Supporters antiracistes et antifascistes
Les supporters de football, qu’ils et elles se réclament du hooliganisme ou du mouvement ultra’ font souvent parler d’eux : dans la rubrique fait-divers des journaux nationaux lorsqu’il s’agit de bagarres, de caillassages et autres échauffourées ou, plus discrètement, dans les bonnes nouvelles des canards locaux lorsqu’ils et elles réalisent une action sociale, produisent un tifo [1] d’ampleur ou fêtent un anniversaire. C’est souvent la première partie du tableau que retiendront les observateurs de l’actualité peu soucieux du ballon rond [2]. Pourtant, derrière ce sport parfois décrit dédaigneusement comme l’illustration « du pain et des jeux », existe dans ses tribunes une sous-culture méconnue, qui se veut dans le même temps imperméable au monde extérieur, mais aussi ostensible quand elle le décide.
[1] Le tifo est une animation réalisée par les ultra’, souvent au coup d’envoi d’un match. Il s’agit en général d’une chorégraphie visuelle collective utilisant des supports externes tels que des feuilles, des voiles, des drapeaux, des calicots ou des engins pyrotechniques
[2] A propos du football, voir les quatre articles parus dans Les utopiques n°2, en janvier 2016 : Nicolas Guez, « Football populaire vs football business » ; Martial Chappet, « Pour un football militant et de transformation sociale » ; Aurélie Edet et Maud Valegeas, « Love football, hate sexism ! » ; Jérémie Berthuin et Aurélien Boudon, « interview des Bunkaneros ».
L’article a été rédigé par des militantes et militants Solidaires, membres de la commission antifasciste.
Les gradins, un terrain de lutte méconnu
Parler du mouvement supporter n’est pas chose aisée, tant il fourmille de détails et d’ambiguïtés. Quelques précisions de terminologie sont donc à expliciter : un groupe ultra’ désigne un groupe de supporters se revendiquant du mouvement ultra’ et en adoptant les codes. Le mouvement ultra’, au sens où on l’entend, est né à Milan en 1964. Il a pour idéal de supporter son équipe, en la suivant autant à domicile que partout où elle se déplace, regardant le match debout en lançant des chants et des gestuelles coordonnés initiés par le capo [1], en réalisant des tifos, et en préservant le matériel et l’intégrité de son groupe, à son corps défendant contre la police ou contre tout autre ennemi. Les ultras se veulent aussi un contrepouvoir du club, souvent appelé∙es « syndicalistes du football », car capables de s’opposer, parfois avec beaucoup de ruse, à la volonté de la direction de leur club ou à la répression.
Antérieurs aux ultras, les hooligans, regroupés le plus souvent dans des firms ou des crews sont issus de la culture britannique, où le hooliganisme apparaît à l’aube du XXème siècle. Les groupes de hooligans ont traditionnellement pour préoccupations premières la bagarre et les chants. En Europe, au même titre que le football à proprement parler, le hooliganisme (et dans une moindre mesure le mouvement ultra’) ont muté depuis leur émergence. En France, le hooliganisme est souvent assimilé aux supporters indépendants (ou indéps) ou au mouvement casual, qui reprennent beaucoup de codes du hooliganisme anglais, mais sont souvent des groupuscules de bagarreurs, parfois proches du stade, mais de plus en plus couramment proches de la politique : le football devient un simple prétexte quand il n’est pas totalement délaissé. Aujourd’hui beaucoup de groupuscules hooligans s’adonnent à des fights, combats organisés entre groupuscules à une date, une heure, un lieu et un nombre défini, souvent en forêt, parfois en ville.
Quelle que soit l’orientation d’un groupe de supporters, qu’il soit plutôt ultra’, plutôt hooligan, ou ni l’un ni l’autre, il y a une dimension spatiale à prendre en compte : tous les groupes de supporters et supportrices ne sont pas positionnés au même endroit dans leur stade. Il s’agit surtout d’une histoire de dénomination, plusieurs termes pouvant désigner la même chose. Le « virage », généralement associé à un point cardinal, désigne l’ensemble d’une tribune située derrière un but (Virage Sud à Bordeaux ou Virage De Peretti-anciennement Virage Nord- à Marseille, par exemple). On peut aussi parler de « tribune », qui peut désigner n’importe quelle tribune dans un stade (la Tribune Est à Metz qui est derrière un but ou encore la Tribune Marekà Lens qui est une tribune latérale). Le terme de « kop », souvent utilisé, désigne généralement une tribune au sens premier, géographique, du terme (le Kop Nord désignant la Tribune Charles Paret à Saint-Étienne, par exemple) ; ce terme est très connoté comme proche de la culture britannique, il se retrouve parfois dans le nom de certains groupes à culture plutôt anglo-saxonne, comme par exemple le Kop rouge de Guingamp ou encore le Malherbe Normandy Kop de Caen. On parle aussi parfois de « pesage » pour désigner une tribune de plain-pied, généralement derrière le but. Si certains groupes de supporters et supportrices sont tout à fait inconséquents sur les questions politiques et que la plupart d’entre eux sont apartisans voire apolitiques, certains se revendiquent du patriotisme, du nationalisme, voire parfois du fascisme. À l’inverse, d’autres se revendiquent antiracistes, voire antifascistes.
