Après 1995, l’éclosion des SUD : L’exemple du ferroviaire
On parle souvent de « 1995 » comme moment d’apparition des nouveaux syndicats SUD, après ceux crées aux PTT et dans la Santé suite aux exclusions de la CFDT, en 1989. Comme ces décisions font suite au mouvement de novembre-décembre 1995, elles datent en réalité de 1996 ; janvier 1996, pour les premières. Ainsi le premier syndicat SUD Cheminots est officiellement né le 26 janvier 1996.
Cheminot retraité, coopérateur des éditons Syllepse, Christian Mahieux est membre de SUD-Rail et de l’Union interprofessionnelle Solidaires Val-de-Marne, il coanime le Réseau syndical international de solidarité et de luttes [laboursolidarity.org]. Il participe à Cerises la coopérative [ceriseslacooperative.info] et à La révolution prolétarienne [revolutionproletarienne.wordpress.com].
Le congrès fondateur
C’est à la Maison départementale des syndicats de Créteil [1] que se tint le congrès de ce qui était encore le syndicat régional CFDT des travailleurs du rail de Paris-Sud-Est. À l’ordre du jour, la désaffiliation de la CFDT, proposée par le Bureau syndical, suite aux réunions de militantes et militantes, aux débats dans toutes les sections syndicales, durant le mouvement de l’hiver 95 et à la sortie de celui-ci. Le syndicat rassemble alors environ 700 adhérents et adhérentes, la majorité sur les sites de la Gare de Lyon à Paris et Villeneuve-Saint-Georges dans le Val-de-Marne, mais il couvre jusqu’à l’Yonne (Auxerre, Laroche Migennes, Sens…) et le Loiret (Montargis, Gien…), en passant par l’Essonne (Corbeil, Évry…) et la Seine-et-Marne (Melun, Fontainebleau…). 141 mandats sont possibles, chaque section syndicale disposant d’un mandat par tranches de 5 adhérent∙es ; la désaffiliation est approuvée par 120 mandats (93,75 %) sur les 128 représentés au congrès. 6 mandats (4,79 %) sont pour le maintien à la CFDT, 2 (1,56 %) en abstention. Juridiquement, mais aussi pratiquement et politiquement, c’est le syndicat qui continue après avoir modifié son affiliation et sa dénomination [2].
La journaliste du Monde qui couvre l’évènement écrit : « C’est sans états d’âme que les sortants ont pris leur décision. Fer de lance du mouvement social de novembre et décembre, ils ont le sentiment d’avoir été trahis par la secrétaire générale, Nicole Notat ». Deux points sont discutables dans ce résumé journalistique. Le sentiment de « trahison » est réel, mais il s’inscrit dans un processus de long terme. Cela fait des années que les collectifs militants du syndicat (et de bien d’autres) sont confrontés à des prises de position jugées problématiques de la confédération, voire de la fédération ou de l’union régionale, CFDT ; en 1982, Edmond Maire s’inquiétait du caractère « trop à gauche » du gouvernement, avant de saluer le « tournant de la rigueur » en 1983, de qualifier la grève de « vieille mythologie syndicale » en 1985, de dénoncer la grève des cheminotes et cheminots de l’hiver 1986/87, etc. Une grève que la Branche fédérale CFDT Cheminots et ses syndicats imposa à une fédération (FGTE/CFDT [3]) qui n’en voulait guère. En Île-de-France, l’Union régionale avait, par exemple, rompu toute unité autour des manifestations du Premier mai, auxquelles elle n’appelait plus. Tout ceci entraînait des conséquences concrètes aussi en matière de signature d’accord avec le patronat, notamment en matière de flexibilité du travail. Mais alors, pourquoi avoir attendu 1996 ? Parce que la CFDT, c’était aussi celle du socialisme autogestionnaire [4], de Lip, du soutien aux luttes du Larzac [5], des comités de soldats [6], écologistes [7], féministes, antiracistes, la solidarité internationaliste avec les syndicalistes d’Amérique du sud victimes des dictatures mises en place par l’impérialisme américain comme avec celles et ceux du SMOT [8] en URSS ou de Solidarnosc [9] en Pologne. La CFDT, c’était encore une démocratie interne forte, une « gauche syndicale [10] » active, pas seulement dans les débats, mais aussi dans l’activité syndicale concrète. À la SNCF, l’histoire de la grève de décembre 1986 — janvier 1987 [11], en est un résumé parfait : une grève partie de la base avec le soutien national de la seule CFDT, plus exactement de la Branche Cheminots de la fédération ; un mouvement initialement combattu par la fédération CGT qui commence par mettre en place des piquets antigrève dans plusieurs de ses fiefs, des équipes syndicales jeunes qui imposent la démocratie dans la grève, à travers des assemblées générales quotidiennes, au