Celle qui n’était pas sage. Entretien avec Geneviève Legay
Quatre années ont passé depuis que Geneviève Legay, « celle qui n’était pas sage » [1], a été agressée par la police en manifestation. Elle a désormais 77 ans, et le procès des responsables de la charge n’a pas encore eu lieu. Les séquelles de son traumatisme crânien ont entraîné une accélération de son vieillissement, et une perte de cette autonomie qu’elle chérit tant. Entretien chez elle, autour de ses fatigues, de ses colères, et de cette certitude malgré les épreuves : « Il faut faire la révolution, tout le temps ! » [1] Geneviève Legay, Celle qui n’était pas sage, éditions Syllepse, 2019
Philémon « Mačko » Dràgàn a toujours 29 ans. Il se définit comme activiste anarcho-taoïste, prolo-punk-à-chat et journaliste indépendant. Il fait partie de l’équipe du mensuel niçois dubitatif Mouais (abonnez-vous). Son chat noir et lui vivent à Nice.
Nice, place Garibaldi, le samedi 23 mars 2019. A la veille de l’accueil en grande pompe du dictateur Chinois Xi Jinping par Emmanuel Macron, et en plein mouvement social des Gilets jaunes, une foule clairsemée -moins nombreuse que les forces de l’ordre- se rassemble pour manifester son indignation. À la manœuvre, mégaphone à la main, ceint de son écharpe bleu-blanc-rouge, le commissaire divisionnaire Rabah Souchi, qui sera par la suite mis en examen pour « complicité de violence » [1]. Car ce jour-là, contre une foule pacifique, la police fera preuve d’une brutalité féroce. Dès 11h, les premières arrestations commencent -dont celle de l’auteur de ces lignes, qui a fait partie de la première fournée [2]. Et, à 11h40, lors d’une charge à laquelle les gendarmes présents refusent de participer, Geneviève Legay, 73 ans, militante d’ATTAC bien connue et aimée ici, tombe au sol, le crâne fracassé. Les street médics sont empêchés d’intervenir, puis… arrêtés ; j’en retrouverai un dans ma cellule.
Commence alors le feuilleton de l’affaire d’État Geneviève Legay. On apprend que l’enquête sur cette agression a été confiée à la commissaire Hélène Pedoya, qui n’est autre que la compagne de Souchi, et qui de plus était elle aussi présente ce jour-là pour assurer le supposé « maintien de l’ordre ». Alerté sur ce point, le procureur général de Nice, Jean-Michel Prêtre, assure dans un premier temps auprès de Mediapart [3] « ne pas voir en quoi cela pose problème. » Il sera rapidement avéré que ce même procureur, qui avait affirmé que Geneviève n’avait « pas été en contact avec les forces de l’ordre », avait assisté à toute la scène depuis le Centre de supervision urbain (CSU) et donc sciemment menti pour, dira-t-il, « couvrir » le président de la République. Les pouvoirs locaux évoqueront ensuite un « plot » qui serait responsable des blessures, quoique la flaque de sang dans laquelle baignait la militante n’ait pu être causée que par un coup de matraque adressé à la verticale. Et Macron enfoncera finalement le dernier clou en affirmant, dans les colonnes du New Yorker, que Geneviève était allée manifester « avec des activistes, allant, honnêtement, vers des policiers au pire moment de la crise » -comprendre : elle l’avait quand même bien cherché.
Le vendredi 24 mars 2023, au lendemain de cette triste date d’anniversaire, qui aura par ailleurs vu, la veille, le commissaire Rabah Souchi revenir aux affaires dans l’encadrement de la manifestation contre la contre-réforme des retraites (poussant nombre de personnes à lui crier « ni oubli, ni pardon ! »), je rejoins Geneviève dans son petit appartement sur les hauteurs du quartier populaire de la Trinité, à l’ouest de Nice. On y retrouve, dans son salon, divers portraits d’elle réalisés par des artistes, et par ses petits-enfants ; une bibliothèque chargée de livres, emplis de « terrorisme intellectuel d’extrême-gauche », comme dirait l’autre. Derrière la porte vitrée, un jardinet magnifique en terrasse, vert et fleuri, qu’elle entretient comme elle peut, mais pas autant qu’elle le voudrait, me dit-elle. Un chat passe, un magnifique croisé siamois ; celui des voisins, qui aime venir la voir. Après avoir mangé une succulente tourte à la crème fraîche et au chou fleur, ainsi qu’un peu de veau avec du riz, et discuté en fumant une clope roulée avec le café, qu’elle se prépare en « jus de chaussette », « comme on faisait à Paris quand j’étais petite, avec beaucoup d’eau et filtré avec une chaussette », nous commençons l’entretien, qu’elle décore de son inimitable accent de Nice, une ville où elle vit depuis ses 21 ans.
