La démocratie ouvrière, garante de l’unité (Frédo Krumnow)
Nous présentons ici des extraits d’interventions de Frédo Krumnow sur la démocratie ouvrière. Ils sont tirés de l’ouvrage posthume CFDT au cœur publié en mai 1977 aux éditions Syros, rassemblant des textes allant de 1966 à 1973 (la CFDT dont on parle ici est bien sûr celle qui se revendiquait alors de l’autogestion et de la lutte des classes…). Pourquoi les relire aujourd’hui ? Au-delà de l’intérêt historique pour un courant syndical dont l’Union syndicale Solidaires est en partie la continuatrice, il s’agit de se pencher sur l’articulation entre démocratie dans les luttes et unité, en lien avec le dossier sur lequel nous avons travaillé pour cette livraison de la revue.
Si à Solidaires nous promouvons l’auto-organisation des luttes, ce n’est en effet pas par coquetterie : c’est bien parce que l’action discutée, élaborée et partagée collectivement permet d’engager plus fortement et plus largement les travailleuses et les travailleurs dans l’action. La démocratie est bien une condition de l’unité.
Mais quelle démocratie ? Les réflexions de Frédo Krumnow à ce sujet, bien que s’inscrivant dans la période de l’après Mai 68, bien différente de celle que nous traversons, restent précieuses. Questionnant le lien entre spontanéité et organisation, elles abordent du coup la place des syndicalistes dans l’animation des contestations. Elles mettent en garde contre les risques de confiscation ou de substitution à la parole et à l’action collective des salarié.e.s, « pour que les assemblées de travailleurs deviennent autre chose que des réunions où un leader les informe et où ils approuvent ». Sur le fond, elles nous interpellent aussi, toutes et tous, sur les travers que peut véhiculer l’institutionnalisation de l’action syndicale.
Dans les pages qui suivent, les propos prennent souvent appui sur des exemples de luttes, longues et radicales, des années 68 (sur lesquelles des notes en fin d’article donnent les informations essentielles), témoignant d’un aller/retour constant entre pratique et analyse, les deux se nourrissant l’une de l’autre. Une démarche elle aussi inspirante pour que notre intervention syndicale ne se conçoive pas en dehors ou à côté du mouvement réel des luttes et des résistances.
Théo Roumier
Sélection par l’élection ou capacité collective ?1
Il est important que depuis Mai 68 et avant déjà (Saint-Nazaire et Rhodiaceta2) des grèves d’une nature particulière mettant en œuvre une action de masse, une discussion collective, l’occupation d’usine, nous aient fait réfléchir sur l’action syndicale elle-même. Elle est le résultat d’un rapport de forces qui a donné un certain nombre d’institutions sociales. C’est à travers des institutions sociales comme les délégués du personnel, les comités d’entreprises, les délégués syndicaux, que nous avons acquis un minimum de liberté absolument indispensable. Ce sont des instruments utiles. Pourtant cette liberté est confinée à un certain niveau : celui de la sélection par l’élection.
La structure syndicale s’est greffée là-dessus et n’est pas tellement descendue vers la mobilisation des travailleurs sur le plan de la discussion collective. Au 35e congrès3, nous avons dit notre objectif : le syndicalisme de masse, c’est la capacité des travailleurs collectivement, après discussion, d’élaborer leurs revendications, de décider l’action. Cela ne veut pas dire que l’organisation syndicale n’a rien à faire. La spontanéité toute seule ne fera pas une analyse politique. Mais le problème est de savoir que c’est bien dans l’assemblée collective qu’il faut introduire les propositions syndicales. Le processus premier est celui des rassemblements de travailleurs. C’est une remise en cause des structures habituelles de l’organisation syndicale. C’est là que des éléments d’analyse politique peuvent s’insérer.
Faut-il reconvertir les syndicats ?4
[…] Nous sommes un peu tributaires des rapports de forces successifs que la lutte des classes a connu dans notre pays. Notre syndicalisme est une vieille institution. Les conquêtes obtenues au niveau de son expression se sont manifestées par l’élection de délégués. L’expression syndicale a donc copié l’expression de la structure bourgeoise. Elle a mis en place des structures électives. Les premières libertés conquises sont celles des militants, pas de la grande masse. Et le syndicalisme s’est construit à partir de cette élite.