plus près des services, où chacune et chacun peut donner son avis, où tous ensemble on décide des revendications, des occupations de locaux ou de voies, des manifestations, des collectes financières, etc. D’où la deuxième réserve à propos de l’article du Monde : « sans états d’âme », oui, c’est vrai, car la décision résultait de semaines de débats intenses au sein du syndicat et en lien avec bien d’autres ; mais ce n’est pas aussi simple, quand cela fait 20 ans qu’on construit cet outil syndical CFDT, contre la direction, contre des chefaillons, contre la répression,… et parfois aussi contre d’autres syndicats. « Sans états d’âme » ? Pas sur quand même pour notre camarade Gilbert Mournet par exemple, alors à quelques mois de la retraite, lui qui avait participé à la construction de la CFDT, à la SNCF sur la région Paris-Sud-Est, dans le nettoyage ferroviaire sur toute l’Île-de-France ou encore via l’Union locale de Villeneuve-Saint-Georges, depuis… 1964. Pour lui, mais aussi pour d’autres, bien sûr. Dire cela, 28 ans plus tard, ce n’est pas exprimer le moindre regret de la décision prise ; c’est seulement rappeler le contexte, dans toutes ses nuances.
L’élément déclencheur
C’est le soutien confédéral CFDT à la nouvelle attaque contre les retraites, le plan Juppé. Dans Les utopiques n° 12, figure des extraits d’un bulletin syndical de fin décembre 1995, Le fer peinard, édité par le syndicat des travailleurs et travailleuses du rail de la région SNCF Paris-Sud-Est CFDT (puis SUD Cheminots à partir de fin janvier 1996). On y lit : « Refus de la remise en cause des régimes de retraite et de prévoyance de la SNCF, rejet du contrat de plan entre l’État et la SNCF, qui entérinait la désertification d’une grande partie du territoire et des milliers de suppressions d’emplois : voilà les deux points qui étaient au cœur de la lutte que les cheminots et cheminotes ont mené durant trois semaines et demie. Le service public, la protection sociale : deux thèmes qui renvoient directement à des enjeux de société forts. C’est un des aspects essentiels de ce conflit : loin des questions catégorielles, c’est bien de choix de société dont il s’agissait. Et ces questions étaient traitées comme telles dans les assemblées générales. Au-delà du traditionnel (et néanmoins fondé) “de l’argent, il y en a ; il suffit de le prendre où il faut”, nombre de discussions se concluaient sur le fait que le plus important était ailleurs : à la fin du 20ème siècle, comment concevoir qu’on discute du droit au transport, du droit à la santé, en termes de rentabilité ! Oui, ce mouvement, pas seulement celui des cheminots et cheminotes, mais l’ensemble des luttes de la fin 1995, portait en lui le germe d’une remise en cause de la société dite libérale, celle du profit pour quelques un.es sur le dos de la masse. Bref, sans envolée lyrique, on peut dire qu’il s’agit d’une remise en cause, de fait, du système capitaliste. »
La fin d’une période
Plutôt que de réécrire, reprenons ce que nous exprimions publiquement fin décembre 1995 [12] : « Au fil des ans, nous en avons construit notre syndicat CFDT régional des travailleurs et travailleuses du rail de Paris-Sud-Est. CFDT, parce que notre syndicalisme repose sur une dimension interprofessionnelle, parce que la CFDT, par ses priorités revendicatives, son fonctionnement démocratique, sa recherche d’une société plus juste, son ouverture vers d’autres mouvements, correspondait à notre combat. Certes, nous avons connu des moments difficiles, des débats internes durs ; mais toujours, nous avons considéré que notre place restait dans cette confédération CFDT, la seule qui permettait cette richesse et des diversités en son sein. La situation a évolué. En cette fin d’année 1995, la violence de l’expression antigrève de la confédération CFDT, en opposition au mouvement social, a atteint un niveau sans précédent : soutien au plan Juppé ; caricature de notre mouvement, présenté comme opposé à toute réforme ; revendication d’un service minimum ; appel à cesser la grève ; mesures répressives internes à l’encontre de structures syndicales en lutte… Nous avons tout eu ! Le résultat est là : 80 militants et militantes de notre région ont, d’ores et déjà, fait savoir qu’ils et elles ne seraient pas candidat∙es sous l’étiquette CFDT lors des prochaines élections professionnelles de mars 1996, si la direction confédérale actuelle n’est pas virée. Beaucoup d’autres se joignent à cette démarche et le phénomène se retrouve sur bien d’autres régions.