Mačko Dràgàn : Peux-tu revenir sur ton parcours militant ?
Geneviève Legay : Quoique venant d’une famille de la droite extrême, ça fait environ cinquante ans que j’ai pris conscience de l’importance de se battre ; pour nos droits, pour garder nos conquis sociaux. J’ai d’abord milité dans des associations de quartiers, de parents d’élèves, puis à la Confédération nationale du logement (CNL). J’étais aussi secrétaire CGT de ma boîte. J’ai commencé cuisinière au foyer de l’enfance des Alpes-Maritimes, puis j’ai refait des études, passé mon bac à 43 ans, et je suis devenue éduc’ spé. Puis j’ai adhéré au Parti communiste français (PCF), où je suis restée 13 ans avant d’en partir car, sans vouloir jeter le bébé avec l’eau du bain, je ne suis plus en accord avec ce parti, quoique je demeure marxiste et communiste. Après ça, j’ai un peu navigué, j’étais orpheline… et je me suis dirigé vers les groupes « alternatifs ». J’ai adhéré à ATTAC en 1998 ; je savais bien que c’était une association réformiste, mais je me disais qu’on pouvait quand même changer des choses par ce biais-là. J’ai aussi rejoint Artisans du Monde, car pour moi le commerce équitable est ce qui devrait régir le monde, en permettant à tout un chacun de subvenir à ses besoins vitaux. D’ailleurs, j’ai ensuite participé aux forums sociaux départementaux, européens et mondiaux, l’altermondialisme étant selon moi le B.A.-BA.
Jusqu’alors je m’occupais surtout du social, et c’est donc là, il y a une trentaine d’années, que j’ai découvert l’écologie. Ma mère était très attachée à la nature, et elle nous a appris beaucoup de choses. J’avais donc déjà cette fibre, mais c’est à ce moment-là que j’ai décidé de vraiment allier le rouge et le vert, notamment grâce à l’enseignement de baba-cools, des néo-ruraux venus s’installer à Saorge [village de la Roya, vallée au-dessus de Nice]. Et évidemment, j’étais aussi dans les luttes pour les personnes en situation de migration, dans les luttes féministes… Quand des gens me demandent pourquoi je fais tout ça, je réponds : mais parce que c’est ça, l’anticapitalisme ! Tout ça est lié, et tous ces fronts sont importants pour faire tomber le capitalisme.
MD : Est-ce que tu as toujours manifesté ? T’es-tu une seule fois posé la question d’arrêter de manifester, avec l’âge, la fatigue ?
GL : J’ai manifesté pendant cinquante ans. Au mois de janvier 2023, j’ai eu un énorme coup de déprime. Ça a fait comme un mille-feuille de choses inacceptables… J’ai donc arrêté de militer, de manifester pendant deux mois. Là, j’ai repris, mais je vais quand même lever le pied. J’ai une grosse perte d’autonomie à cause de ma DMLA, la Dégénérescence maculaire liée à l’àge, qui est une maladie dégénérative de la rétine ; je me dirige donc vers la cécité, d’autant que ma DMLA n’est pas du tout soignable. Il y a là-dedans une partie génétique, et tout le monde dans ma famille, à partir de 60 ans, a eu ça. Mais comme c’est dû à la vieillesse, et que tous les experts me disent que ma vieillesse a été accélérée par l’agression policière -je tiens à ce terme, hein-, je me dis que ça a dû aussi accélérer ça. Donc voilà ; je ne serai jamais aveugle, mais je n’arrive plus à lire, faire à manger, c’est compliqué, alors que c’est mon dada, je ne reconnais plus les gens… Et ils m’ont quand même touché les neurones ! J’ai eu cinq fractures, et un traumatisme crânien très grave. J’étais déjà suivie pour le cœur, et à cause de ce traumatisme, si on doit m’opérer, ça ne sera pas possible…
Je suis quand même restée 48 heures avec mon pronostic vital engagé. Ils ont dit à mes filles que j’allais mourir… Et trois jours après, ils les ont appelées pour leur dire « votre mère, elle est costaud de chez costaud, on a jamais vu ça ! » (rires). Il y a même un expert qui m’a examinée pendant une heure, puis il m’a regardé dans les yeux, et il m’a dit : « Madame, comment ça se fait que vous êtes en vie ? » Comme ça. Je suis une miraculée ; je n’aurais pas dû m’en sortir. Tu sais, je crois que c’est ma pulsion de vie… J’avais envie de vivre, je sais pas. Mais ces derniers mois, quand j’étais déprimée, je me suis quand même dit que ça aurait été mieux que je meure ce 23 mars. Je ne trouvais plus de sens à tout ça. Il arrive un moment dans la vie où tu as l’impression d’être, je vais dire un mot fort, même si ça n’est pas vraiment ça, comme un déchet. Avant cette agression, je sortais avec mes filles, je faisais plein de choses. Dans ma tête, je n’avais pas 73 ans ! Et là, ça a freiné mon dynamisme. En plus des séquelles, il y avait toute la partie médiatique, très dure à porter… Et en janvier de cette année, donc, j’ai eu ce coup de barre. Car au-delà de l’agression, tu sais, pour tous les gens de mon âge, c’est pareil ; on a l’impression de déranger.
