Retour sur le titre d’un ouvrage : « Solidaires : un modèle syndical alternatif ? »

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Ce titre paraphrase celui d’un ouvrage consacré au Groupe des dix avant sa transformation en Solidaires. Pour en savoir plus, et pour consulter plusieurs publications consacrées à cette union syndicale, voir les références ci-dessous.


Jean-Michel Denis est professeur de sociologie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur de l’Institut des sciences sociales du travail (ISST), membre du laboratoire IDHES (Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société).


Dès septembre 1996, un travail sur les perspectives du Groupe des dix. [Coll. CM]
Dès septembre 1996, un travail sur les perspectives du Groupe des dix. [Coll. CM]

Depuis la fin des années 1990, la structure du mouvement syndical français est globalement restée identique. Si le poids, en effectifs et en représentativité, de chacune de ses composantes a pu évoluer, il reste structuré autour de huit « grandes » organisations » : cinq confédérations, une fédération essentiellement de l’éducation et deux unions interprofessionnelles. Ces trois derniers acteurs sont également les plus récents sur l’échiquier syndical. Leur création, au milieu des années 1990, a largement été considérée à l’époque comme un signe supplémentaire de l’émiettement du syndicalisme français, de sa dispersion et corrélativement de sa faiblesse. Cette dispersion semble à ce point caractéristique de son identité que tout rassemblement quelque peu durable de sa part – on pense à la mobilisation récente contre la réforme des retraites en 2023 – suscite des commentaires qui se partagent entre étonnement et incrédulité.

Plus de trente ans en arrière, un autre regard a néanmoins été porté sur cette phase de recomposition syndicale. Prenant le contrepied de cette image de l’éclatement, un certain nombre d’analyses a été consacré au processus de regroupement entre syndicats émergents et syndicats plus anciens à l’intérieur de nouveaux pôles fédératifs : l’UNSA et le Groupe des dix qui s’est transformé en Union syndicale Solidaires à l’orée des années 2000. Dans le cas de Solidaires, ce regroupement avait tout pour intriguer. Tout d’abord car il a concerné dans un premier temps (les années 1980) des syndicats de tradition autonome, marqués historiquement par une certaine réticence à toute forme de rassemblement – la figure de l’autonomie renvoyant plutôt à la sécession et à l’indépendance. Ensuite, parce qu’il a rapproché dans sa deuxième phase (à partir des années 1990) des syndicats culturellement différents : les uns nés de la célèbre scission de 1947 entre la CGT et la CGT-FO ; les autres issus de la CFDT qu’ils quitteront de façon plus ou moins forcée pour créer les syndicats SUD. Enfin, parce qu’il a donné naissance à un « nouveau » type d’organisations interprofessionnelles ou interfédératives, différentes de la forme confédérale classique : l’union syndicale.

Cette forme syndicale alternative est aujourd’hui doublement acceptée. Pour le meilleur et pour le pire, serait-on tenté de dire. Pour le meilleur, car Solidaires et l’UNSA ont (partiellement) acquis leur représentativité et font désormais partie intégrante du paysage syndical – alors que l’implantation et l’existence de leurs syndicats restent un combat de tous les instants dans un certain nombre d’entreprises. On l’a notamment vu lors du mouvement contre la réforme des retraites de 2023, pour reprendre cet exemple, à l’occasion duquel elles ont été membres de l’intersyndicale de bout en bout. Pour le pire, au sens où l’on ne semble plus beaucoup s’interroger sur les vertus et les limites de ce modèle émergent en matière de renouvellement de l’action et de la démocratie syndicale ; ni sur le fait de savoir s’il constitue véritablement une alternative au modèle confédéral, alors que celui-ci reste largement dominant et ne semble pas vraiment avoir pâti de l’éclosion de ces deux unions interprofessionnelles.


Février 1996 : déjà, des G10 départementaux publient leur bulletin d’information. Echantillon… [Coll. CM]
Février 1996 : déjà, des G10 départementaux publient leur bulletin d’information. Echantillon… [Coll. CM]

