Luttes paysannes, rurales … et Solidaires
Du 26 août au 3 septembre 2023, se sont tenues les rencontres transnationales des luttes paysannes et rurales, près de Bure, là où l’industrie nucléaire française veut enfouir des tonnes de déchets nucléaires hautement radioactifs pour des dizaines de milliers d’années, ravageant forêts et terres arables pour construire des infrastructures pharaoniques. Les objectifs de ces rencontres étaient pluriels.
John Doutre est co-porte-parole du Syndicat meusien des agents territoriaux SUD CT 55, élu du personnel. Yannick Baraban est garde forestier à l’Office national des forêts depuis 24 ans, dans le nord de la Meuse. Il est élu SNUPFEN Solidaires dans ce département et siège en Formation santé sécurité et conditions de travail. Tous deux sont co-délégués de Solidaires Meuse. Alexandra Nagy, forestière et militante SNUPFEN Solidaires en Alsace, est représentante du personnel forestier dans le Haut-Rhin où elle siège au Conseil social d’administration territorial.
L’essor du mouvement part de deux constats
- les espaces ruraux sont victimes de toutes sortes d’attaques (l’agriculture chimique intensive et les sylvicultures non pérennes, le tourisme, la multiplication de grands projets inutiles, l’artificialisation et l’accaparement des terres) liées au système productiviste, extractiviste et capitaliste ;
- ces espaces sont investis par différents types de luttes : contestations d’agriculteur·rices ; blocages ou sabotages de grands projets industriels, occupations de type ZAD, installations paysannes collectives.
Mais les acteurs de ces luttes ont de grandes difficultés à communiquer les un∙es avec les autres. Un des objectifs du camp était donc de permettre aux participant∙es de sortir de l’isolement, de visibiliser et décloisonner les luttes, et de dépasser certains clivages pour consolider les alliances et amitiés politiques entre celles et ceux qui les mènent. Il s’agissait aussi d’identifier les défis à relever pour mettre en place et pérenniser des alternatives paysannes désirables, rejoignables et respectueuses de l’environnement : comment rendre la paysannerie attractive, comment faciliter l’accès à la terre, comment (ré)acquérir les savoirs faire, quels modèles agricoles et quelle organisation humaine ? Comment bâtir et maintenir les collectifs paysans dans la durée ? Comment ne pas reproduire en leur sein les dominations que nous combattons à l’extérieur ? Comment faire face ensemble aux enjeux sociaux, climatiques et écologiques ?
Et le syndicat dans tout ça ?
Pour Solidaires, il y a nécessité à trouver un équilibre social, environnemental et économique. S’atteler à cette transformation sociale et écologique est d’autant plus important que le capitalisme tente de reprendre à son compte la question environnementale, avec tous les moyens dont il dispose : financement de la croissance dite verte, lobbying des multinationales dans les négociations climat de l’ONU, développement du marketing lui aussi dit vert, recours à la technoscience pour résorber les gaz à effet de serre ou mettre en avant des sources d’énergie à faible émission comme le nucléaire, en occultant les risques liés aux radiations. L’enjeu est donc de définir la perspective stratégique d’un nouveau mode de développement, qui parvienne tout à la fois à rompre avec la logique productiviste et à combiner la satisfaction des besoins sociaux, tant à l’échelle nationale que mondiale. Il est nécessaire de considérer les conditions permettant d’arrêter la course à la surproduction et à la surconsommation. Le productivisme et la nécessité de croissance intrinsèque au capitalisme sont les moteurs dans la destruction de la planète.
Ces leviers du capitalisme portent en outre une responsabilité forte dans l’intensification des catastrophes, ainsi que dans la diffusion de maladies. En détruisant les écosystèmes et leurs équilibres, ils favorisent le passage de maladies des animaux aux humains, notamment par l’augmentation galopante de surface de terres cultivées ou constructibles sur des zones naturelles jusqu’ici épargnées. La poursuite de la hausse des gaz à effets de serre, l’extractivisme (minerais, énergies fossiles dont gaz de schiste…), l’augmentation des besoins en énergie, le gaspillage, la multiplication des déchets et notamment des matières plastiques et des déchets dangereux (chimiques et radioactifs), l’agriculture et l’élevage intensifs, sont autant de maux qui montrent les limites du système capitaliste. Pourtant, ce système destructeur se présente toujours comme la seule solution à sa propre crise.
