La violence structurelle du travail et la violence contre l’autogestion des travailleurs
Ce texte a été écrit dans le cadre du séminaire d’actualité intitulé : « Ce que « casseurs » peut vouloir dire. Regards croisés sur la violence et le militantisme ». Cette manifestation a été organisée, le 3 novembre 2016, par le centre de recherche Les Afriques dans le monde.
C’est, n’en doutons pas, d’abord la violence structurelle du travail qui pèse sur le monde ouvrier quand il perd sa vie à la gagner. Parmi les divers aspects de cette violence, citons le harcèlement quotidien, la précarité, les licenciements, le mépris, l’épuisement, les cancers professionnels, les intoxications chimiques, l’effondrement des mines, les empoisonnements par les pesticides en agriculture, les explosions d’usine, les accidents du travail, les accidents de trajet, les suicides, les burn-out, l’augmentation des objectifs, l’entretien de performance, le benchmarking, la réduction des effectifs, l’embauche en contrats intermittents, le temps pris pour aller d’un travail à un autre et jamais chiffré par l’employeur, le travail en miettes, le morcellement de nos vies, etc. En France, cela se traduit par plus de 500 morts chaque année.
Cette violence structurelle n’est quasiment jamais prise en compte, jamais jugée comme violence et, en tout cas, jamais en comparution immédiate.
Pour résister à cette violence sociale de classe, les travailleurs et les travailleuses ont toujours tenté de s’organiser et ont trouvé en face d’eux et elles, la violence de la répression étatique avec nombre de dates devenues symboliques ; parmi celles-ci :
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En 1871, la Commune de Paris a été un moment où les travailleurs et travailleuses ont voulu prendre une certaine autonomie politique ; ce mouvement fut suivi d’une sévère répression ; certains avancent le chiffre de 20 000 fusillé-es. Par la suite, le mouvement social tenta de s’organiser par corporations et syndicats avec des revendications sociales immédiates s’appuyant sur des grèves partielles et surtout sur la notion de grève générale plutôt que sur l’insurrection armée.
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Le 1er mai 1886, à Chicago, se tient un meeting ouvrier avec au programme les 8 heures de travail par jour. La police charge, il y aura 1 mort et 10 blessés. Le 4 mai se tient un nouveau meeting, la police charge à nouveau, une bombe est lancée, 8 policiers sont tués et de nombreux manifestants le sont par les balles des policiers. 8 syndicalistes anarchistes sont arrêtés et 5 condamnés à mort. Après leur exécution, ils seront innocentés, après confirmation que c’était le chef de la police de Chicago qui avait tout organisé, et même commandité l’attentat pour justifier la répression qui allait suivre.
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Le 1er mai 1891, c’est la fusillade de Fourmies, vieille cité industrielle du nord de la France. Ce jour-là, la troupe réprime à coups de fusils une manifestation pacifique d’ouvriers qui crient « c’est les huit heures qu’il nous faut ! » Le bilan fut de 9 morts et de 35 blessés. Ces deux derniers événements donneront un écho international au 1er mai.
La liste est très loin d’être close. La violence du patronat et de l’État contre le monde ouvrier n’a jamais connu de répit jusqu’à aujourd’hui. Alors, n’est-il pas légitime que celles et ceux qui subissent cette répression veuillent changer cet ordre des choses ?
Le monopole de la violence
Il est institué que l’État possède le monopole légal de la violence physique. Si elle est légale, cette violence est-elle pour autant légitime alors qu’elle est au service d’intérêts particuliers ? Là est le débat. Or l’État ne saurait bénéficier de la légitimité représentative car celles et ceux qui nous gouvernent ne représentent plus l’intérêt collectif mais des intérêts partisans masqués derrière un prétendu intérêt général. La majorité de la population ne participe pas ou plus au système de représentation ; même la majorité d’une minorité ne fait pas une majorité. Et cette majorité ne fait pas le consensus, loin de là. De plus, les services de propagande, les médias et autres instituts d’information sont aux mains des grandes fortunes et défendent leurs intérêts.
Ainsi l’accent mis sur la seule entreprise et sa défense est-il devenu la nouvelle norme sociale, le nec plus ultra à valoriser. On nous dit que l’intérêt général serait celui de l’entreprise et vice-versa. Mais quel est le contrat de travail qui régit l’organisation sociale de l’entreprise ? C’est un contrat de subordination en échange de moyens de vivre plus ou moins médiocres. Cette subordination n’est en rien une organisation démocratique.
