. Dans ses rangs, un débat se développe sur le socialisme anti-autoritaire, initié par d’anciens militants communistes de gauche comme Willy Huhn, Cajo Brendel, Anton Pannekoek, Karl Korsch, Heinz Brand. L’idée d’un socialisme autogestionnaire et démocratique est au centre des discussions. Il est notamment fait référence à Rosa Luxemburg et la lutte pour des Conseils ouvriers est mise en avant, en opposition à l’étatisme dirigé par un parti omniprésent. Beaucoup de ces activistes – jeunes comme vieux – qui discutent dans le SDS, ont une expérience pratique de la vie quotidienne en RDA et dans le SED, le parti au pouvoir en RDA. Heinz Brand a été secrétaire du SED à Berlin au moment de la révolte de 1953. Il a critiqué fortement l’autoritarisme du régime et s’est réfugié en RFA. Plus tard, il sera enlevé en RFA par la STASI, et ramené de force en RDA. Libéré grâce à une campagne de solidarité, il sera ensuite un militant oppositionnel au sein du syndicat IG-Metall, en RFA.
Un autre militant étudiant, qui devient un des porte-parole du SDS, a un parcours de vie semblable : Rudi Dutschke, véritable symbole du début des années 68 et objet de haine de toute la bourgeoisie, de tous les médias pro-capitalistes et pro-américains en RFA, mais aussi des dirigeants de la RDA. Rudi Dutschke a grandi en RDA, où il passe son bac. Lycéen engagé et ouvertement critique vis-à-vis du régime, il rencontre de nombreuses difficultés dans sa vie quotidienne. Il finit par quitter la RDA, pour s’inscrire à l’université libre de Berlin-Ouest.A partir de son expérience vécue des deux réalités allemandes, il a été très vite un militant assez reconnu. Rudi Dutschke, dans sa pratique et dans sa réflexion théorique, incitait les travailleurs.ses et la jeunesse à l’insubordination pour mettre en route un processus démocratique de base, en RFA comme en RDA. En 1968, invité à Prague au moment du printemps social, il défendait dans son discours la démocratie des producteurs et productrices2, la démocratie d’en bas, en attaquant le socialisme d‘ Etat dans l’empire soviétique.
Recyclage de responsables nazis
Un autre élément important est à prendre en considération pour saisir le contexte de ces années pré-68 : en RFA, une grande partie du personnel dirigeant, au sein du gouvernement et dans le secteur économique et culturel (université, éducation,psychiatrie, management, police, justice et media) sont des anciens nazis, déguisés en « démocrates » sous le régime parlementaire. Kurt Georg Kiesinger a été chancelier fédéral, de1966 à 1969, dans le cadre d’une alliance englobant les Chrétiens-démocrates et les Sociaux-démocrates ; lui et son entourage, avaient tous été des hauts dignitaires sous le régime nazi.
L’Algérie, le Vietnam, ici aussi
A partir de1964, le SDS a créé des « clubs républicains » dans toutes les villes en RFA. Ce sont des espaces publics de débat.Parallèlement, des militants et des militantes ont été très engagé.es dans le soutien à la révolution cubaine, à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie et du Vietnam, ou aux divers mouvements de libération nationaux en Afrique. Les expérimentations socialistes comme celle menée en Yougoslavie étaient discutées ; des échanges intensifs avaient lieu avec les philosophes du groupe Praxis, de Belgrade. Les mouvements en Chine, le Printemps de Prague ou encore les combats des Noir.es aux Etats-Unis étaient suivis avec passion.
En juin 67, le shah d’Iran est accueilli par le gouvernement allemand à Berlin.Avec les étudiant.es d’Iran en exil, des dizaines de milliers d’étudiants et étudiantes, de travailleuses et travailleurs,manifestent dans la rue, contre ce despote. Tous les partis établis,et une partie des syndicats dirigés par des Sociaux-démocrates de Willy Brandt, mobilisent contre les manifestants et manifestantes.Des bagarres très violentes éclatent, l’étudiant Benno Ohnesorge est tué par un policier, d’un tir de pistolet. C’est la naissance du mouvement de masses des années 68.