Cette bataille pour un revirement confédéral, nous la mènerons. Notre syndicat en a mené bien d’autres. De l’organisation d’un “forum des syndicats” au sein du congrès confédéral de 1982 au dépôt de l’amendement qui a abouti au refus du quitus à l’équipe sortante en 1995, nous avons toujours participé activement aux congrès confédéraux. Depuis un fameux congrès à Loctudy en 1980 jusqu’à aujourd’hui, sans relâche, nous avons contribué à construire une Fédération générale des transports et de l’équipement (FGTE) et une Branche cheminots fortes, clairement ancrées dans le camp du syndicalisme d’action, et reposant sur des équipes de base maitresses des enjeux. Selon nos moyens, nous avons tenté de maintenir les outils indispensables que sont les Unions syndicales interprofessionnelles, à travers l’Union départementale du Val-de-Marne. Après le congrès confédéral, en avril 1995, nous avons proposé aux équipes syndicales CFDT proches de nous, de matérialiser, en interne comme vis-à-vis des salarié∙es l’existence de deux CFDT : celle de l’appareil confédéral et de ses satellites d’une part ; celle des syndicats d’autre part. Nous n’avons pas été suivis. Des considérations tactiques ont été opposées : “il ne fallait pas se couper de grosses fédérations qui allaient bientôt nous aider à faire bouger la confédération”. Dans notre syndicat, nous n’avons jamais été partisan∙es de cacher nos positions, en espérant ainsi les faire progresser ! Aux manœuvres internes, nous préférons le débat.
Constatant les divergences importantes, dès le 14 décembre, nous demandions la tenue d’une assemblée générale des syndicats cheminots CFDT, début janvier, afin d’exiger un Conseil national confédéral dont le mandat serait de retirer le secrétariat général à Nicole Notat et d’organiser un congrès confédéral extraordinaire fin janvier. C’est l’objectif que nous nous sommes fixé∙es, ensemble, lors de notre Conseil syndical régional du 20 décembre. Notre choix entre le maintien, le développement de notre pratique syndicale et une bataille d’appareils coupés du terrain est vite fait. Notre priorité, répétons-le, est de sauver l’outil syndical, performant, que nous avons construit. Si nous ne pouvons plus le faire à travers la CFDT, nous ferons autrement. Ce n’est pas de gaîté de cœur, surtout pour ceux et celles qui y ont consacré une part importante de leur temps durant 10, 15, 20… ou 30 ans ! »
Apparait clairement dans ces quelques lignes ce qui fera la différence entre les collectifs faisant le choix de SUD à partir de janvier 1996, et ceux qui préfèreront poursuivre dans la CFDT. L’affaire du sigle peut apparaître comme une anecdote, mais elle est significative : aussitôt après le congrès confédéral d’avril 1995, notre syndicat proposait que toutes les structures de « la gauche CFDT » utilise un logo « Syndicats CFDT », matérialisant publiquement auprès des travailleurs et travailleuses « notre » CFDT. Pour des considérations tactiques, nous ne fûmes pas suivis, hormis par quelques autres syndicats de cheminots et cheminotes. Quelques mois plus tard, les trois semaines de grève et manifestations montraient à quel point assumer cette différence eut été judicieux. Le même schéma s’est renouvelé au tout début janvier 1996 : l’exigence d’un Conseil national confédéral, en vue de désavouer l’appareil confédéral, était porté par toute « la gauche CFDT » ; une partie devait se satisfaire du report d’une telle échéance, avec la perspective de mieux identifier d’ici là l’opposition. Ce fut « Tous ensemble », un an après refusé les « Syndicats CFDT ». Mais le problème essentiel n’était pas cette perte de presque une année : il était que nombre de camarades avaient, de toute manière, décidé de ne plus représenter la CFDT. Or, comme pour les camarades des PTT fin 1988 avec leurs élections de mars 1989, nous avions les élections à la SNCF en mars 1996, donc des candidatures à connaître et faire connaître en février. Pour l’équipe animatrice du syndicat, dès lors, il n’y avait pas d’autre choix : il fallait construire l’alternative, ne pas casser nos équipes militantes et, au contrainte, tenter de les renforcer par des collègues motivé∙es par le mouvement que nous venions de vivre.
