Les Unions locales à la CGT
D’abord avec les Bourses du travail, puis les Unions locales, la CGT dispose depuis longtemps d’un maillage des territoires pour accueillir les salarié∙es et les organiser à la base. Ce réseau compte encore dans le rapport des forces. Mais il s’est affaibli ces dernières décennies. Dans cet article sont abordés quelques thèmes seulement, car les situations sont très diverses, ainsi que quelques pistes, contribuant à un débat qu’il est, en revanche, urgent d’engager, à la CGT, comme dans tout le syndicalisme de luttes.
Salarié de Pôle Emploi, Michel Tommasini milite au sein de l’Union locale CGT d’Epinal (Vosges). Il est membre du comité de rédaction de La Révolution Prolétarienne.
Quelques mois avant son dernier congrès confédéral, la CGT a organisé, les 11 et 12 octobre 2022, une conférence sur les Unions locales (UL). Elle devait être un appui pour les débats de ce congrès, mais le contenu de ce dernier n’a, malheureusement, pas permis de se saisir de cette initiative. Ce n’est pas la première, il y en a eu d’autres dans le passé, la précédente s’est tenue en 2007. Ces deux dernières conférences ont été organisées pour tenter de trouver des solutions à ce qui était devenu une évidence : le réseau de ces structures de base, premier lieu de contact avec la CGT pour une part importante des salarié∙es qui s’adressent à elle, est en difficulté. Aujourd’hui, le constat reste fondamentalement le même, la CGT n’a pas réussi à enrayer la tendance à l’affaiblissement de son réseau d’UL.
Alors même que les deux dernières décennies ont démontré, lors d’au moins trois conflits sociaux majeurs sur les retraites (2010, 2019 et 2023), l’importance des UL, condition nécessaire, à l’établissement d’un rapport de forces suffisant, la grève massive et reconduite, pour gagner face aux projets des gouvernements et du patronat. L’importance des UL dans les stratégies des luttes, de syndicalisation de masse, de victoire de la CGT sur ses revendications de transformation de la société, devrait donc être aujourd’hui une des questions prioritaires pour la confédération. Cependant, ce réseau d’UL est encore bien existant, mais contrasté car les situations sont évidemment bien différentes selon les territoires ; il démontre chaque jour le potentiel de ce qui est réalisé au quotidien, ainsi que de ce qui pourrait être développé, en lien avec les évolutions internes nécessaires de la CGT sur ses modes d’organisation. Un des objectifs de la prise en compte des UL dans une stratégie de construction syndicale est aujourd’hui pour la CGT celui de regagner en légitimité, parmi l’ensemble du salariat dans toute sa diversité, à représenter les intérêts immédiats et fondamentaux des travailleurs et des travailleuses dans leur ensemble. Car cette légitimité ne se décrète pas, ni ne s’acquiert pour toujours à un moment donné. C’est une lutte permanente.
L’interpro, pourquoi c’est compliqué ?
Il y a une raison de fond aux difficultés à faire exister à un niveau suffisant et permanent l’activité syndicale interprofessionnelle dans les territoires, par les unions locales. Au quotidien, on lutte contre son patron, d’abord et avant tout sur son lieu de travail. C’est là une force objective, une force qui tend à ramener constamment le militantisme sur ce lieu. Heureusement, car sans cela le syndicalisme n’existerait pas. Mais c’est une force qui s’oppose, de fait, à la dimension plus générale de l’interprofessionnel. Il y a là une contradiction réelle qui ne peut être supprimée, sauf dans les discours creux. Il n’y a pas d’un côté les « bons militants » qui s’investissent dans leur UL, et de l’autre les « mauvais militants » qui la désertent. Il est donc important de prendre toute la conscience nécessaire de cette tension dans le militantisme en Union locale. Ce qui impose tout un travail permanent de débat, de formation, de démonstration pour convaincre de donner des forces, en temps, en efforts, en moyens financiers, et qui le seront dans l’immédiat au détriment de l’action syndicale sur le lieu de travail, dans une proportion raisonnable. Mais qui, à terme, seront des forces qui viendront la renforcer.
