Ce que le chlordécone dit des territoires de la Martinique et de la Guadeloupe

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Ce texte est une réflexion issue des interventions et débats qui se sont exprimés lors de l’atelier « chlordécone, vérité et réparations » lors de l’Université des mouvements sociaux et des solidarités en août 2023 à Bobigny. De longue date, SUD PTT s’est intéressé à faire le lien entre défense des intérêts des travailleurs et travailleuses antillais·es et le passé colonial et esclavagiste, considérant que la situation sociale et économique des Antilles, les conditions faites aux Antillais·es au travail avaient à voir avec ce passé, qu’ils et elles vivent aux Antilles ou ailleurs. SUD PTT, avec Solidaires, a donc contribué à la tenue de cet atelier dans lequel un duplex était organisé entre Bobigny, la Martinique et la Guadeloupe. Un manifeste est issu de ce travail.


Retraitée d’Orange, militante de SUD PTT, Verveine Angeli a été membre du secrétariat national de l’Union syndicale Solidaires de 2014 à 2020. Membres d’ATTAC France, elle est aussi active au sein de la Fédération des associations de solidarité avec tou·tes les immigré·es. Postier retraité, Jean-Paul Dessaux est militant SUD PTT. Il a participé durant des années à la commission fédérale Antillais, Guyanais, Réunionnais et représentait la fédération dans le collectif unitaire qui a notamment publié les brochures L’esclavage républicain.


Manifeste rédigé à l’occasion de l’Université des mouvements sociaux et des solidarités, en août 2023. [DR]
Manifeste rédigé à l’occasion de l’Université des mouvements sociaux et des solidarités, en août 2023. [DR]

Qu’est-ce que le chlordécone ?

Le chlordécone est un insecticide utilisé de façon massive pour la culture intensive de la banane depuis 1972. Sa dangerosité a commencé à être connue en 1976, à la suite d’un accident et une interdiction aux États-Unis. Mais dès les années 50-60, sa dangerosité en tant que perturbateur endocrinien et les risques cancérogènes associés sont établis pour les souris. Or, ce qui est dangereux pour les animaux l’est dans l’immense majorité des cas pour les humains [1]. En 1990, il a été interdit sur le territoire métropolitain en continuant à être autorisé pendant trois ans aux Antilles, période pendant laquelle les grands propriétaires de bananes ont acheté les stocks existants et les ont utilisés, y compris après la date butoir de manière illégale. L’Organisation mondiale de la santé (OMS), quant à elle, avait alerté sur le caractère cancérigène du chlordécone dès 1979.

Épandage massif cela veut dire utilisation de l’aviation avec des nuages toxiques touchant bien plus que les bananes : les maisons, les jardins potagers, la chaîne alimentaire (les élevages bovins notamment) … On sait aujourd’hui les pollutions de la terre, de l’eau jusqu’au littoral et les conséquences en matière de santé publique : cancers, perturbations endocriniennes, contaminations in utero. Quand le scandale a éclaté, les originaires des « DOM », selon l’appellation de l’époque, ont décrit à leurs collègues dans les lieux de travail en métropole, à quel point eux et elles connaissaient cette situation pour avoir vu les effets du produit sur la végétation et bientôt sur les humains eux et elles-mêmes : le produit est détecté chez 92% des personnes en Martinique et 95% en Guadeloupe selon Santé publique France. Le Comité des droits de l’enfant de l’ONU, en date du 2 juin 2023, a publié un rapport mettant en cause la France pour l’accès à l’eau potable et à l’assainissement en Guadeloupe.

Pourquoi le chlordécone nous parle des territoires ?

L’esclavage a été utilisé pour la culture de la canne à sucre aux Antilles comme dans d’autres territoires : Haïti, bien sûr mais aussi Sao Tomé, Brésil… C’est le démarrage de l’expansion économique basée sur la plantation esclavagiste qui va permettre l’avènement du capitalisme [2]. Avec cette culture devenue monoculture, le paysage a été modelé, les hommes et les femmes importé·es et utilisé·es comme moyen d’enrichissement de quelques un·es. Le développement capitaliste s’est fait à ce prix pour les êtres humains et la nature, et le développement économique des pays européens avec. Aux Antilles françaises, la monoculture de la banane a pris le relais. Et tant que le système est rentable, il continue… Ces régimes de monoculture et productivistes entraînent des conséquences écologiques. L’affaiblissement de la biodiversité, les moindres systèmes de défense des plantes et de fertilité des sols, c’est de plus grands risques de maladies, de développement de parasites des plantes. Et l’utilisation de pesticides, béquille chimique de ces productions, est la réponse trouvée au grand bénéfice des firmes de l’agrochimie et au détriment de la terre, de l’eau et des habitant·es. Aujourd’hui, on a une situation de très grande dépendance économique des Antilles, ressemblant en cela à celle de nombreux pays dominés, puisque 80% des produits de consommation courante sont importés et un régime d’exportation de monoculture est en place. Cette situation entraîne évidemment des conséquences en matière de coût de la vie. Et la pollution de la terre au nom de cette monoculture a débouché sur un énorme paradoxe : la terre, comme l’eau, a été polluée pour une culture exportée à 99 % et il faut maintenant importer une partie non négligeable de produits alimentaires locaux, comme les ignames, à cause de cette pollution.