Le congrès du 26 janvier s’inscrit dans la pratique du syndicat depuis des années : on n’élabore pas des stratégies dites politiques dans le dos des syndiqué∙es, sous prétexte que « ça ne les intéresse pas ». L’information est continue et complète. Après le congrès, le syndicat publie un tract reprenant les noms de « 117 délégué.es [qui] appellent à rejoindre le SUD ! » et de « 85 autres camarades [qui] assistaient au congrès et se joignent à cet appel ». Outre des syndicats cheminots d’une douzaine d’autres régions, étaient invités au congrès : la fédération SUD PTT et le syndicat SUD PTT du Val-de-Marne, le SNUI, le SNPIT, l’Union départementale CFDT du Val-de-Marne, les syndicats SGEN/CFDT Paris et Val-de-Marne, la CFDT Aéroport de Paris, la CFDT Air France Orly, la FGTE/CFDT, la Branche Cheminots CFDT, AC !, la CADAC, le DAL, la FASTI, la FNAUT, l’UNEF-ID.
L’alternative
Elle ne pouvait être dans les syndicats catégoriels présents à la SNCF (FMC et FGAAC à l’époque) ; pas plus dans ceux qui oscillaient entre collaboration avec les patrons et inféodation à des partis politiques (CFTC, FO). La CGT n’était pas une option non plus : plusieurs camarades en venaient, mais surtout nous étions confronté∙es à une CGT incroyablement sectaire. Cela se caractérisait par nombre de refus à nos propositions d’action unitaire mais allait plus loin encore : campagnes diffamatoires contre des militant∙es, tracts anonymes, soutien à la direction lors de licenciements après la grève de 1986/87… À peine le choix de SUD fait, nous retrouvions ces pratiques à notre encontre : lettre anonyme avec une publicité pour « exterminer les cafards » au domicile du secrétaire du syndicat, tract CGT diffusé sur les chantiers appelant à exterminer les militantes et militants SUD à coup d’insecticide ! Non, vraiment, les conditions n’étaient pas réunies. Soucieux de prendre en compte toutes les sensibilités présentes parmi les camarades de notre syndicat, nous avons pris contact avec la CNT ; une rencontre nous amena à constater que notre volonté de poursuivre dans la voie d’un syndicalisme de classe et de masse n’était pas compatible avec les orientations qui étaient alors celles de cette organisation, plus idéologiques que syndicalistes.
Le fer peinard de décembre 1995 explique alors : « Il nous faut reconstruire. Nous le ferons, pas en créant un syndicat de plus à la SNCF, sans autres perspectives. L’aspect interprofessionnel, le lien avec le secteur privé, sont parties intégrantes de notre démarche. D’autres forces syndicales, aujourd’hui incontournables dans leur secteur d’activité (SUD aux PTT, le SNUI aux impôts, la Confédération paysanne dans l’agriculture…) agissent dans un esprit similaire. Ce sont, avec les secteurs oppositionnels de la CFDT, les syndicats que nous retrouvons à nos côtés, dans les luttes, les manifestations, le mouvement social (AC !, DAL, etc.) ». En quelques mots, tout est dit ; d’autant que quelques lignes plus loin est évoqué le caractère international du syndicalisme à poursuivre et renouveler.
Le premier syndicat SUD Cheminots
Les sujets évoqués le 9 janvier, lors du Bureau [13] de ce qui est encore le syndicat régional CFDT de Paris-Sud-Est du 9 janvier illustrent les enjeux de cette période.