La participation de Solidaires Meuse
Nous souhaitions renforcer les liens avec les acteurs et actrices de la paysannerie locale et de la lutte contre le projet CIGEO [1] et connaître les problématiques auxquelles iels sont confronté∙es au quotidien ; mais aussi, présenter notre outil syndical et nos revendications, trop souvent ignorées par les militants et militantes écologistes, qui limitent leur action au temps hors-professionnel ; et dénoncer le piège du « capitalisme vert » ou de l’exploitation associative. L’Union syndicale Solidaires revendique une autre agriculture, au côté de la Confédération paysanne : pour faire face aux problèmes écologiques, agricoles et sanitaires, pour créer et localiser des emplois, en relocalisant les productions agricoles avec le maintien d’une agriculture paysanne plus sobre en transport et intrants et plus créatrice d’emplois
L’Union départementale Solidaires Meuse, le SNUPFEN Solidaires et SMAT SUD CT 55 [2], prennent en compte ces revendications nationales dans leurs dimensions locales. D’abord, parce que nos luttes syndicales sont aussi des luttes rurales. Nos collègues vivent et travaillent ici, dans la forêt et les champs, ou à proximité. La condition des travailleur-ses, paysan∙nes ou non, est indéniablement liée à la paysannerie, à la lutte paysanne, et au renouveau de pratiques respectueuses de la nature et des gens. Nous subissons tous les effets locaux et globaux des attaques sur les milieux naturels et les écosystèmes, qui affectent directement la paysannerie. L’alimentation, l’eau que nous buvons, l’air que nous respirons, les écosystèmes dans lesquels nous vivons, sont ravagés par les agrobussinessmen, et pollués par l’industrie chimique. Quel avenir désirable, ou même vivable, pourrions-nous imaginer dans un territoire destiné à recevoir la poubelle nucléaire du projet CIGEO, et le monde nucléarisé qu’il promet ?
BURE, UNE FIN D’ÉTÉ
BURlesque et sombre aussi. Des stands qui parlent de luttes paysannes, de luttes pour l’accès aux terres, de luttes contre l’agro-business, contre un courant dominant aliénant et contre l’idéologie nucléaire. Mais une lutte festive aussi, qui s’envisageait dès le premier soir avec un handi-concert puis un sound-system, tout en techno, pour une bonne partie de la nuit. Comme sorties de terre, des toiles de tentes au soleil avec la joie de penser et faire ensemble un camp collectif, le temps de quelques jours, par-delà les orages des quotidiens.
BURritos ? Ah ça non, il fallait oublier : sur le camp, tout était végan, exceptée la chair humaine. Quoi que des burritos végans, on aurait pu en faire aussi. Personnellement, je mange de la viande, mais cela me convient très bien de ne pas en manger pour quelques jours. J’avais un transit assez exceptionnel d’ailleurs durant toute cette semaine, peut-être même un peu trop actif. D’ailleurs ne dit-on pas que l‘intestin est notre deuxième cerveau ?
BURaliste … pas à moins de 50 km. Ça tombe bien, je n’ai jamais eu de tiercé gagnant et je ne fume pas.
BUReaucrates. On se sentait sacrément loin d’eux à Bure. On n’était pas en chemise, plutôt en claquettes ou même pieds-nus pour sillonner les champs et faire une balade en forêt, histoire de sentir un peu le chatouillis des ronces.
BURn-out. Comment se sentir à l’aise au sein de chaque débat, de chaque table ronde ? Autour des tables pendant les repas ? Quelle attitude avoir, comment les autres me percevraient-ils ? Comment les percevrais-je ? On s’est beaucoup souri, et on s’est pas mal parlé, et on s’est finalement invité∙ à prendre chacun∙e une place dans un ailleurs du champ des possibles, perdus ou plutôt trouvés au milieu de nulle part. Jusqu’où serais-je prête à aller désormais ? Jusqu’où irons-nous, ensemble et avec quels engagements ? Est-ce qu’on changera la donne vraiment ?
Différents de ce que nous étions avant Bure, il nous faudra pouvoir re-exister, avec tous nos paradoxes et nos incomplétudes, dans les différentes sphères du monde qui nous entoure, qui nous nourrit, nous compose et que l’on construit aussi. J’ai pris un peu plus conscience que je vais devoir sans cesse me convaincre de mes propres identités multiples, de celles des autres aussi, de ces personnes non-binaires, de ces hommes-femmes ou femmes-hommes, ces ielles. La position binaire, est une position ou une tendance à laquelle on revient sans cesse dans nos prises de positions durant les débats, avec les autres et avec nous-mêmes. Nous devrons nous convaincre sans cesse, ici à Bure et après, que la vie naît et ne se maintient que dans la diversité. D’ailleurs, énoncer le pronom qui nous convient avant d’entrer dans une discussion, c’est peut-être un moyen de marquer cette non-binarité, créer un redimensionnement de soi plus grand, aux contours moins définis que simplement par notre apparence. Personnellement je me sens « elil », un peu comme un « elle » qui va souvent vers le « il » ; mais comme ça ne se dit pas vraiment j’ai simplement dit « elle » avant de parler dans les groupes à Bure. Au camping, on avait pas mal d’options avec un coin « famille », un coin « mixte » et un coin « non-mixte ». Aux toilettes aussi, pisser debout dehors, debout accroupie, ou en cabane et toutes ces options possibles sur un espaces de quelques mètres carrés de terrain. C’était chouette d’explorer toutes ses façons de pisser (bon excepter la première option, pas possible naturellement pour moi au final et merde !).