Ne plus se soumettre…
Une partie des étudiant.es, et aussi de la jeunesse populaire, commence à radicaliser les formes d’actions : occupations des universités,blocages des rues, confrontations offensives avec les forces de police, attaques des bureaux du parti SPD et CDU, appels aux salarié.es pour qu’ils et elles se mobilisent aux côtés du monde étudiant…
Le tribunal sur la guerre du Vietnam a lieu à Berlin, avec de fortes délégations venues de France et d’autres pays. Des salles publiques sont transformées en Centres de jeunes, autogérés. Une culture de révolte et de rébellion s’installe partout : ne plus se soumettre, vivre autrement !
La bourgeoisie réagit : la grande coalition SPD et CDU revient en force ; au Parlement, tous les partis demandent une loi pour installer l’état d’urgence. Les médias se déchaînent contre le mouvement social et surtout contre les porte-parole connus, comme Rudi Dutschke. Un néo-nazi tire sur ce dernier, dans la rue, le blessant si gravement qu’il en meurt un an plus tard.
L‘année 68 : début de la rupture et changement des rapports de forces.
A l’université, les cours changent de caractère. Fini le cours magistral, les étudiant.es interviennent spontanément, sans la permission de la hiérarchie ; elles et ils posent des questions et organisent des cours autonomes. Une fracture apparaît parmi les enseignant.es ; il existe un nouveau type d’enseignement, où on écoute les jeunes en les respectant. Un mouvement de femmes s’exprime avec fracas en public. On attaque la normalité et surtout la hiérarchie, partout ; dans les institutions comme dans les entreprises, dans les familles comme dans la vie quotidienne. Ce changement de climat social et les révoltes de la jeunesse ont eu des effets, un peu tardifs, parmi les travailleurs et travailleuses.
Une gauche syndicale autogestionnaire
C’est dans la Ruhr, région où il y a de grandes concentrations ouvrières3que commencent, en 1969, les premières grèves spontanées, sans la permission de la direction syndicale et avec des revendications égalitaires (1 mark par heure pour tous). S’en suivent des vagues de grèves, dans la plupart des usines en Allemagne, pendant au moins 7 ans, avec un point culminant en 1973 : il y a alors des centaines de grèves, mais il n’est pas possible d’arriver à une grève générale. Pourtant, les revendications sont semblables partout : conditions de vie, de santé et de travail (« Il n’y a qu’une vie »),droits égaux pour les immigré.es,droit de grève, égalité salariale hommes/femmes, réduction du temps de travail (7 heures par jour ; 35 heures par semaine),refus de la cogestion, pour un syndicalisme de lutte et de base.
Les rapports sociaux se transforment : étudiant.es et travailleurs.ses luttent et discutent ensemble, souvent dans les comités de solidarité pour soutenir les grèves « sauvages4 ». Une partie des militant.es du SDS s’établit dans les usines. Ils et elles trouvent assez vite une base d’appui chez les immigré.es, qui n’ont pas les mêmes droits que les ouvrier.es allemand.es. En1973, des grèves explosent un peu partout, toujours déclenchées par des immigré.es qui demandent leurs droits. Le syndicat officiel est presque toujours aux côtés du patronat. Chez Ford, à Cologne,12 000 travailleurs et travailleuses venant de Turquie et une centaine d’ouvriers allemands occupent l’usine durant quelques jours. Cette grève est devenue le symbole de la prise de conscience de classe, de la population immigrée en Allemagne.