Affaiblissement des UL dans la CGT
Le compte-rendu de la conférence sur les UL de la CGT d’octobre 2022 est paru dans Le Peuple n°1774, février 2023, organe officiel de la CGT, bimestriel. On y prend connaissance de quelques chiffres intéressants, établis pour 2020 ; même si les chiffres ne sont pas toute la réalité. La CGT compte alors 810 Unions locales, pour 855 en 2007. Cette baisse est expliquée en partie par des fusions d’Unions locales décidées dans les départements. Mais ces fusions ne disent pas les raisons pour lesquelles elles ont été faites… Plus de 59 % des UL concentrent jusqu’à 500 adhérents et adhérentes, avec 10 UL avec plus de 5 000 membres, et 126 UL ont moins de 100 adhérent∙es. Enfin, la CGT, qui a 605 603 adhérent∙es en 2020, en compte 15,5 % dits « isolé∙es », c’est-à-dire sans rattachement à un syndicat de base. Ce sont en fait, principalement, les UL qui syndiquent ces personnes, par la cotisation, car elles regroupent 70 % des isolé∙es. Il y a donc une grande diversité de situations, notamment sur la taille des UL, leurs forces militantes et donc leurs capacités d’action. Cette diversité se retrouve aussi sur le maillage des UL dans un département. Ce que l’on peut dire alors des UL à la CGT doit absolument éviter les généralisations abusives. Car, en plus, il faudrait aussi prendre en compte le type de salariat sur le territoire des UL, entre les branches professionnelles, la taille des établissements, etc. Mais même si la différence est grande entre une UL d’une centaine d’adhérent∙es, et une autre de plusieurs milliers, une donnée objective est commune à toutes : le taux de syndicalisation y reste celui de la CGT au niveau national parmi les actifs et actives, autour de 2 %. Ce qui est un taux bien trop faible. Le problème des UL à la CGT est donc avant tout celui de la faiblesse de la CGT (et de toutes les organisations syndicales) en termes d’adhésion.
Le constat est évident, le réseau des Unions locales dans la CGT s’est affaibli lors des dernières décennies : en nombre d’UL, donc en maillage des territoires, mais aussi terme d’investissement des syndicats dans ces structures. Les raisons sont multiples, on en citera une partie, mais il est important aussi de ne pas mythifier le passé. Les documents internes de la CGT, à tous niveaux, montrent, quelle que soit l’époque, les difficultés persistantes, même si elles étaient en partie différentes de celles d’aujourd’hui, rencontrées par les Bourses du travail ou les Unions locales ensuite. L’arbre des périodes de forte conflictualité sociale ne doit pas cacher la forêt des moments où la lutte des classes prend des formes bien moins spectaculaires. L’Union locale est une forme syndicale, elle reflète donc tous les aspects de la « crise du syndicalisme ». Parmi les raisons de l’affaiblissement des UL dans la CGT, il y a d’abord celles qui ne dépendent pas de la CGT elle-même. La baisse très importante de l’adhésion à la CGT depuis le milieu des années 1970, par la désindustrialisation, l’éclatement des collectifs de travail, la précarité croissante, le démantèlement des grands services publics, etc., a provoqué mécaniquement une baisse du nombre de militant∙es et un repli sur l’entreprise pour résister au mieux aux effets du néolibéralisme. Les « places fortes » que la CGT s’était construites, étaient des viviers de militantisme disponible pour animer son riche réseau d’Unions locales. Il n’y a pas de génération spontanée de militantisme interprofessionnel ; celui-ci provient du militantisme présent sur les lieux de travail, ce qui suppose obligatoirement un nombre important d’adhérents et adhérentes. Une autre raison tient aux évolutions des modes et des lieux de vie, et d’habitat du salariat qui rendent parfois plus difficiles les moments propices à la rencontre et à la discussion, et les mécanismes moléculaires où « passe » la présence du syndicalisme. Mais les difficultés actuelles et persistantes de la CGT avec ses UL tiennent aussi à son immobilisme interne, son incapacité à s’engager résolument vers des évolutions importantes de ses formes d’organisation (UL, UD, fédérations) et du lien entre elles. C’est là un facteur déterminant et qui ne dépend que de la CGT elle-même. Car ce n’est ni le patronat ni l’Etat qui dictent à la CGT ses formes d’organisation.