Banderole déployées lors de la manifestation du 25 mars contre le racisme et pour la régularisation des sans-papiers. [DR]
Banderole déployées lors de la manifestation du 25 mars contre le racisme et pour la régularisation des sans-papiers. [DR]

Il faut dire aussi que les grandes familles (les békés) qui possèdent les plantations de bananes sont aussi celles qui possèdent les grands commerces : succursales de Carrefour et autres entreprises de la grande distribution. Ainsi on a un système économique typiquement colonial, dont les bases ont été posées avec la production esclavagiste. Comme le dit Théo Lubin, président du comité d’organisation du 10 mai dans le manifeste Chlordécone, vérité et réparations : « De fait qu’il s’agisse du tabac, de la canne puis de la banane, nous avons à faire à un lobby bien structuré – hélas soutenu par les pouvoirs publics comme l’a montré le scandale du chlordécone – ; et ce lobby a su tirer bénéfice de l’insularité pour se développer dans d’autres secteurs comme l’import-export ou la grande distribution. L’occasion fait le larron : les conteneurs quittent alors les Antilles chargés de bananes et reviennent non pas à vide mais remplis de produits importés. Très majoritairement pour le même lobby. » Aussi, appropriation forcée et violente des terres en massacrant les premiers occupants, les peuples amérindiens, esclavagisme, colonialisme, monoculture et mainmise sur les économies locales sont intimement liés dans l’histoire d’hier et encore celle d’aujourd’hui !

Premières concernées : les ouvrières agricoles de la banane

Évidemment ce n’est plus l’esclavage. Mais le capitalisme porté par les grandes familles békés fait peu de cas de ceux et celles qui travaillent, obligé·es pour des salaires très faibles de porter 7 tonnes de bananes par jour. Le collectif des ouvrier·ères empoisonné·es par les pesticides s’est créé pour répondre aux préoccupations des ouvrières de la banane. Elles l’ont dit dans leur contribution au manifeste :

« Il est symbolique que deux femmes qui avaient participé à la grande grève des ouvriers et ouvrières agricoles de janvier- février 1974, soient à l’origine de la mise sur pied de notre Collectif des ouvriers (ères) empoisonnés (es) par les pesticides. C’est en 2019 qu’elles ont fait appel à des militants qui étaient à leurs côtés à l’époque pour leur dire : “Nous sommes les principales victimes ; c’est nous que les grands planteurs ont obligés à semer le poison à mains nues ; en 1974, le quatrième point de notre programme de revendication était la suppression totale de l’usage des pesticides ; l’armée française nous a tiré dessus à balles réelles ; nous avons eu deux morts et une dizaine de blessés ; aujourd’hui, tout le monde parle de chlordécone mais jamais personne ne parle de nous qui en souffrons toujours des dures conséquences. Il nous faut remonter au créneau !”

Il est incontestable que les femmes martiniquaises sont les plus concernées par les conséquences du crime d’empoisonnement qui a été consciemment commis contre notre peuple. L’enquête menée par notre Collectif et qui a concerné 1500 personnes, nous a révélé que l’écrasante majorité de celles qui ont été contraintes à utiliser les différents pesticides sont porteuses de lourdes pathologies : cancers de toutes natures, maladie de la thyroïde, polyarthrites, cécité, maladies dégénératives, etc.

A ce sujet, il faut préciser que le chlordécone est mis en avant, mais pas moins d’une soixantaine de molécules dangereuses ont été utilisées, dont les fongicides présents dans les bacs de lavage des bananes, ou épandus par voie aérienne. A ces pathologies touchant directement les ouvrières, il faut ajouter celles qui frappent leurs enfants : Record d’endométriose de stade 4 pour leurs filles, naissance avec des malformations cardiaques ou génitales pour leurs enfants garçons, cancers très précoces, dérèglements hormonaux, troubles de l’acquisition et du comportement, etc. Ce sont les femmes ouvrières empoisonnées par les pesticides qui ont eu à charge toutes les souffrances de ces enfants-là et qui ont vu leur possibilité de travailler compromise. Ce sont elles qui subissent tous ces traumatismes psychologiques évidents que les empoisonneurs refusent de prendre en compte. Ce sont elles qui se retrouvent en majorité avec des pensions de retraite variant entre 200 et 500 euros, parce qu’elles étaient sous payées et que les employeurs ne déclaraient pas leur travail.