Alexandra Nagy
Le SMAT SUD CT 55 a initié une réflexion sur la solidarité entre travailleur-ses paysan∙nes et non-paysan∙nes, au-delà des luttes, à l’occasion de son dernier congrès : comment agir pour que les allocataires et les personnes avec des revenus modestes puissent se nourrir correctement ? Quelles valeurs communes portons nous (ou non) avec les paysan∙nes et leurs organisations ? Peut-on imaginer des actions communes ? Comment contribuer à l’essor d’une agriculture paysanne vertueuse ? Notre participation aux rencontres s’est concrétisée par l’animation de deux ateliers, destinés à échanger sur des exemples de solidarités travailleur∙ses paysan∙nes et non-paysan∙nes et sur les perspectives d’entraide.
Les forestier∙es du SNUPFEN ont participé à visibiliser les problématiques forestières, en forêts publiques notamment. Depuis 50 ans, le monde industriel exerce une pression constante sur les politiques forestières, et influe sur une orientation d’industrialisation des forêts. Leur but est simple : le profit à court terme, même aux dépens de la survie des forêts. A coups de plans de relance non réfléchis et d’artificialisation des peuplements forestiers, les dirigeants forcent les forestier∙es à couper plus et à renier leur vocation de protecteur et protectrice d’un bien commun à tous les citoyens et citoyennes. Au travers des balades menées dans la forêt toute proche du camp, sous les drones espions qui tentaient de nous localiser, nous avons partagé nos visions de la forêt d’aujourd’hui, les craintes et les colères de chacun∙e devant l’évidente opposition entre le court-termisme financier et le long terme des équilibres forestiers. Humilité et patience : ces deux mantras guident le/la forestier∙e dans ses décisions sylvicoles. Nous avons abordé les différentes alternatives possibles pour aider la résistance des forêts aux effets des changements globaux. Résister, c’est aussi le combat des forestier∙es face aux injonctions contradictoires. Nous avons partagé, au long des sentiers de la forêt, les espoirs qui naissent des luttes communes. Nous avons dénoncé et déconstruit les discours pseudo-scientifiques manipulatoires. Nous avons tissé des liens de solidarité dans les luttes, pour devenir aussi résistant∙es que nos forêts.
Parmi les exemples d’initiatives de solidarité, a été abordé celui de la syndicalisation des salarié∙es agricoles (ouvriers et ouvrières, saisonniers et saisonnières, avec ou sans papiers …), avec l’exemple d’un Syndicat SUD en cours de création dans le Vaucluse ou du Collectif de défense des travailleur∙euses étranger∙es dans l’agriculture (CODETRAS [3]). Deux ateliers avaient pour thème une expérimentation de sécurité sociale de l’alimentation dans le Vaucluse. Si l’Union départementale Solidaires et ses structures membres n’avaient pas été présentes, la pertinence de l’outil syndical, avec une perspective de transformation sociale, internationaliste, unitaire et démocratique, dédié aux salarié∙es ou aux privé∙es d’emploi, n’aurait pas été abordée dans les ateliers. Pourtant, les participantes et participants formaient bien un public directement concerné par cet outil, pour se défendre, se former, s’organiser etc., et peut-être démultiplier les effets de leurs engagements.
Et CIGEO ?
Les rencontres se sont tenues dans le secteur menacé par le projet CIGEO d’enfouissement des déchets les plus radioactifs. Pour l’instant, ce projet n’est pas autorisé. D’immenses chantiers d’infrastructure sont cependant annoncés, des centaines d’hectares de terres agricoles et de forêts ont d’ores et déjà été achetées par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, et des expropriations pourraient suivre.
Et si vous veniez vous installer par ici ?
⬛ Yannick Baraban, John Doutre
[1] Centre industriel de stockage géologique (pour déchets radioactifs).
[2] Syndicat national unifié des personnels des forêts et de l’espace naturel et Syndicat meusien des agents territoriaux SUD Collectivités territoriales.
[3] www.codetras.org
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