- Le collectif de la Branche Cheminots CFDT qui s’est tenu le 21 décembre : « attaques bien plus dures contre nous que contre les structures proconfédérales », « refus de fournir les moyens en temps 95/96 », « refus de tenir une AG de Branche début janvier », « refus de mettre au vote une motion de soutien au SGEN Paris ».
- La rencontre avec des camarades de diverses régions SNCF : « sur Rouen, la situation est grosso modo similaire à celle de Paris-Sud-Est », sur Paris–Saint-Lazare, une bonne partie des militants est favorable à la création de SUD, mais des difficultés pour mener le débat rapidement », « sur Paris-Est, des départs prévisibles sur Paris et quelques autres sur la région », « sur Clermont, sont partantes les équipes de Nevers, des possibilités aux Trains et au Dépôt de Clermont », sur Toulouse, la demande existe, mais le débat est verrouillé ».
- La rencontre avec le Groupe des 10 : « un dossier a été remis aux membres du Bureau », « réunion le 15 janvier avec des représentant∙es de collectifs militants partants pour SUD et des responsables du secteur juridique de SUD ».
- A.G. FGTE, le 6 janvier : « quitus accordé à la fédé sans problème, d’autant que les proconfédéraux, pour la plupart, étaient absents », « le discours sur le Conseil national confédéral de janvier change ; après celui-là, il y en aura un autre en avril, puis… », affirmation de la construction d’une tendance (logo, presse, trésorerie,…) », « on peut penser que cette majorité va éclater, à la fin du mois, après le refus du CNC de convoquer un congrès extraordinaire ».
- Le Bureau examine aussi les possibilités de location d’un local (fédéral) à Villeneuve-Saint-Georges, recense l’activité des sections syndicales, confirme que le congrès du syndicat se tiendra à Créteil, prépare les listes pour les élections professionnelles et fait le point sur la trésorerie.
Le congrès du syndicat est programmé pour le vendredi 26 janvier. Ce n’est pas un hasard. Nous tenons nos engagements jusqu’au bout : c’est le 24 que le Conseil national confédéral (CNC) statuait sur la demande de congrès extraordinaire soutenue par plus de 500 syndicats. Dès le 28 décembre, la Commission exécutive confédérale avait diffusé une note indiquant clairement qu’il était hors de question d’y donner suite. Mais puisqu’une partie de l’opposition voulait attendre la décision du CNC… Lors de celui-ci, 82 % des mandats rejettent la demande. Le 26 janvier, le congrès décidait très massivement la désaffiliation et le nouveau nom, sur la base d’un texte d’orientation évoquant notamment « le mouvement à la SNCF ; des réflexions sur l’auto-organisation, la démocratie, l’unité ; le souci de l’interprofessionnel ; la nécessité de sortir du carcan de la politique institutionnelle ; les conditions de reprise du travail, qui expliquent sans doute, en partie, le sentiment positif autour du souvenir de 1995 ; le syndicalisme de l’an 2000, avec bien des perspectives encore d’actualité aujourd’hui ». Aussitôt, toutes les directions d’établissement et la direction régionale étaient avisées des désignations de Délégués syndicaux SUD et également du changement d’affiliation pour les élu∙es DP, CHSCT et CE. La même opération sera effectuée dans toutes les régions où SUD est créé. S’en suivront des centaines de procès pour contester ces désignations ; des procès sur l’initiative de la direction et des syndicats, CGT et CFDT en tête.