Question : D’où un décalage qui s’est accentué et est parfois perçu avec impatience aujourd’hui ?
Frédo Krumnow : Il est possible qu’il y ait décalage, mais il ne faut pas généraliser. Dans la pratique les choses se font souvent très bien. Ne disposant que de quinze ou vingt heures5 de délégation par mois, le militant est forcément à 80 % dans la réalité du travail, avec ses camarades. Le décrochage n’est pas le même quand un militant est encore au travail avec ses copains, et quand il est permanent à plein temps hors de l’entreprise.
Le seul problème important c’est celui des possibilités de communication entre les délégués et les autres travailleurs. Dans l’entreprise, un militant peut passer son temps de délégation de deux façons : discuter avec le patron des problèmes qui se posent lors des réunions avec les délégués du personnel ou au comité d’entreprise, ou parler avec les travailleurs.
Or, il est enfermé dans les contraintes de l’entreprise. Les temps morts, les temps de relation humaine sont de plus en plus évacués de l’entreprise par l’organisation plus intensive de la production, la division du travail, les cloisonnements catégoriels, le travail à la chaîne, les cadences […]. Le gros problème pour l’organisation syndicale, c’est d’arriver à provoquer dans l’entreprise les temps de liberté suffisants pour que les contacts entre travailleurs et délégués puissent s’établir.
Tu en fais uniquement un problème de temps. Or, on assiste depuis quelques années à un grand nombre de grèves sauvages, parties en dehors des syndicats. Et pourtant, les délégués étaient au milieu des travailleurs.
Il y a très peu de grèves sauvages, en France, qui se sont faites totalement en dehors des syndicats ou à leur encontre […]. Mais il n’est pas possible que dans notre pays, surtout dans l’industrie privée, le syndicalisme soit en dehors du coup quand quelque chose éclate, à la grande différence d’un pays comme l’Allemagne où le syndicaliste est souvent hors de la réalité vécue par les travailleurs.
Oui, mais quand il est « dans le coup », il peut être un éteignoir de l’action. Les assemblées générales se réduisent souvent à un meeting où l’on vient écouter des discours syndicaux et trancher brutalement sur la poursuite ou la fin d’une action, sans possibilités réelles de discussion.
C’est qu’alors l’organisation syndicale conçoit son rôle comme essentiellement informateur (c’est très près d’une pratique de la démocratie bourgeoise). On donne un compte-rendu et puis on fait sanctionner par les travailleurs l’un ou l’autre choix. Cela se modifie sérieusement et pas seulement depuis Mai 68. Le besoin des travailleurs d’être informés est extrêmement puissant. Le besoin de dire aussi. C’est d’autant plus puissant qu’on l’évacue de toute la vie politique, sociale, économique. Il y a un moment où cela peut exploser quelque part, et le meilleur endroit où cela puisse exploser, c’est dans l’entreprise.
Il y a de plus en plus de grèves avec occupation d’entreprises, assemblées quotidiennes des travailleurs, qui durent longtemps, dans lesquelles les travailleurs interviennent. Je ne vais pas jusqu’à dire que l’expression collective est assurée de manière satisfaisante. Dans l’entreprise, les moments de lutte, de grève, libèrent un potentiel d’énergie habituellement dépensé dans l’activité productive. Il est extrêmement important de commencer à pratiquer ces méthodes-là dans les moments de lutte, parce qu’elles deviennent expériences, puis habitudes. Les travailleurs, quand ils les ont vécues, ne peuvent plus s’en passer.
Mais pour que les assemblées de travailleurs deviennent autre chose que des réunions où un leader informe et où ils approuvent, il y a toute une autre pratique syndicale à mettre en place qui est contrée par la situation environnante. Les gens sont conditionnés psychologiquement à l’obéissance passive dans leur milieu scolaire ou professionnel : à aucun moment, ils n’ont la parole. On ne peut pas demander à Roger Bambuck ou à Colette Besson6, trois minutes après leurs 100 ou 400 mètres, ce qu’ils pensent des investissements sportifs dans le cinquième Plan. Les travailleurs doivent faire un effort pour venir à leur assemblée hors des moments de lutte. Ils ont la hantise de la prime de rendement, du travail qu’ils viennent de faire ou la fatigue de ce travail.