L’importance stratégique des UL aujourd’hui
Ce qui est réalisé aujourd’hui dans les UL de la CGT est une liste trop longue pour pouvoir faire l’objet d’un simple article. Ce travail serait bien utile ; il devrait être fait collectivement. On portera donc ici le regard sur quelques points particuliers, parmi beaucoup d’autres, tant le champ d’action possible d’une UL est large, par définition.
→ Juridique. Dans le constat sur la situation des UL de la CGT, la question du juridique tient une place récurrente. Les réactions sont très contrastées. On a des UL qui, par défaut de militant∙es, se concentrent essentiellement dans le renseignement et la défense du droit du travail, notamment par la constitution de dossiers pour les Conseils de prud’hommes. A l’inverse, on a des UL qui ont décidé, parfois par des décisions collectives entre les UL et l’Union départementale, de sous-traiter la défense aux prud’hommes à un avocat, et de faire, a minima, du simple renseignement et de la constitution du dossier. Cette décision de quasiment laisser de côté une activité classique des UL de la CGT est parfois justifiée par la volonté de concentrer les forces militantes sur le développement syndical, face au constat réel d’un comportement très consommateur des salarié∙es sollicitant l’aide juridique de l’UL.
D’autres UL tentent de trouver un équilibre par une pratique où la défense syndicale aux prud’hommes se fait le plus collectivement possible, où elle ne va pas prendre l’essentiel des forces, où elle est utilisée pour développer une culture juridique de base des équipes syndicales. Cet aspect est important, car il y a un enjeu dans les rapports, dans de nombreuses PME, entre les représentant∙es du personnel et la direction : le juridique y joue très souvent comme un argument du patron qui va écraser une équipe syndicale. Mais avoir une activité juridique maîtrisée est aussi un moyen de construire et de maintenir la place de l’UL parmi les salarié∙es qui la sollicitent, d’expliquer l’enjeu d’être et de rester syndiqué∙e, même quand on travaille dans une TPE/PME. Et parfois, cela arrive, on permet l’apparition de militants et militantes.
Enfin, partir à la conquête des déserts syndicaux, maintenir des bases dans ces secteurs, ne peut se faire sans pouvoir répondre sur des questions juridiques auxquelles sont confrontées, au quotidien, les équipes syndicales sur les lieux de travail. Ce ne sont pas les fédérations professionnelles, quasiment inexistantes dans les territoires, qui pourront être sollicités très régulièrement pour des réponses nécessairement rapides.
→ Développer les alliances locales. De nombreuses UL de la CGT ont tissé des liens autour d’elles, non seulement avec d’autres organisations syndicales, comme Solidaires ou la FSU, mais aussi avec des associations qui agissent sur des questions comme le transport, le logement, la présence des services publics, l’antiracisme, les violences policières, le féminisme, l’antifascisme, l’écologie, la LGBTphobie, etc. C’est là, la base de ce que la CGT fait à des niveaux plus généraux, dans le département, la branche professionnelle ou national. Parfois, ces liens se traduisent par l’existence de collectifs locaux qui font vivre des réseaux de solidarité sur un territoire. La CGT dispose aussi d’outils internes qui sont bien souvent trop peu, ou pas du tout, utilisé dans cet axe qui consiste à tisser des alliances avec le « mouvement social ». Ces outils sont son association de consommateurs, INDECOSA-CGT, mais aussi L’Avenir social, association de solidarité de la CGT qui n’est malheureusement pas du tout mobilisée dans ce sens. Bien des choses pourraient être développées avec ces deux associations.