Notons que les grandes mobilisations interprofessionnelles du xxième siècle ont mobilisé des millions de personnes et ont été soutenues par plus de 80 % de la population sans que le pouvoir en tienne compte. Les lois sont passées. C’est légal, mais est-ce légitime ? Non.
C’est un des signes qui prouvent que le système de représentation est à bout.
La loi Travail et l’état d’urgence
C’est dans ce contexte qu’apparaissent l’édifice de la loi Travail et les violences autour de la mobilisation contre cette loi « et son monde ». La loi Travail est une loi fondamentale et idéologique. Elle ne se contente pas de mesures concrètes mais elle produit un discours sur la relation entre l’entreprise et le travailleur ou la travailleuse. Elle institue la primauté de l’intérêt de l’entreprise sur les droits de celui et celle qui y travaille. Habilement, elle dit garantir les droits fondamentaux des salarié-es, mais à condition qu’ils n’entrent pas en conflit avec les intérêts de l’entreprise. Et cette mobilisation se fait dans un contexte de violence politique : l’état d’urgence qui dure tout le long de la mobilisation contre la loi Travail. On nous met en demeure d’être uni-es à l’échelle nationale face au terrorisme alors qu’est mise en place une loi qui divise la société.
La loi Travail ne fait qu’affermir dans ses principes l’asservissement des travailleurs et travailleuses salarié-es à l’entreprise. Cette lente dévalorisation de la ressource humaine est une violence permanente avec son flot ininterrompu de souffrances au travail dont le suicide est l’aboutissement le plus visible. Dévalorisation qui s’accompagne ici du passage en force d’une loi par le recours à trois « 49.31 » successifs, contre la volonté des parlementaires associée à la désapprobation massive de la population. La violence est dans la loi Travail, elle est dans son adoption, elle sera dans son application. Dans ces conditions, n’est-il pas normal de se rebeller ? Ne nous étonnons pas qu’il y ait un peu de violence dans la contestation !
La division ouvrière ou syndicale
Les mobilisations massives contre les retraites en 2003 et 2010 ont échoué à faire reculer les gouvernements. On mettra en cause les divisions syndicales mais aussi le fait que les mobilisations soient restées dans la rue avec un trop faible impact dans les entreprises. Les mobilisations de rues ne suffisent donc plus. Des « temps forts » et l’absence de continuité du mouvement entre deux journées de grève, même massivement soutenues, sont aussi facteurs d’échec. Il devient nécessaire de trouver autre chose. La confiance dans la capacité de l’État à entendre le peuple s’est envolée depuis longtemps. Enfin, on ajoutera, si on sort du mouvement social traditionnel, que beaucoup de précaires qui ont constitué une part non négligeable des manifestants et manifestantes, vivent en banlieue et savent comment la police exerce avec violence son contrôle des populations. De fait, les travailleurs et travailleuses précaires sont en première ligne de cette guerre économique qui veut les broyer.
La caractéristique du mouvement contre la loi Travail « et son monde » est d’être née à la fois d’appels extérieurs aux organisations syndicales et d’appels syndicaux, chacun ayant eu ses succès. D’un côté, la forte réactivité des réseaux sociaux est un message fort envers les précaires, envers les « on vaut mieux que ça ! ». C’est toute une partie d’une jeunesse précaire subissant la violence sociale qui s’est reconnue dans ces appels extérieurs aux syndicats. Les syndicats ont d’ailleurs bien du mal à les organiser et à les défendre car la précarité casse le lieu de vie qu’est le lieu de travail, champ habituel de la rencontre et de l’action syndicale. De l’autre côté, l’appel des syndicats réunis en intersyndicales nationale et locales a assez bien mobilisé ses membres et les travailleurs et travailleuses des secteurs où ils sont fortement représentés. Ce sont les intersyndicales qui ont lancé la plupart des manifestations en en fixant le jour, le lieu et l’heure. Ces précaires, au sens large, ont représenté une part importante des manifestants et manifestantes mais ils et elles n’ont pas eu leur propre place dans les manifestations, même s’ils pouvaient s’y joindre. Une part de la violence symbolique a été contre les organisations syndicales qui ne leur faisaient pas de place : refus des intersyndicales de parler avec les collectifs regroupant beaucoup de précaires, refus aussi, dans la quasi-totalité des intersyndicales, d’intégrer les syndicats dits non représentatifs.