MD : C’est vrai que dans notre société, on l’a encore vu récemment avec le scandale des EHPAD, les personnes âgées sont souvent reléguées au second plan.
GL : Voilà, on se retrouve seul∙es. La solitude ne m’a jamais dérangé, mais encore faut-il être autonome. Et du jour au lendemain, je me suis retrouvée dépendante de tout le monde. Mais je ne suis pas la seule dans ce cas, loin de là !
MD : Peux-tu nous rappeler brièvement pourquoi tu manifestais ce jour là et le contexte sur la place, ce qu’il s’est passé pour toi ? J’ai été arrêté tôt…
GL : Il faut d’abord bien noté que je ne suis pas seule à avoir subi des violences ce jour-là ; L’après-midi a été très brutal, aussi ; y compris donc à la manifestation de 14 h à la gare, qui était déclarée et acceptée, mais ça n’a pas freiné Souchi. Il les a fait poursuivre, il y a eu une oreille arrachée, une épaule démise, etc. Et je tiens aussi toujours à rappeler que la violence policière est quotidienne dans les « banlieues », comme on dit, que Zineb Redouane a été tuée par un tir de grenade lacrymogène dans son appartement le 1er décembre 2018. J’ai intégré le réseau Vérité et justice, le comité de famille des victimes, et ces familles sont hélas nombreuses, car il ne faut pas oublier qu’il y a de 25 à 30 victimes par an ! Si je gagne mon procès, ça pourra les aider, et contribuer à ce que ce que ces gens obtiennent justice.
Sur les circonstances de ce 23 mars… Tout se passait bien ! Tout était calme, j’étais là, avec mes amies Khadija et Florence, et on s’apprêtait à partir manger avant de rejoindre la manifestation à la gare. Moi, conne, j’ai voulu faire un dernier tour de drapeau, comme une majorette (rires). Puis soudain, je me suis demandé « mais qui donc est derrière moi ? », et je vois de grands costauds casqués ; naïvement, je continue à leur tourner le dos, me disant qu’il ne peut rien m’arriver, je ne fais rien, j’ai juste mon drapeau de la paix… Et je me suis réveillée à l’hôpital. Ce qui est très ironique, sachant que je descendais ce jour-là dans un but précis : défendre la liberté de manifester, bien mise à mal depuis Manuel Valls, qui dès 2016 avait annoncé vouloir interdire des manifestations. Avec la répression des Gilets jaunes, on avait atteint des sommets. J’ai donc passé ma matinée à crier pour mon droit à manifester. C’était mon seul slogan, ce jour-là.
MD : Quand tu as eu connaissance de la petite phrase de Macron qui t’a souhaité « un prompt rétablissement, et peut-être une forme de sagesse », qu’est-ce que tu en as pensé, quelle a été ta réaction ?
GL : Je me suis dit : « Pauvre type ». Et j’ai pensé que c’est lui qui devrait être un peu plus sage. Comme je compte bien le dire à la barre : « Monsieur, madame la juge, vous trouvez ça normal qu’un président en exercice vous retire votre citoyenneté ? » Parce qu’en prononçant cette phrase, c’est ce qu’il a dit. A 73 ans, je n’aurai pas dû être dans la rue, à exercer mon droit inaliénable de manifester ? Mais jusqu’à ma mort, j’y serai ! Donc j’avais la colère sur ça, et qu’il parle de moi sans savoir qui j’étais, et c’est pour ça que quelques jours après, quand j’ai été un peu plus en état, je lui ai envoyé un petit gilet jaune et un drapeau de la paix, tricotés avec tous les restes de laine que j’avais chez moi, pour lui montrer que je ne faisais pas que militer (rires)… Il aurait vraiment dû se la fermer. Il ne sait qu’être condescendant. En plus, le procureur a quand même avoué, des mois plus tard, qu’il avait menti pour protéger Macron. Il a été muté à Lyon, mais pas condamné. Comme Souchi, qui est toujours mis en examen, mais qui est de retour dans nos manifestations aujourd’hui, après simplement deux mois à Cannes. Mais Ludovic Fayolle, le policier lanceur d’alerte, lui [son témoignage a permis d’éclaircir les conditions de l’agression de Geneviève], il a tout perdu, et il vient à peine je crois de retrouver du travail.