En 1970, pour la première fois, des listes oppositionnelles étaient apparues, dans les usines et les administrations, lors des élections des délégué.es. Composées en majorité par des ex-militants et militantes du SDS, des immigré.es et des ouvrier.es allemands combatifs, elles eurent rapidement du succès. La dynamique s’amplifie au fil des ans. Le gouvernement de Willy Brandt et l’Etat réagissent : interdictions professionnelles dans les fonctions d’Etat pour tous ceux et toutes celles qui sont reconnu.es communistes ou révolutionnaires – du facteur aux enseignant.es – exclusions des syndicats du DGB, licenciements de masse des syndicalistes combatifs…
Une gauche syndicale se forme. Mais, en même temps, des partis révolutionnaires5se constituent ; la plupart veulent instrumentaliser les pratiques syndicales, pour renforcer la construction du « vrai parti de la classe ouvrière ». Seule une minorité des syndicalistes combatifs et combatives développe une pratique autonome et dépassant les rivalités entre groupuscules. Chez Mercedes à Stuttgart, Hambourg et Brême, chez General Motors à Bochum, dans la sidérurgie, dans le service public, dans la chimie chez BASF, Bayer et Sanofi, se constitue une gauche syndicale et autogestionnaire, qui est aussi la base de la fondation du mouvement TIE.
Mouvement ouvrier et écologie
A partir de1975, un mouvement social et populaire se forme, contre la construction des centrales nucléaires. Au sein des mouvements sociaux et syndicaux, commence un débat, large et passionnant, sur le progrès, sur le productivisme et sur l’idée du socialisme. Dans la conception traditionnelle, le progrès social vers le communisme était directement lié au développement des forces productives : chaque nouvelle technologie rapproche du communisme. Avec la critique des centrales nucléaires, cette orientation est massivement mise en question. Commence alors à se répandre l’idée que, peut être faut-il arrêter ce train du progrès, en descendre et réfléchir ensemble à la direction que nous voulons prendre…
Ce mouvement écologique et de base ouvre de nouvelles alliances avec les paysan.nes, des chercheurs et chercheuses, des jeunes, des syndicalistes… Dans certaines régions paysannes, comme leWendtland6ouautour de Fribourg et Whyl, des actions quasi insurrectionnelles sont menées contre l’installation d’une centrale nucléaire. Une coopération se met en place entre militant.es des deux côtés du Rhin ; dans la région de Whyl, le Larzac devient un symbole et la lutte sera gagnée. Beaucoup de celles et ceux qui s’étaient engagé.es et révolté.es dans les années post-68 se retrouvent dans ce mouvement. Une nouvelle période, socio-écologique, s’ouvre. Parmi les syndicalistes, une minorité s’engage dans ces luttes. Le mouvement écologique est devenu un facteur important dans la société allemande et a changé le quotidien des militant.es. On retrouve la continuité et le pont des générations aujourd’hui, dans la mouvance pour la solidarité avec les migrants et migrantes, pour une agriculture paysanne, pour la nourriture saine, contre la maltraitance des animaux dans les abattoirs, pour la réduction du temps de travail, pour le revenu minimum ou encore pour un transport public et gratuit. C’est tout cela qui s’exprime dans la grande manifestation qui a rassemblé des dizaines de milliers de personnes,à Berlin le 20 janvier 2018. Vivre et travailler autrement,est l’orientation qui réunit les différentes sensibilités et générations, créant le lien avec les années 68, dont la mémoire reste vivante et encourageante dans le paysage social et syndical de base en Allemagne aujourd’hui.
Willi Hajek.
1 Tant les Chrétiens-démocrates de Konrad Adenauer, que les Sociaux-démocrates de Willy Brandt.
2 Die Produzentendemokratie.
3 Essentiellement, dans la sidérurgie et l’automobile (Krupp, Hoesch, General Motors, etc.)
4 C’est-à-dire déclenchées sans autorisation du syndicat unique.
5 Maoïstes surtout, trotskistes aussi, mais très concurrentiels entre eux et devant les travailleurs et travailleuses.
6 Comparable au Larzac français.
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