Un panorama des groupes et des tribunes antiracistes et antifascistes en France
Si on regarde le mouvement supporter français dans son ensemble, plusieurs singularités se dégagent rapidement par rapport à certains voisins européens : contrairement aux Allemands, belges ou hollandais, les groupes de hooligans sont très minoritaires en France. La dernière place forte du hooliganisme étant au Virage Sud Lyon (VSL), articulé autour de groupes fascistes ou néo-nazis comme la South Side Lyon ou la Mezza Lyon. Mis à part quelques groupuscules plafonnant généralement à une quarantaine de personnes (Karsud à Paris, Strasbourg Offender, MesOs à Reims, Camside à Toulouse…), le hooliganisme est insignifiant dans les stades de France malgré un net « retour à la mode » de ces groupuscules, avec les idées politiques d’extrême droite qui les accompagnent. Pour la plupart de ces groupes, il s’agit d’ailleurs davantage de constituer une « amicale de la bagarre », souvent sur fond d’idéologie fascisante, qu’un groupe de supporters, une partie de ces groupes n’allant pas au stade. Dans ces organisations, fermées aux femmes et presque autant aux personnes racisées, le culte du chef et de l’affrontement physique sont les deux valeurs cardinales. Des hooligans antifascistes existent cependant, notamment en Allemagne et en Espagne, où, à certains égards, ils pourraient être comparés aux groupes antifascistes de rue que l’on connaît en France.
À l’inverse du hooliganisme, le mouvement ultra’ reste assez pluriel. Des groupes de taille et d’orientation politiques assez variées se chargent d’animer, week-end après week-end, à domicile comme à l’extérieur, les stades. Si la plupart des groupes ultra’ font le choix de ne pas afficher clairement une couleur politique et se bornent à se réfugier sous l’expression « Ultra’ no politica » [2], il en existe cependant qui se revendiquent antiracistes ou antifascistes, notamment par ancrage territorial et par revendication d’un héritage ouvrier radical. C’est le cas par exemple des Green Angels 1992 de Saint-Étienne ou des Red Tigers 1994 lensois qui se revendiquent, pour le premier plutôt antifa et pour le second antiraciste, tout cela dans un lien avec le passé minier des deux villes et d’un ancrage populaire. La dimension multiculturelle de certaines villes joue aussi pour deux rivaux : au Virage Auteuil du Parc des Princes, avec des groupes comme les Supras Auteuil ou les Tigris Mystic (aujourd’hui tous deux dissous), mais aussi les différents groupes de supporters de l’Olympique de Marseille, les plus importants étant les South Winners 1987 et le Commando Ultras 1984 pour le Virage Sud ou encore les Fanatics Marseille 1988 et les Marseille Trop Puissant 1994 en Virage Depé. Tous se revendiquant cosmopolites, antiracistes et le proclament sur différents supports : tifos, banderoles, écharpes, t-shirts, autocollants et divers gadgets. Sans faire de liste exhaustive, parmi les groupes antiracistes ou antifascistes en France, nous pouvons citer les Ultramarines Bordeaux 1987, l’amitié banlieue et montagne entre les Red Kaos 1994 grenoblois et les Red Star Fans de Saint-Ouen ou encore la Horda Frenetik du FC Metz et les Gladiators Nîmes 1991.
Quelles implications concrètes pour les supporters ? À quel prix ?
Tous les groupes précités affichent des convictions antiracistes et antifascistes au stade, mais les mettent aussi en actions au-delà de la simple animation de leur tribune et d’une violence parfois fantasmée et pas souvent politique. Les différents groupes ultra’ se mettent souvent en lien avec des collectifs et associations de leurs villes pour organiser une solidarité directe. La plus simple étant la collecte en tribune : de denrées alimentaires, de produits de première nécessité ou encore de matériel scolaire ; le but assumé étant de permettre aux associations comme Le secours populaire ou Les restos du cœur locaux de bénéficier de l’aura des groupes et de leur crédibilité auprès des sympathisant∙es au sein de leur tribune. Ces actions sociales s’appuient souvent sur un discours mettant encore une fois l’identité du club ou de la ville en opposition au football moderne, qui se pense comme un spectacle de masse et le stade comme un lieu de consommation capitaliste, là où l’idéal ultra’ se trouve dans le partage et la solidarité.