Bref, répétition d’un jeu de rôles alors que ce jeu a déjà échoué avec des mobilisations plus massives et alors que de nouveaux acteurs et nouvelles actrices revendiquent leur place… Une part est issue des rangs des oppositionnel-les aux grands syndicats, tels les collectifs répondant à l’appel « On bloque tout ! » et regroupant des syndicalistes et des syndicats de toutes les confédérations. Le mouvement social n’est pas une organisation centralisée car il est divers avec ses fragilités internes.
La violence policière
On notera que l’encadrement policier des manifestations a été générateur de violence et qu’a contrario, les manifestations non encadrées n’ont quasiment pas abouti à des dégradations. Rappelons-nous la violence de la répression contre le barrage de Sivens avec la mort de Rémy Fraisse tué par la gendarmerie. Beaucoup de meurtres commis par des policiers n’ont pas été jugés. Gardons en mémoire la mort par étouffement d’Adama Traoré dans une gendarmerie. On comprend pourquoi, dans ce contexte, le slogan « tout le monde déteste la police » a pu être repris avec autant de popularité parmi les manifestants et manifestantes. On peut ajouter aussi la pratique de la garde à vue sur la chaussée quand un groupe est encerclé par les policiers avec impossibilité de bouger tant que l’objet de la manifestation est en action (par exemple, la venue d’un ministre ou d’un président) : c’est la pratique de la nasse, largement reprise cette année.
La violence policière, c’est la généralisation de l’usage d’armes dites non létales, mais qui peuvent tuer et blesser gravement, ce sont les flashballs toujours pointés face aux visages des manifestants et manifestantes, et utilisés en tir tendu, ce sont les grenades assourdissantes, les grenades dites de désencerclement, etc. Non, les nouvelles armes ne diminuent pas les violences des manifestations, au contraire, elles augmentent le niveau de violence.
La mécanique de la violence en manifestation est assez simple. Quelques rares personnes se préparent à subir la violence policière (en particulier les gaz lacrymogènes) et, de fait, leur équipement le montre (lunettes de piscine, masque, voire cagoule, etc.). Ils et elles y sont prêts car toute contestation durable se trouve violemment empêchée par la police. Des policiers provoquent ces manifestant et manifestantes, d’autres personnes présentes à la manifestation, moins remarquées, les rejoignent, qui par souci de les protéger en ne les laissant pas seul-es, qui pour changer de la routine de manifestations dont l’issue est connue par la surdité des gouvernements successifs, Droite et Gauche confondues. Il y a de l’exaspération face à l’autisme des politiques. Alors, face à la pression policière des pots de peinture volent, et c’est la chasse aux lanceurs et lanceuses, l’escalade et la suite.
La violence des « casseurs », si l’on accepte ce terme, est en général symbolique et matérielle. En utilisant le mot « casseur », on réduit leur identité à une action et ça évite de poser la question de leur engagement dans cette forme de manifestations et pourquoi pas dans une autre. On notera aussi qu’on uniformise le « casseur » dans un modèle masculin.
La violence policière cible toujours les manifestants et manifestantes car manifester devient un délit ; il suffit que le dépositaire de l’autorité décide d’interdire une manifestation, c’est immédiat. Les violences subies par les policiers bénéficient d’un bon service de communication du ministère de l’Intérieur. La communication (dans les médias) sur les violences subies par les manifestants et manifestantes fait défaut en général, sauf lorsque ce sont des journalistes qui ont été violenté-es ou blessé-es. On peut citer de nombreuses violences, même sur Bordeaux2, ville plutôt connue pour sa torpeur. Une militante de SUD après avoir eu le cuir chevelu déchiré par un coup de matraque s’effondre, allongée sous son drapeau ; on a pu voir sur une photo un policier en mode Robocop lui sauter sur la cheville alors qu’elle est à terre au milieu d’autres manifestants et manifestantes. Des arrestations ont eu lieu sans ménagements après les manifestations. Plusieurs fois, les équipements de Nuit debout ont été détruits. A de nombreuses reprises, des policiers en civil ont été repérés portant des autocollants syndicaux ; dans quel but ? Infiltration ou provocation3 ?
Plus généralement, le droit de manifester est de plus en plus encadré. Autrefois, les manifestations se faisaient sans prévenir, puis avec une simple information aux Renseignements Généraux. Maintenant, il faut déclarer la manifestation, puis donner trois noms de responsables, puis prendre l’engagement d’organiser un service d’ordre, parfois se voir signifier l’obligation de recourir à des sociétés de vigiles (comme à Nice), mais aussi manifester dans un espace circonscrit avec contrôles aux entrées4.