Au milieu des années 1990, deux principaux registres d’explication – non irréductibles – ont été mobilisés pour tenter de comprendre la naissance et le développement de ces unions syndicales. Le premier emprunte à la catégorie utilisée en sciences politiques, celle de « structure des opportunités politiques » [1], qui vise schématiquement à rattacher les conditions d’émergence des mouvements sociaux à la configuration politique dans laquelle ils sont pris. En l’occurrence, l’union syndicale pouvait être considérée comme un type d’alliance pratique et fonctionnel pour des syndicats menacés par des processus extérieurs, qu’il s’agisse de la modernisation des entreprises publiques dans le cadre de l’ouverture européenne, de la transformation concomitante de l’administration publique et de la modification des conditions de leur représentativité, sans qu’ils n’aient à se fondre pour autant dans l’une des confédérations existantes. N’oublions pas en effet que ces alliances syndicales ont été construites par des syndicats essentiellement issus de la sphère publique, cette identité restant encore aujourd’hui un élément essentiel de leur ADN. En se constituant en union et non pas en confédération, ces syndicats pouvaient ainsi doublement maintenir leur autonomie, dans l’organisation interfédérative à laquelle ils se ralliaient comme plus largement au sein du champ syndical, tout en mutualisant leurs forces pour répondre à ces menaces. Cette solution s’est avérée clairement ambivalente pour ne pas dire timorée. Elle a pris fin lorsque ces alliances se sont solidifiées [2]. C’est-à-dire lorsque leurs syndicats membres ont dépassé la peur de leur absorption et in fine de leur disparition et se sont entendus pour se rassembler autour d’un projet commun, qui transcende leur dimension corporative, et de règles de fonctionnement communes, ce qui interviendra pour Solidaires en 1998. Avancer d’un pas dans leur structuration ne signifie pas pour autant que cette identité commune ait été entièrement partagée, voire simplement reconnue, par l’ensemble des adhérents et adhérentes de chacune de leurs composantes, ni qu’elle ait totalement prévalu sur leurs identités spécifiques, de nature professionnelle. A Solidaires, cette marque corporative est ainsi encore aujourd’hui souvent opposée, par différentes fédérations, au projet d’un dispositif de formation centralisé, qui fasse la part belle à l’interprofessionnel par exemple.

La deuxième voie d’entrée a consisté à relier ces formations naissantes, et plus particulièrement Solidaires, aux remises en cause de la représentation instituée des acteurs sociaux, qu’ils soient travailleurs ou non, dans le cadre des luttes sociales. Car le processus de recomposition syndicale évoqué ci-dessus s’est effectué dans un contexte d’affranchissement partiel de la tutelle syndicale sur les mouvements sociaux. Rappelons à ce titre, le fameux Appel pour l’autonomie du mouvement social datant de 1998, co-écrit et partagé par un certain nombre de militant∙es de Solidaires. En effet, la particularité des luttes de la période n’a pas seulement résidé dans leur intensité, mais dans le renouveau des causes des mobilisations (autour notamment des préoccupations d’urgence sociale et de lutte contre les exclusions sous toutes leurs formes) et des manières de les porter. Le terme de décloisonnement, largement utilisé par les sociologues des mobilisations collectives depuis plusieurs années pour appeler à une approche décloisonnée de ces dernières sur le plan disciplinaire, convient ainsi également pour décrire l’agir collectif du moment : plus horizontal, transversal, réticulaire, reposant sur un nouveau type de coordination entre certaines forces syndicales et associatives, à l’échelon national comme international, le tout grâce à des militant.es multipositionné∙es. Parmi eux et elles, celles et ceux qui feront Solidaires. Il n’est donc pas étonnant de retrouver les mêmes préoccupations, revendicatives et organisationnelles, dans son édification et développement ; soit la recherche, que l’on peut qualifier d’expérimentale, d’un « nouveau » mode d’association et de relations internes. Un fédéralisme rénové donc qui se veut différent, en esprit et en pratique, du fédéralisme associatif à l’œuvre dans les confédérations.

Dans un contexte d’extrême faiblesse du syndicalisme français, ce renouveau est apparu aux yeux d’un certain nombre d’observateurs sociaux, dont l’auteur de ces lignes, comme un signe de revitalisation. Ce qui était en partie vrai au regard des éléments énoncés ci-dessus. En particulier, le fait de remettre sur l’établi la question de la démocratie syndicale, non seulement d’un point de vue conceptuel mais également pratique à travers le fonctionnement au quotidien d’une organisation comme Solidaires. Sans compter que l’on peut voir dans l’apport d’une expérience de ce type, une tentative qui dépasse l’organisation qui la met en œuvre et qui peut profiter à l’ensemble du mouvement syndical. Il ne s’agit bien évidemment pas de dire ici que la question démocratique n’est pas travaillée dans les autres organisations, mais qu’en ayant lieu hors des chemins balisés et parfois très étroits tracés par les confédérations, elle peut donner lieu à réflexion et à réappropriation par les équipes au sein de ces dernières.


Le groupe des Dix : un modèle syndical alternatif ? - Jean-Michel Denis, La Documentation Française, 2011. [Coll. CM]
Le groupe des Dix : un modèle syndical alternatif ? – Jean-Michel Denis, La Documentation Française, 2011. [Coll. CM]

Il reste que cette idée de revitalisation s’est heurtée au poids des réalités et des contraintes. La première de ces réalités est que plus d’un quart de siècle après la création officielle de Solidaires, sa place reste réduite sur le plan de sa représentativité globale. Sa faible croissance entre les élections de 2017 et 2021 (3,68% contre 3,47%) rend improbable son accès à court terme à la représentativité nationale. D’autant qu’elle s’affaiblit sur son socle originel, la fonction publique, avec 5,8% des suffrages en 2022, soit une baisse de 0,6 points par rapport à 2018 – certes dans un contexte d’effondrement de la participation électorale -, ce qui n’est néanmoins pas un bon signe. Autrement dit, la perspective d’un « autre type de syndicalisme », quoique l’on pense de cette proposition et de sa réalisation concrète, ne constitue pas un gage suffisant pour accroître sa représentativité et se démarquer des autres organisations. C’est même un trait partagé avec ces dernières de ne pas réussir à améliorer la situation du syndicalisme en France, le taux de syndicalisation étant non seulement faible mais en baisse, celui-ci perdant 0,9 point entre 2013 et 2019 pour s’établir à 10,3% [3].