Mais, chez nous, on a l’habitude de dire que les femmes martiniquaises sont des “potomitan [3]”. Elles n’ont cessé de le prouver en étant à la pointe de tous les mouvements sociaux au cours de notre histoire. Les femmes sont largement majoritaires dans notre Collectif. Lors des mobilisations ou lors des rencontres avec les autorités françaises et les administrations, elles sont aux avant-postes pour livrer leurs témoignages et dénoncer ouvertement la responsabilité de l’État et des grands planteurs… »

Les exemples sont nombreux où les travailleurs et travailleuses sont les premier·ères et les plus concerné·es par l’utilisation des produits chimiques et les pollutions liées à l’agriculture : l’entreprise Triskalia en Bretagne où des travailleurs ont été victimes des produits chimiques dans les silos de céréales [4] ou le décès d’un chauffeur mort au volant d’un camion transportant des algues vertes [5]… La situation à la Guadeloupe et la Martinique est juste plus massive et les possibilités d’y échapper plus difficiles car, dans une situation d’insularité, le départ est synonyme d’un plus grand éloignement voire d’exil.

Réappropriation, réconciliation avec le vivant, reconquête d’espaces

Les termes utilisés par les intervenant·es parlent anticolonialisme, anticapitalisme et écologie. A court terme, les enjeux concernent en grande partie le système de santé, le soin à porter aux victimes et les réparations, indemnisations financières nécessaires pour ceux et celles rendues malades ou ayant perdu un·e conjoint·e, un·e parent·e, par le chlordécone, devenu symbole d’un système économique mortifère. Mais il y a nécessairement des enjeux de long terme qui imposent de s’interroger sur le sens des réparations à exiger. Quand l’État français dit que les conséquences du chlordécone vont se produire pendant 30 ans, il est déjà en deçà de ce que certains experts disent et qui parlent plutôt en siècles. Cela implique de toute façon de poser l’enjeu de la transformation sociale pour un système économique, social et écologique durable. Et ce sont des enjeux propres à ces territoires. Que faire de la monoculture ? Produire local, utiliser des circuits courts, des petites unités de production, un système adapté à ces enjeux de démocratie locale, tout ceci prend un sens différent de l’utilisation de ces mots en région parisienne ou dans tout autre territoire. Cela veut dire penser véritablement une économie locale. Pas nécessairement fermée, parce que la Guadeloupe et la Martinique appartiennent à une entité géographique. Les échanges commerciaux ne nécessitent pas de passer systématiquement par la métropole comme c’est le cas aujourd’hui, mais cela implique de se débarrasser des oripeaux coloniaux.


Banderole de l’association Divineslgbtqi+, afin de sensibiliser au scandale du chlordécone aux Antilles. [Divineslgbtqi+]
Banderole de l’association Divineslgbtqi+, afin de sensibiliser au scandale du chlordécone aux Antilles. [Divineslgbtqi+]

Des initiatives à venir

Les participant·es à cet atelier ont échangé sur les enjeux et procédures juridiques en cours, mais aussi sur d’autres initiatives de mobilisation en préparation : journées, conférence des peuples… un cadre auquel les syndicalistes que nous sommes devront s’intéresser.


Verveine Angeli, Jean-Paul Dessaux


[1] Voir l’audition de l’avocat Christophe Lèguevaques devant la commission d’enquête parlementaire en 2019 : www.leguevaques.com/videos/Commission-d-enquete-parlementaire-Chlordecone-mp4_v33219346.html

[2] Voir Les utopiques n°22 dont le dossier a pour titre « Anticapitalisme : pourquoi ? Pour quoi ? » et notamment : Verveine Angeli, Jean-Paul Dessaux, Sébastien Véga, « Les rapports toujours coupables du capitalisme avec le racisme », Les utopiques n°22, éditions Syllepse, printemps 2023.

[3] Expression créole antillo-guyanaise désignant la personne, la mère, sur qui tout le foyer familial s’appuie.

[4] Voir : Éric Beynel, Serge Le Quéau, Nutréa-Triskalia à Saint-Brieuc, un combat exemplaire !, Les utopiques n°9, éditions Syllepse, automne 2018.

[5] A ce sujet, voir l’excellent film de Pierre Jolivet, Les algues vertes (2023).

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