Si Paris-Sud-Est fut le premier, d’autres suivirent rapidement, car nous ne faisons pas cela dans notre coin. Les liens crées depuis des années, avant tout parmi les structures cheminotes, mais aussi plus largement, continuaient. Le choix de SUD fut collectif, à ce niveau-là aussi. Des camarades qui, à titre individuel, n’étaient pas convaincu∙es, car y voyant une « division de la classe ouvrière », ont très activement participé à cette construction de SUD, parce qu’en phase avec leurs militantes et militants d’une part, parce que poussé∙es par le travail en confiance que nous faisons ensemble depuis des années d’autre part. Après Paris-Sud-Est et Paris-Est, ils et elles sont 170 à créer SUD Cheminots Clermont-Ferrand ; le 8 février 1996, le syndicat cheminot CFDT de Paris–Saint-Lazare, vote la désaffiliation : 342 mandats pour, 7,1 % contre, et 10,2 % d’abstention. D’autres AG fondatrices se tiennent avec 140 syndiqué∙es à Metz-Nancy, 220 à Rouen,
Le 15 février, 10 syndicats crées sur les régions SNCF de Paris-Est, Strasbourg, Metz-Nancy, Paris–Saint-Lazare, Rouen, Paris-Sud-Est, Clermont-Ferrand, Lyon, Chambéry et Montpellier annoncent la constitution de la fédération des syndicats de travailleurs du rail solidaires, unitaires et démocratiques SUD Cheminots. Le communiqué précise que la fédération est « déjà forte de 2 000 adhérents et en contact avec des collectifs sur 8 autres régions pour y constituer des syndicats » et qu’a été défini « un cadre d’orientations ; il sera soumis aux débats du premier congrès qui se tiendra le 27 avril 1996 à Villeneuve [14]. » Dès le lendemain, le numéro 1 d’une « édition Cheminots des Nouvelles du SUD [15] » est envoyé. Une première circulaire fédérale parait quelques jours après ; au sommaire, des informations juridiques à propos de la représentativité, le dossier de presse remis aux journalistes, des informations des syndicats régionaux, l’appel au contre-sommet du G7, l’annonce de la parution du premier numéro du journal fédéral. Tout en préparant les élections professionnelles, soutenant les actions revendicatives dans les régions et organisant la défense dans la multitude de procès, le collectif provisoire d’animation de la fédération, dès le 6 mars décide « l’adhésion formelle de la fédération à Agir ensemble contre le chômage ! (AC !), la Coordination des associations de défense du droit à l’avortement (CADAC), Solidaires face au G7 et prévoit celles à effectuer au Groupe d’information et des immigrés (GISTI), à la Fédération des associations de solidarité avec travailleurs immigrés. (FASTI), au Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (CEDETIM). Dès février, la fédération SUD Cheminots participe activement aux actions de la campagne unitaire revendiquant les transports gratuits pour les chômeurs et les chômeuses. En mars, elle est invitée au congrès du secteur ferroviaire de la Confederación General del Trabajo de l’État espagnol. Dès l’origine, les syndicats SUD du secteur ferroviaire ont vocation à rassembler tous les travailleurs et travailleuses du rail : le personnel SNCF quel que soit son statut, mais aussi les salarié∙es des Comités d’établissement et du Comité central d’entreprise SNCF, des entreprises de nettoyage, de la restauration ferroviaire, de gardiennage (on ne parlait pas encore de prévention/sécurité), des filiales SNCF, etc [16].
Les élections professionnelles du 26 mars ne se préparent pas sous un ciel serein ! Direction et syndicats CGT, CFDT, FO, FMC, « tous ensemble », ils trainent les équipes SUD devant les tribunaux. Côté CFDT, c’est la fédération avec qui nous agissions contre Notat et sa politique qui tente de nous faire taire, son avocat plaidant aux côtés de celui de la direction. Côté CGT, les notes transmises par la fédération aux syndicats sont claires : « si des listes SUD étaient déposées au premier tour, il conviendrait d’intervenir auprès de la direction […] En dernier ressort, il est bon de savoir qu’il existe la possibilité de saisir le Tribunal d’instance [17]». FO n’est pas en reste : « Nous tenir informés si des listes SUD sont déposées dans les établissements. Il est bien entendu également concernant cette organisation syndicale qu’il n’est pas question de signer des textes en commun, quel que soit le contenu [18] ». Au total, il fallut passer par 130 procès intentés par les patrons, la CGT, la CFDT, FO et la FMC [19]. La direction ajoute sa pierre à la croisade anti-SUD en refusant d’accorder les locaux aux nouveaux syndicats, en coupant le téléphone au local régional de Paris-Sud-Est. Mais le nombre d’adhérent∙es, les voix recueillies lors des élections, les actions revendicatives menées, les acquis sociaux défendus ou obtenus permirent la reconnaissance de « représentativité » locale ou régionale dès le début 1996 et nationalement le 31 mai 1997.