Plus surprenant, le renouveau apporté par Solidaires n’a pas réellement concerné le profil de ses militant∙es. En effet, une enquête renouvelée dans le temps et consacrée à ces derniers a montré qu’elle partageait les mêmes difficultés en matière de renouvellement générationnel, de féminisation, de concentration et de rotation des mandats, de prise en charge des structures notamment au niveau territorial, etc. Certains des traits particuliers de Solidaires ont même plutôt eu pour effet de les accentuer : son ancrage originel dans le giron du public se payant par une ouverture difficile au privé ; son crédo en faveur d’un syndicalisme militant éclipsant partiellement la figure de l’adhérent∙e ; l’orientation (et l’exigence) de sa démarche interprofessionnelle se traduisant par une homogénéité sociale de ses représentants, etc.

Du côté des contraintes, celles qui accompagnent les conditions de son développement et de son fonctionnement au quotidien éprouvent également cette tentative de se construire autrement. Elles sont schématiquement de deux ordres : externes et internes. On peut qualifier les premières en s’aidant de la question suivante : comment se construire autrement tout en s’intégrant dans le cadre institutionnel imposé par le système des relations professionnelles ? Celui-ci n’est pas qu’un facteur de contraintes mais est également porteur de ressources. Solidaires en bénéficie comme l’ensemble des autres organisations syndicales qui acceptent de se structurer et d’obéir à ses règles – celles régulant l’accès à la représentativité par exemple – de manière à pouvoir en profiter. Mais ses effets en matière d’homogénéisation des structures, des comportements et des pratiques en interne n’en sont pas moins réels. Logiquement, elles sont porteuses de tensions que l’on peut percevoir, dans leurs formes les plus bégnines, comme des contradictions permanentes auxquelles l’organisation doit répondre en leur donnant à chaque fois un sens politique. De ce fait, ces contraintes sont également internes. Elles prennent aussi des formes variées mais elles se cristallisent pour l’essentiel dans la difficulté de se retrouver dans une démarche interprofessionnelle véritablement partagée et de la porter collectivement, à un niveau centralisé comme aux échelons locaux. Celle-ci est en butte aux difficultés vécues par les équipes et les structures au plan local, mais aussi aux phénomènes de bureaucratisation et d’inertie syndicales dont Solidaires est autant victime que les autres. Et son mode de fonctionnement fédéraliste la rend nécessairement dépendante des orientations politiques prises par chacune de ses composantes, et parfois victime de leurs choix corporatifs.


Le n°1 du journal national, Expressions solidaires, en juillet 1999. [Solidaires]
Le n°1 du journal national, Expressions solidaires, en juillet 1999. [Solidaires]

A ce stade, on peut donc être logiquement dubitatif face à cette offre d’un syndicalisme alternatif et à cette invite de « construire un autre type de syndicalisme ». On peut voir ces propositions comme des slogans, un label au sens des politistes, c’est-à-dire principalement un élément de discours utilisé pour se différencier des autres organisations du mouvement syndical et acquérir une visibilité et une légitimité dans l’espace public. On peut même ajouter que l’on ne voit pas comment il pourrait en être autrement tant le poids de l’institué rend illusoire toute démarche innovante et la condamne inévitablement à l’échec et à la reproduction. Afin de ne pas s’y résoudre, il est important de donner une autre signification à cette notion d’alternative : la voir ni comme une solution, qui règlerait miraculeusement les maux des organisations sociales, ni comme une fin, celle de l’organisation idéale qui n’existe pas et n’existera jamais ; mais davantage comme une attitude : celle qui vise à établir un rapport critique avec les institutions sociales et politiques, et à résister au poids de l’ordre établi et aux solutions de conformité qu’il propose. Une forme de lutte donc, à chaque instant recommencé, contre les tendances permanentes et spontanées des pouvoirs à réduire l’exercice démocratique. Une lutte à laquelle participe Solidaires. Nous semble-t-il.


Jean-Michel Denis


[1] Eisinger, P. (1973) « The Conditions of Protest Behavior in American Cities », American Political Science Review, vol. 67.

[2] Ce processus de solidification légitime l’usage de la catégorie sociologique de la forme sociale que j’utilise pour désigner ces alliances syndicales d’un « nouveau genre », au sens où comme le décrit G. Simmel, une forme sociale est le produit de la cristallisation des échanges sociaux. A ce sujet, Simmel, G. (1981) Sociologie et épistémologie, PUF.

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