Ce sont là quelques causes à la colère et à la violence
Mais jamais cette violence ne masquera à mes yeux la violence quotidienne et répétitive que génèrent les politiques managériales criminelles qui se déploient dans toutes les entreprises. Cette société stresse les travailleurs et les travailleuses5 c’est elle qui met la violence au cœur du quotidien, au cœur du travail et de nos vies. Et on devrait s’étonner que cette violence ressorte dans la rue ?
C’est la loi Travail et son monde qu’il faut casser ! Se focaliser sur des vitrines brisées est un dérivatif qui a vocation à écarter le débat sur la société que nous voulons. La reprise d’un réel dialogue social avec écoute réciproque nécessite d’en finir avec les inégalités sociales ; ce dialogue implique le désarmement de la police. On ne peut pas mépriser éternellement un peuple, ne lui offrir que la régression sociale.
L’État a peur d’une population qui s’exprime en dehors des voies institutionnelles, mais c’est parce que cette population ne se sent plus représentée par aucune de ces voix institutionnelles. Le fossé entre les classes sociales est de plus en plus profond. La loi Travail et son monde, pose un acte juridique fort et emblématique de la volonté de domestiquer les classes les plus pauvres, les plus fragiles et les moins défendues. Elle fragilise les travailleurs et travailleuses qui n’ont pas de syndicats forts et à leur écoute.
On peut se demander pourquoi il n’a pas été nécessaire de connaître l’intégralité d’une loi, peu accessible à chacun et chacune, pour se mobiliser contre elle. Même les journalistes n’ont pas essayé de débattre sur chacun de ses articles. La complexité législative de cette loi est aussi une violence antidémocratique.
Déjà, la deuxième phase de la violence d’Etat a commencé : c’est l’envoi des militants et militantes devant les tribunaux, qui pour « outrage aux forces de l’ordre », qui pour « refus d’obtempérer », qui pour « entrave à la circulation », qui pour « dégradation ». Alors que l’action revendicative a été collective, l’action judiciaire individualise toujours la répression. Une nouvelle violence d’Etat : L’individualisation, l’atomisation jusque dans la répression !
Une nouvelle contestation sociale émerge de la précarisation du travail
Pour conclure ici, l’émergence d’une contestation plus radicale dans le mouvement social est un signe de la fin d’un « dialogue social » apaisé entre les représentant-es du patronat et de l’Etat et celles et ceux des travailleurs et travailleuses, par l’improductivité de ce dialogue et l’existence d’un réel déséquilibre dans le rapport de force. Elle marque aussi l’apparition du besoin de nouvelles formes de contestation pour les nouvelles formes précaires du travail. La lutte des classes est actuellement très largement en faveur des exploiteurs et exploiteuses, des possédants et possédantes, au détriment des prolétaires, des dépossédé-es. L’évolution de la nature de la contestation est liée à l’évolution du monde du travail, générant une crise de représentation et le besoin d’une forme de contestation adaptée à la précarité. Pour parodier Laurence Parisot, la vie est précaire, le dialogue social apaisé est précaire.
Si plusieurs formes d’organisation du travail coexistent, il faut que les formes de contestation de la dépossession coexistent, soient complémentaires et qu’elles convergent. Ainsi, nous pourrons faire que les possédants et possédantes soient, à leur tour, précaires ! Et alors, que plus personne ne soit précaire !
1 En référence à l’article 49.3 de la Constitution française qui laisse au pouvoir exécutif la possibilité de mettre un terme aux débats parlementaires pour faire valider une loi par défaut, puisque dans ce cas elle est adoptée, sauf si une majorité de membres de l’Assemblée nationale censure le gouvernement.
2 La communication qui est la base de ce texte a été réalisée pour un colloque qui se tenait dans cette ville.
3 Dans le texte initial, figuraient deux annexes, non reproduites ici : l’une sur l’attaque des locaux syndicaux par la police : Bordeaux (perquisition locaux Solidaires 33, avec portes forcées pour hébergement du DAL 33 et la criminalisation de son action), Lille (suite à poursuite de manifestants dans les locaux de la CNT 69, avec portes défoncées) ; l’autre, à propos du traitement bien différent des manifestations d’agriculteurs (incendie de préfecture, dégradations importantes), des manifestations de policiers (cagoulés, avec leurs véhicules de fonction, leur uniforme et leurs brassards !)
4 Les pratiques demeurent différentes selon les villes, mais on constate une indéniable dérive autoritaire à l’occasion du mouvement contre la loi Travail.
5 Y compris, bien entendu, celles et ceux qui sont au chômage, en formation ou à la retraite.