Quelle est pour toi la fonction du syndicat ?
La fonction la plus positive d’une assemblée des travailleurs c’est quand ceux-ci se mettent à intervenir dans un débat d’une façon qui soit une recherche, quand l’élaboration des revendications se fait plus précise et leur formulation meilleure. Le rôle de l’organisation syndicale se traduit alors par l’intervention des hommes : il s’agit de laisser effectivement les collectivités procéder à un cheminement dans la réflexion. Et cela prend du temps. La prise de conscience de la situation de classe n’est pas faite une fois pour toutes. Les gars découvrent leur situation de classe […].
C’est toute la question d’avoir des militants formés à l’animation de groupe. […] Il est sûr, qu’à un moment donné, les militants devraient être capables de faire parler les autres. C’est aussi dans l’assemblée générale que devrait être posé le problème d’une adhésion qui ne soit pas de la « pêche à la ligne », mais un acte collectif de soutien permanent aux moyens d’action […].
Prends le con
flit de la Redoute7, au cours de 1970. Au bout de trois ou quatre heures de débat, les travailleurs étaient au centre du problème qui les préoccupait. Ils commençaient à découvrir qu’en fin de compte ce n’était pas seulement une question de salaire mais de surveillance et de rythme de chaîne. Si l’organisation syndicale n’aide pas à faire cette découverte, elle ne joue pas son rôle d’organisation de masse et d’organisation démocratique.
Et les « minorités agissantes » ?8
Le premier problème est celui de la solidarité des travailleurs directement concernés, des possibilités d’engager et de tenir une véritable action de masse. L’expérience nous laisse sans illusions dans ce domaine. Il n’est pas possible d’arriver à la perfection, de compter sur une unanimité absolue avant d’engager l’action ou la poursuivre […]. Le problème est d’arriver à une solidarité active d’une majorité de travailleurs.
La CFDT est pour le développement de l’action de masse. Nous n’approuvons pas les déviations de l’action ouvrière qui consistent à substituer à l’action démocratique de masse, des types d’actions minoritaires violentes, même s’il ne s’agit bien souvent pour leurs auteurs que d’une réplique à la répression. Ce type d’action n’a rien à voir avec notre stratégie de rassemblement conscient d’une majorité de travailleurs pour la défense de leurs intérêts, et au-delà, pour une transformation socialiste et démocratique de la société.
Mais cette volonté de provoquer la solidarité la plus large dans l’action à l’intérieur de l’entreprise ne peut pas se réaliser partout. Il faut bien tenir compte de la réalité et l’organisation syndicale est bien souvent conduite à prendre en charge des situations qui sont loin de l’idéal. […]
La meilleure garantie pour la réalisation d’une action de masse au niveau de l’entreprise se trouve dans la pratique d’une véritable démocratie. Il est clair que pour nous il ne s’agit pas de pratiquer cette démocratie par une succession de votes ou de consultations sans qu’elle soit précédée d’informations et de discussions collectives. Il est arrivé, dans de nombreux conflits, que les pouvoirs publics ou les patrons veuillent imposer une consultation du personnel de l’extérieur. Parfois ils ont même menacé de l’organiser de leur propre chef : « Si vous ne procédez pas à une consultation, vous n’êtes pas une organisation démocratique ». La démocratie bourgeoise a depuis longtemps confiné la participation des masses aux seules opérations électorales ; la pratique démocratique s’est enfermée dans le geste de déposer un bulletin dans une urne. Il ne peut s’agir de cela, pour nous, de cela seulement !
Certes, la consultation est un moment important de la pratique démocratique, mais ce n’est qu’un moment de celle-ci […]. Ainsi les travailleurs de Pennaroya9 ont engagé une discussion démocratique bien avant d’arriver à décider de la grève et le débat a été permanent tout au long du conflit permettant du début jusqu’à la fin une solidarité dans l’action.