MD : Y-a-t-il eu, en plus des nombreuses pressions, une infantilisation te concernant lors des auditions par la police ? à l’hôpital ou plus tard ?
GL : Déjà, à l’hôpital, j’avais un vigile qui me surveillait 24 heures sur 24, comme si j’étais, quoi ? Une terroriste ? Et les soignant∙es avaient interdiction de me parler. Mais ce n’est pas encore le pire ; le pire, je vais te le raconter. J’ai été agressée à 11h40, et je suis sortie du coma à 18h30. Et le matin, à 7h32 précisément, je le sais car ça apparaît dans les PV, deux policiers se présentent dans ma chambre. Ils viennent me demander : « Madame, c’est bien le journaliste cameraman qui vous a bousculé ? » Moi, je n’ai pas l’esprit très clair, mais je réfléchis, et je leur dis « écoutez, je ne crois pas, pourquoi il aurait fait ça ? » Ils s’en vont parce que moi, à ce moment, je ne faisais que vomir, à cause du traumatisme crânien. Quelques temps après, je ne sais pas combien, arrivent deux autres policiers. Même question : « Madame, c’est bien le cameraman qui vous a fait tomber ? » Je leur réponds que j’ai déjà dit à leur collègue que je ne vois pas pourquoi un journaliste de FR3 m’aurait fait tomber. Ils repartent, toujours à cause des vomissements. Et encore plus tard, arrivent cette fois-ci deux policières. Même question, encore, et à nouveau je leur dis que non. Tout ça pour, juridiquement, nommer un autre coupable. Tu te rends compte, ce genre de pressions, alors que je sortais tout juste du coma ?
MD : Finalement, c’est devenu un quasi-scandale dans la police, scandale d’État que cette violence policière que tu as subie, même si les conséquences n’ont pas été à la hauteur. Comment l’analyses-tu ?
GL : Oui, c’est une affaire d’État. C’en est une par rapport à tous ces mensonges, à tous ces camouflages, du préfet, du procureur, d’Estrosi qui a inventé qu’on avait des boules de pétanque, des street médics qui ont été empêchés puis arrêtés. Ma lassitude vient aussi de ça, avec ce procès qui n’arrive jamais… Arié [Alimi, avocat de Geneviève avec Me Mireille Damiano], s’est également occupé de l’affaire Rémi Fraisse. Depuis 2014, ça dure, presque dix ans, et rien ! Tu te rends compte ? Où je serai, moi, dans dix ans ? C’est fou, et c’est fatiguant.
MD : Qu’as-tu appris de tout ça ? Quelles forces tu en as tiré, ou pas ?
GL : Ce que j’en ai appris, c’est que je croyais en la justice de mon pays, et que maintenant, je n’y crois plus du tout. Je te dis comme je le pense, quand je vois un Éric Dupont-Moretti qui est mis en examen et reste ministre de la justice, quand je vois un Kohler, mis en examen, toujours là, quand je vois un Habbad, qui a violé, enfin qui est accusé par plusieurs femmes, et qui est député. Et ce que j’en ai tiré (soupir) … Rien.
MD : Même pas une colère, un moteur de lutte supplémentaire ?
GL : Même pas. Je ne sais pas. Pendant 3, 4 ans, j’ai eu la pêche, je voulais rester là, leur prouver que malgré tout, j’étais une femme debout, mais là, ces derniers mois… Je ne sais pas quoi dire, je suis fatiguée, impuissante face à cet État autoritaire et violent. Mais allez, on ne va pas rester là-dessus. Je suis debout, encore, je sais que sans lutte, on n’a rien, je revendique ma classe sociale de prolo, et je dis qu’il faut se battre. Pour tout. Parce qu’il n’y a que comme ça qu’on peut rester debout. En se battant. On le voit en ce moment, avec le combat pour les retraites. Même si moi, tout de même, j’aimerais qu’on enclenche sur autre chose, qu’on voit au-delà des retraites, merde ! On n’est pas à la hauteur. On dort sur nos lauriers, alors qu’il nous faut une révolution, il nous faut une révolution sans arrêt. Je ne sais pas, depuis deux mois et demi, par exemple, on aurait pu avancer d’autres pions que les 60 ans… Et moi, la « valeur travail », pff… J’ai toujours milité pour la semaine de 20 heures !
⬛ Geneviève Legay – Propos recueillis par Philémon « Mačko » Dràgàn
[1] Il est cependant toujours en fonction.
[2] Récit de cette garde à vue sur le blog Mediapart de Mačko Dràgàn, Ni égards ni patience : « Je suis un émeutier », 24 mars 2019.
[3] Voir leur dossier consacré à l’affaire : www.mediapart.fr/journal/france/dossier/affaire-legay-un-mensonge-d-etat
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