Le 28 mars, 21 000 cheminots et cheminotes sont privé∙es de listes SUD, suite aux recours de la coalition Direction — CGT — CFDT — FO — FMC [20]. Les élections sont reportées dans deux régions ; dans trois autres, la justice a donné raison à la coalition, mais des centaines de bulletins SUD « non valables » sont toutefois déposés dans les urnes. SUD a pu présenter des listes dans 5 régions [21] et malgré les entraves s’affirme comme la deuxième organisation (sur huit !), tous collèges confondus, sur les régions de Paris-Sud-Est, Paris–Saint-Lazare et Rouen, la troisième à Clermont-Ferrand et Lyon. SUD est majoritaire dans plusieurs établissements. À partir de là, l’aventure continue… Lors du congrès d’avril 1996, sont validés des principes de base : la limitation à 6 ans du temps de dégagement en permanence, les votes dans les conseils fédéraux et les congrès validés s’ils recueillent 2/3 des voix des adhérent∙es (par mandats) et 2/3 des voix des syndicats (un syndicat = une voix).
D’autres SUD sont possibles…
La première rencontre avec le G10 a lieu à l’occasion de sa réunion nationale du 4 janvier. Il s’agit alors de présenter celles et ceux qui envisagent leur départ de la CFDT dans les semaines qui viennent. Dès sa création, SUD Cheminots demande à participer comme observateur aux réunions du G10 et, six mois plus tard, le 16 septembre 1996, l’organisation en devient membre à part entière.
Basé sur l’expérience vécue, le présent article est centré sur SUD Cheminots. Mais en 1996, dans la suite du mouvement de 1995, c’est bien l’éclosion « des » SUD. Au printemps, les statuts provisoires d’un syndicat national SUD Éducation sont déposés, des syndicats départementaux sont créés à Toulouse, Paris, en Saône-et-Loire, dans l’Aisne, à Lyon, à Créteil, en Mayenne, à Montpellier, dans l’Hérault,… Il y avait aussi SUD Alsthom, SUD Métaux, SUD Chimie, SUD Culture, SUD Michelin, SUD Trésor… SUD Rural en juin… SUD FNAC en septembre… Cette multiplication des SUD a bousculé le Groupe des Dix. Elle avait aussi fait débat dans les SUD historiques. SUD Cheminots risquait de faire disparaitre les liens existants, à travers AC !, RESSY ou encore Collectif, avec la FGTE/CFDT qui était une des structures majeures de l’opposition CFDT. Pourquoi créer SUD Éducation alors qu’existait depuis peu la FSU, s’interrogeaient des militants et militants SUD ne travaillant pas dans l’Éducation nationale. Mais, toujours, et au-delà du juridique, l’aide de SUD PTT a été acquise dès les premiers contacts, à l’issue du mouvement de novembre-décembre 1995. Avec le temps s’est confirmé l’engagement pris par toutes ces structures : il n’était pas question de se servir du G10 pour créer une confédération des SUD. À travers les commissions nationales, le Bureau national, le Comité national, le Secrétariat national ou les Unions départementales et local, il s’agit de renforcer et développer notre outil commun. Les SUD issus du mouvement social de 1995 expriment la volonté d’un syndicalisme professionnel, car ancré sur le terrain de l’exploitation capitaliste : l’entreprise, le service, le chantier, le lieu de travail ; et d’un syndicalisme interprofessionnel, car inscrit dans un projet de transformation sociale anticapitaliste, autogestionnaire.
Nous parlons des 25 ans de Solidaires, mais l’histoire ici contée date de 28 ans, celle de SUD PTT et de SUD Santé remonte à 36 ans,… 76 ans si on parle de Solidaires Finances publiques héritier de 1948, 106 ans pour le Syndicat national des journalistes, fondé en 1918. Sans même nous référer à ces dernières dates, il est sans doute temps de cesser de nous présenter comme « un syndicat jeune ». Qui plus est pour nous adresser… aux jeunes. Une organisation née avant elles et eux n’est pas « jeune » ; mais elle peut « rester jeune », comme on le dit d’une personne qui, en réalité, ne l’est plus. Cela nécessite quelques engagements et travaux communs : organiser la transmission de quelques principes et pratiques, sinon on ne parle plus de la même organisation ; conserver la volonté de construire ensemble, à partir de son secteur professionnel et/ou géographique, mais pas seulement pour celui-ci ; oser prendre les initiatives permettant de s’adapter aux réalités contemporaines, ne pas s’enfermer dans le respect de règles mythifiées, parfois imaginées, en brandissant des « valeurs » aux contours trop vagues. Bref, inventez la suite !