Cette pratique démocratique comporte des risques. La discussion collective, si elle peut permettre l’expression de tous, peut aussi devenir l’occasion pour quelques-uns de monopoliser pour eux la liberté de parole. Ceci est particulièrement vrai dans l’expression politique, surtout si elle prétend jouer un rôle d’avant-garde éclairée de la classe ouvrière. Il arrive que dans une assemblée, un travailleur de l’entreprise, militant politique, utilise l’assemblée pour « expliquer » aux travailleurs l’analyse et les positions de son parti. Ce n’est pas en soi quelque chose de condamnable si cela ne réduit pas l’assemblée au silence et tant que cela n’empêche pas les autres de s’exprimer. Or c’est cette participation active et collective que la CFDT recherche, il est donc de son rôle de veiller à ce que le maximum de possibilités d’expression soit assuré. Il est donc aussi de son devoir de ne pas monopoliser pour son compte le temps de parole tout en sachant qu’il est essentiel de mettre à la disposition des travailleurs le plus grand nombre d’informations nécessaires à la réflexion et aux décisions à prendre.
Frédo Krumnow
1 Extrait d’un entretien accordé à Tribune socialiste, journal du PSU, du 6 mai 1971.
2 En mars 1967, une grève prend chez les « mensuels » (salarié.e.s au mois) des chantiers navals de Saint-Nazaire. Elle durera 63 jours. Les Assemblées générales sont quotidiennes, les manifestations monstres et la solidarité de la population sans faille. C’est également une grève longue, d’un mois, de février à mars 1967 qui frappe l’usine Rhodiaceta de Besançon. Les ouvriers occupent et organisent le blocage de l’usine. Le 28 mars, c’est l’usine Rhodiaceta de Lyon-Vaise qui entre dans la lutte. Frédo Krumnow s’implique directement dans le conflit en tant que secrétaire général de la fédération Hacuitex, la « Rhodia » dépendant de son secteur d’activité. Plus généralement l’année 1967 est fertile en conflits sociaux annonciateurs de la grève générale de l’année suivante.
3 Le 35e congrès confédéral de la CFDT se déroule des 6 au 10 mai 1970 à Issy-les-Moulineaux. Deux ans après Mai 68, il est représentatif du tournant pris par la CFDT : une orientation de lutte des classes, appuyée sur le socialisme autogestionnaire comme but, y est adoptée. L’Internationale s’élève des travées et est reprise par la tribune en clôture du congrès. Frédo Krumnow y porte la voix de la gauche de la CFDT. C’est aussi le congrès qui voit Edmond Maire devenir secrétaire général.
4 Extrait d’un entretien accordé à Politique hebdo du 13 janvier 1972.
5 Il est ici fait référence aux moyens en temps dont dispose un ou une Délégué.e du Personnel ou membre d’un Comité d’Entreprise.
6 Il s’agit de deux athlètes olympiques des années 1960-1970.
7 En septembre 1970, les employées de La Redoute à Roubaix font plus d’une semaine de grève : revendiquant au départ une augmentation de salaires, la section CFDT organise le débat avec les salariées… qui adoptent un cahier revendicatif en 56 points où reviennent avec insistance la question des brimades et des discriminations à la tête du client et la nécessité de ralentir les cadences. Cité par Les Cahiers de Mai (n°24-25 de novembre-décembre 1970), le délégué CFDT estime alors que « ça va être difficile car, si les salaires ça se négocie, les conditions de travail, il faut pouvoir les imposer : cela implique pour nous de repenser complètement nos formes d’action et notre organisation. »
8 Extrait de la préface du livre Quatre grèves significatives, éditions EPI, 1972.
9 En mars 1972, les 105 Ouvriers spécialisés (OS) de l’usine Pennaroya de Lyon, Marocains et Algériens, organisés dans une section CFDT jeune et combative, mènent une grève d’un mois. Portant notamment sur les conditions de travail et le logement (insalubre) des ouvriers, c’est sur le front de la santé que « la grève atteste d’une radicalisation des positions ouvrières, caractérisée à la fois par la mise en cause, radicale, d’une médecine du travail aux ordres du patronat, et le refus de monnayer l’exposition au risque d’intoxication par le plomb » (Laure Pitti, « Penarroya 1971-1979 : Notre santé n’est pas à vendre ! », article extrait de Plein droit, revue du Gisti, n°83, décembre 2009).
- La démocratie ouvrière, garante de l’unité (Frédo Krumnow) - 28 juillet 2017