Durant la crise du COVID-19, de nombreux groupes ont soutenu le personnel soignant, à travers des banderoles ou en livrant au personnel soignant des denrées alimentaires. Autre exemple concret et marquant d’action solidaire, lors des explosions au port de Beyrouth en 2020, le CUP Solidarité (cellule solidarité du Collectif Ultras Paris) a envoyé des caisses de denrées par dizaines et par dizaines en soutien aux sinistré∙es et aux blessé∙es. S’ensuivent dans la même logique, des concerts de soutien (contre la répression ou ayant pour but de collecter des jouets pour Noël, voire parfois en soutien à la scène squat’ locale), impulsés par certains groupes. Ces groupes affichent parfois un soutien aux mouvements sociaux. Ainsi, lors du mouvement de 2023 pour les retraites, de nombreuses banderoles ont fleuri dans les tribunes populaires, parfois complétées de caisses de grève. Au sein des manifestations il n’est pas rare de voir des maillots du RC Lens, du Red Star ou des Verts, tant les passions footballistiques peuvent rejoindre les luttes syndicales.
Sur la répression également, les groupes ultra’ ont souvent été en pointe. Par exemple, contre l’usage du flashball comme outil de maintien de l’ordre (affaire Casti à Montpellier ou affaire Lex à Lyon), bien avant de voir ces armes « à létalité réduite » fleurir dans nos manifestations. Autre point, à propos de la lutte contre le fichage et la surveillance : les stades ont fait partie des premiers lieux recevant du public à être équipés de caméra de surveillance visionnée en direct par la police. Ces visionnages de vidéos aboutissent parfois à une perquisition, à la suite d’une simple utilisation de pyrotechnie, avec pour conséquence judiciaire une Interdiction administrative de stade (IAS). En avance aussi sur le domaine de la sanction, l’IAS, qui existe depuis une quinzaine d’années, est un dispositif qui permet à la préfecture d’interdire une personne de stade jusqu’à 3 ans, et cela sur tout le territoire pour tous les matchs de son équipe, sans recours efficace possible. En effet, si beaucoup de recours sont fructueux devant la justice, les délais d’instruction sont tels qu’il est très rare de pouvoir faire annuler l’IAS avant son terme. L’IAS a, d’une certaine façon, permis à l’État de jauger son utilisation, avant de l’employer pour les contestations sociales et notamment lors de la loi travail en 2016 et désormais massivement comme lors de la loi retraites de 2023. En avance en termes de sanctions collectives aussi, il est désormais monnaie courante de voir des secteurs visiteurs fermés ou restreints à un nombre de places limité, chose assez rare il y a une douzaine d’années… aujourd’hui, il y en a à chaque journée du Championnat de France, sous forme d’arrêtés préfectoraux ou ministériels : la liberté de circulation des supporters est bafouée régulièrement. Enfin ces groupes essayent de composer avec l’amour qu’ils portent à leur club tout en conservant une réflexion critique sur l’économie du football, notamment avec une lutte actuelle contre le foot business, qui s’articule aujourd’hui contre la multipropriété ou encore contre la détention de clubs de foot par des fonds de pension, n’ayant pour but que de gagner des sous, gérant les clubs de foot comme une entreprise quelconque et reléguant les fans au rang de simples client∙es, présent∙es pour consommer un spectacle et rentrer chez eux et elles.
Si certain∙es aiment à décrire le mouvement ultra’ comme « dernière aventure du monde civilisé », il s’agit d’un mouvement qui doit vivre avec ces contradictions, même pour les groupes antiracistes ou antifascistes, il n’est jamais simple de s’opposer au foot business d’une part et de réclamer un club compétitif tutoyant les sommets sportifs. Il n’est pas rare, non plus, de voir des groupes aux idées politiques similaires se battre entre eux ; de même, il n’est pas rare non plus de voir deux groupes aux idées politiques différentes s’entendre entre eux, soit pour leur club, soit parfois même par amitié. Certaines entités, soucieuses d’être droites dans leurs bottes sur ce plan ainsi que sur le plan politique, ont choisies de s’éloigner un peu du mouvement ultra’, notamment en créant des clubs de football autogérés comme par exemple le Ménilmontant FC 1871, créé en 2014 à Paris, entre autres par des militant∙es antifascistes et des supporters issus de groupes du PSG. Si leur mode de fonctionnement leur fait faire intrinsèquement un pas de côté par rapport au mouvement ultra’ (pas d’indépendance par rapport au club, étant donné que le club et la tribune sont une seule entité, le MFC), ces collectifs sont présents dans leur quartier, réalisent des actions de solidarité, voient leur club comme un moyen d’éducation populaire et font des banderoles et des tifos de soutien aux causes politiques d’à travers le monde.
⬛ Des camaradEs de la commission antifasciste Solidaires
[1] Un capo, désignant le chef en italien, est la dénomination de la personne attitrée à l’initiative des chants et à l’organisation d’une tribune ; le terme provient du mouvement ultra’ mais il peut parfois être utilisé chez d’autres supporters.
[2] Devise mettant en avant le club de football et la ville plutôt que la politique, revendiquant une forme d’apolitisme (qui est souvent de droite rappelons-le).
- Du congrès Solidaires… - 31 août 2024
- Dialectik Football - 30 août 2024
- Le Miroir du football : un journal de référence - 29 août 2024