→ Développer les liens avec le professionnel. Régulièrement, lors des débats au Comité confédéral national de la CGT, qui regroupe les Unions départementales et les fédérations professionnelles, sont pointés les trop faibles liens entre les dimensions interprofessionnelle et professionnelle au niveau des territoires. Ici, on trouve des UL qui sont en capacité de tisser ces liens, lorsqu’elles sont le lieu où se construisent des coordinations (formation, entraide, etc.) sur des sujets comme les luttes et négociations sur les salaires par exemple. Mais aussi, lorsqu’il s’agit de devenir le camp de base pour partir à la conquête de déserts syndicaux que sont les TPE/PME, les secteurs féminisés, les salarié∙es subissant la précarité, l’auto-entreprenariat comme faux salariat (exemple : les syndicats de livreurs et livreuses à vélo), etc. Dans toutes ces situations, les UL, comme les Unions départementales, sont confrontées à la faiblesse de la grande majorité des fédérations professionnelles de la CGT (une trentaine) sur les territoires. Non par manque de volonté, mais par manque de moyens. Ce qui pose la question des évolutions internes nécessaires. Cependant, coordonner localement des luttes sur les salaires en dépassant les barrières fédérales, comme dans l’industrie par exemple, est tout à fait possible, et est une expérience qui pourrait donner lieu à un bilan intéressant, et alimenterait le débat au sein de la confédération.
→ Un local, des permanences et tenir la rue. Disposer d’un local est un point incontournable pour faire vivre une UL ; c’est une évidence : sans quoi l’organisation de permanences pour les syndicats mais aussi pour les salarié∙es devient impossible. Les situations sont ici très variables, sur la qualité des locaux (surface, localisation, etc.). Mais ce qui est général, c’est la situation très fragile des locaux des UL. Depuis maintenant plusieurs années, des municipalités, pour des raisons de spéculations immobilières, mais aussi pour affaiblir le syndicalisme, mettent en cause les situations « acquises », où le local est mis à disposition en contrepartie d’un loyer plus que symbolique. Des syndicats, pas seulement la CGT, sont alors mis devant les tribunaux, des tentatives d’expulsion sont engagées. La situation est grave, et elle pointe le paradoxe d’un manque d’indépendance financière face aux pouvoirs locaux. Disposer de ses propres locaux serait un objectif à atteindre, mais qui sera très difficile à obtenir. Des UL mettent aussi en œuvre des permanences « décentralisées » en se rendant là où vit la population, car elle est trop éloignée du local de l’UL. Cela demande de gros efforts militants, mais c’est l’occasion d’une grande inventivité des équipes d’UL, et cela permet de lutter contre les effets de modes de vie et d’habitat actuels négatifs pour développer du collectif. C’est un axe qui entre dans une stratégie de reprendre pied dans de très nombreux lieux de vie populaires, parfois désertés par le syndicalisme depuis des décennies, pour y assurer une présence régulière, tisser des liens avec les associations locales, et former des militants syndicalistes qui habitent ces lieux.
→ Formation syndicale. En plus de la mise en œuvre des formations de base de la CGT, les UL développent toute une série de formations sur des thèmes très variés : fiche de paie, contrat de travail, négociations, rédaction de tracts, etc. Il y a une grande diversité et d’initiatives dans ce domaine, et c’est là une école de formation de militants et de développement de liens d’une grande richesse. Cependant, les contenus classiques des formations de la CGT, comme la formation de base, mais aussi les formations à un mandat (CSE, représentant∙es dans les organismes de la Sécurité sociale, conseiller∙es prud’hommes, animation de syndicat, délégué∙e syndical∙e, etc.) ont, tous, une caractéristique commune : l’absence, ou presque, de la place de l’UL. Ce qui ne contribue pas à lutter contre l’enfermement technique dans un mandat, ou dans l’entreprise. Il y a là un domaine important où la situation doit évoluer.
Les énergies militantes présentes dans les Unions locales de la CGT sont un des points d’appui sans lequel la confédération ne pourrait exister. Mais aussi sans lequel elle ne pourra s’implanter de nouveau massivement dans le salariat réel, d’aujourd’hui, dans toute sa diversité.
⬛ Michel Tommasini
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