⬛ Christian Mahieux
[1] Le symbole est double : il manifeste la volonté de poursuivre un syndicalisme interprofessionnel et c’est dans cette même salle que s’est tenu le congrès fondateur de SUD PTT, en 1989.
[2] Quand la modification statutaire ne sera pas possible sous cette forme (en général, il faut 66% des mandats), c’est une création de syndicat qui sera choisie (par exemple, le même jour, après le congrès de Paris-Sud-Est, des militantes et militants fondent le syndicat SUD Cheminots de la région Paris-Est.
[3] La Fédération générale des transports et de l’équipent de la CFDT regroupait plusieurs branches, auparavant nommées « unions fédérales » : ferroviaire, maritime, route, aérien, équipement…
[4] Théo Roumier, « Quand la CFDT voulait le socialisme et l’autogestion », Les utopiques n°10, éditions Syllepse, automne 2018.
[5] Christian Mahieux, « Contester l’armée », Les utopiques n°6, novembre 2017.
[6] Théo Roumier, « Contester dans l’armée », Les utopiques n°5, juin 2017.
[7] Christian Mahieux, « Il y a 50 ans, la CFDT et les luttes écologistes », Les utopiques n°15, éditions Syllepse, été 2020.
[8] Pierre Znamensky, « Le syndicalisme soviétique a-t-il existé ? », Les utopiques n°19, éditions Syllepse, printemps 2019.
[9] Christian Mahieux, Pologne : combats pour l’autogestion. Solidarnosc 1980-1981, éditions Syllepse, 2023.
[10] Michel Desmars, « Quand la gauche syndicale se dotait d’outils pour avancer », Les utopiques n°4, février 2017.
[11] Christian Mahieux, « La grève des cheminots 1986/87 à Paris Gare de Lyon : le bilan de la section syndicale CFDT en janvier 1987 », Les utopiques n°2, 2015.
[12] Le journal du syndicat était adressé, chaque mois, au domicile de chaque adhérent.e du syndicat (environ 700 personnes), aux syndicats de la CFDT Cheminots, de l’Union départementale 94 et de la « gauche syndicale », et diffusé dans les différents services ferroviaires de la région, soit un tirage de 6 000 exemplaires.
[13] Les membres du Bureau syndical : Roger Bini, Nathalie Bonnet, Brigitte Bouilhou, Chantal Capitaine, Nicole Chabaud, Hervé Coq, Gilles Delagneau, Francis Dianoux, Didier Fontaine, Jean-Luc Llanes, Didier Prieur, Mamadou Ly, Christian Mahieux, Serge Travaillé.
[14] Ce premier congrès se tient en deux parties ; En avril 1996, outre les statuts, six textes assez courts sont débattus, amendés et votés ; ils portent sur la réduction du temps de travail, les salaires, les droits égaux, la formation professionnelle, les Comités d’établissement, et enfin l’hygiène, la sécurité et les conditions de travail. Trois textes sont des contributions pour des discussions à poursuivre, en vue de décisions ultérieures : avenir de l’entreprise SNCF, international et unité syndicale. La seconde partie du congrès se tiendra à Lyon, en mars 1997, afin d’intégrer les nouveaux syndicats. C’est à cette occasion qu’un amendement est adopté par 91,61% des mandats pour changer le nom qui devient SUD-Rail.
[15] Nouvelles du SUD est le titre qu’utilisait la fédération SUD PTT.
[16] Dix ans après la création, ceci se matérialisait aussi au plan du Bureau fédéral qui comptait alors onze cheminots et deux cheminotes de la SNCF, mais également un camarade assurant le service de restauration à bord des trains, un salarié de CE, un nettoyeur d’une entreprise sous-traitant.
[17] Note de la fédération CGT des cheminots aux secteurs régionaux CGT, du 5 février 1996.
[18] Note de la fédération FO des cheminots aux secteurs régionaux FO, du 21 février 1996.
[19] L’important travail de défense juridique est coordonné nationalement par Henri Célié, avec l’aide de Thierry Renard de la fédération SUD PTT.
[20] FGAAC et CGC se joignent aussi aux contestations. Seule la CFTC s’en tient à l’écart.
[21] Présent dans 5 élections CE sur 24, SUD recueille 5,3% des voix au niveau national. Deux mois seulement s’étaient écoulés depuis les premières créations.
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